« Proust, roman familial » de Laure Murat

Chez Laure Murat, Marcel Proust fait partie de la famille. Non seulement parce qu’elle descend de cette aristocratie qu’il a tant dépeinte dans « À la recherche du temps perdu », mais aussi parce que ses propres arrières-grands-parents recevaient l’écrivain à leur table et le fréquentaient dans les salons parisiens. Quand Laure lut la Recherche à l’âge de 20 ans, elle eut l’impression de rencontrer des membres de sa famille dont elle avait entendu parler toute son enfance. Par le jeu des alliances où Proust mêle à plaisir les noms réels et les noms inventés, Laure Murat peut même en toute plausibilité adjoindre à son arbre généalogique les inoubliables mais néanmoins fictionnels « tante Oriane et oncle Basin » (le duc et la duchesse de Guermantes).

Mais s’il ne s’agissait que de cela, si l’autrice du présent texte se gargarisait de noms à particules et d’hôtels particuliers, si elle capitalisait sur le « proustige » (un terme forgé par Nicolas Ragonneau, dont je découvre à l’instant le très amusant blog Proustonomics, dont le dernier article est justement un billet commis par Laure Murat sur la « bibliothèque proustienne idéale » 😍) (ça fait beaucoup de « dont » 🙈), ce livre ne serait au fond qu’une pochade complaisante. Rien qu’une belle démonstration de « stéphanebernisation », comme dirait Ragonneau dont je vais bientôt ratisser le blog, je le sens.

Or l’essai de Laure Murat est tout l’inverse. Intelligent et remarquablement bien écrit, il montre combien lire Proust a été un « puissant outil de désaliénation sociale » dans sa vie. La lecture de la Recherche l’a en effet dessillée sur son milieu d’origine, une caste qui préserve jalousement son art de vivre et ses prérogatives contre vents et révolutions, entretenant des codes non-dits connus des seuls initiés afin de sembler flotter hors de portée des simples mortels. Proust vient jeter un grand coup de pied dans la fourmilière aristocratique en dévoilant tous les rouages de ce théâtre de pures formes « dansant sur du vide ». En ce sens, Proust l’a même « consolée » lors de sa rupture avec sa propre famille.

Mais elle dit aussi comme ce roman centré sur le microcosme du « Grand monde » parisien de la Belle Époque peut parler en tout temps à tout le monde, de l’Alaska à Tombouctou, tant il est une fabuleuse « tour de Babel » où chacun y retrouve un peu de soi. Proust offre les lunettes pour comprendre le mille-feuille de l’âme humaine tout comme le ballet des interactions sociales, que ce soit dans le cadre d’une cour de récréation ou d’un open-space !

Certains chapitres s’attardent sur l’histoire familiale de l’autrice ou celle de Proust. Il y a notamment un savoureux chapitre sur la présence furtive de Proust dans les archives de la police des mœurs. Dans un autre, elle essaie de retrouver le goût du « temps perdu » en traquant la façon de parler proustienne dans les enregistrements de Jean Cocteau et Paul Morand à la télévision française des années 1960, où ils imitaient la façon de parler « sinueuse et autoritaire » de l’écrivain qu’ils avaient bien connu. Comme l’autrice je suis fan de ce genre de « doubles saltos arrière » dans le passé qui me donnent de délicieux frissons.

Cet essai est du genre génial, de ceux qui, partant d’une expérience personnelle, éclairée par une œuvre littéraire, ouvrent à l’universel et font cogiter dans tous les sens (comme l’œuvre de Proust elle-même). Il donne envie d’arpenter la Recherche à nouveaux frais, avec un regard plus aiguisé !

PS : dans sa démarche, cet essai ressemble à celui de Lola Lafon sur Anne Frank. La concomitance (fortuite) de ces deux lectures m’a donné envie de les comparer. Ces deux essais font résonner une histoire personnelle et familiale à l’aune de la vie et de l’œuvre d’un écrivain. Dans les deux cas, ç’a même été une forme de thérapie. La grande différence réside dans les milieux sociaux aux antipodes des deux autrices. Si Laure Murat descend du grand arbre généalogique pluri-séculaire de l’aristocratie (dont les membres peuvent tous « se rattraper aux branches »), Lola Lafon descend de lignées juives d’Europe de l’est dont « l’arbre généalogique a été arraché » par les persécutions. Par conséquent, autant Laure Murat cherche à faire le deuil de son milieu d’origine en lisant et relisant Proust, autant Lola Lafon part en quête des moindres indices lui permettant de reconstituer l’histoire hachée de sa famille et de ceux qui lui ressemblent. À la fin, ça fait deux livres beaux et poignants, à la fois riches d’informations sur une œuvre littéraire et pleins d’enseignements sur la nature humaine.

« Proust, roman familial » de Laure Murat, éd. Robert Laffont, 2023, 251 p.

Les Bourgeois, d’Alice Ferney

Detail

Ils sont dix, nés d’Henri et Mathilde Bourgeois, dans le Paris de l’Entre-deux-guerres. Bourgeois ils le sont par leurs moeurs, leurs idéaux, leur éducation, axée sur l’effort et l’honneur (notion pourtant considérablement mise à mal au cours du XXe siècle). Ils vivent les événements contemporains de façon parfois décalée, avec leur propre rythme et les lunettes de la classe sociale à laquelle ils appartiennent, mais ils débordent de vitalité et tracent leur chemin avec droiture « aux places favorites de la société bourgeoise – l’armée, la médecine, le barreau, les affaires » nous dit la quatrième de couverture.

De plus en plus, les Bourgeois vivaient à contretemps, qui faisaient des enfants comme si la chose allait de soi. (p. 410)

Cette force vitale va les aider à surmonter les remous et traumatismes de l’histoire (la petite comme la grande) : le deuil de la mère, qui meurt en donnant la vie à son dixième enfant durant la Drôle de Guerre ; la guerre justement qui bouleverse les plans d’avenir et confronte à l’horreur et à la perte ; les accidents ; les blessures d’enfance ; la décolonisation ; mai 68 et ses suites… À leur tour ils se marieront pour la plupart, et certains auront même beaucoup d’enfants, quoique moins que leurs parents. Et puis ils deviendront grands-parents, et certains achèveront leur vie terrestre dans le temps du roman.

Je me demande toujours si vraiment l’on se prépare à la mort. Il paraît que cette idée répandue est un leurre : la mort serait si étrangère à la vie qu’on ne pourrait en réalité la penser et qu’il ne servirait à rien de l’apprivoiser, ce que l’on apprivoise d’elle n’étant jamais elle. (p. 13)

Sur cette valse du cycle de la vie (naissance, vie, mort), Alice Ferney donne le point de vue d’une narratrice impersonnelle – qui pourrait bien être elle – alternant entre le présent et le passé. Cela donne une profondeur particulière à l’exercice de la biographie familiale, et en même temps décentre l’attention du moment « où les choses se font » pour nous donner à considérer la brièveté d’une vie humaine, même quand elle dépasse son terme admis. Car le roman commence avec la mort de Jérôme en 2013, le septième de la fratrie, et procure particulièrement le ressenti de Claude, son cadet immédiat, face à cette mort subite.

Elle savait comment la vie passe sur les hommes à la manière d’un vent si fort qu’il les pousse en avant sans qu’ils s’en aperçoivent, croyant demeurer immobiles, inchangés, immortels. Le vent du temps avait soufflé. Le petit garçon qui dans la cour des Invalides avait reçu la Légion d’honneur au nom de son frère défunt était aujourd’hui capitaine et prêt à mériter la même décoration. La guerre était de tous les temps. Elle était pour l’éternité le noir élixir de l’histoire. (p.139)

La narratrice remonte ensuite dans le passé, à la racine de cette nombreuse fratrie, et tout d’abord aux parents, Henri et Mathilde, nés à la toute fin du XIXe siècle, marqués par la Grande Guerre et mariés au lendemain de celle-ci. Elle s’efforce de faire comprendre au lecteur la mentalité patriotique de l’Entre-deux-guerres, qui faisait qu’une femme de la bonne bourgeoisie acceptait, à quelques exceptions près (tout le monde n’est pas Beauvoir) que son seul horizon soit le mariage et l’éducation des enfants. Cela était sous-tendu par un catholicisme empesé et strict (mais aussi intellectuel et doué de générosité) qui fournissait des repères pour toutes les situations de la vie. Le recul que procure le regard du présent sur le passé permet de mesurer l’écart entre le mode de vie de cette époque (pas si lointaine…) et la nôtre, ce qui peut susciter l’effarement. Mais la subtilité de la plume d’Alice Ferney est aussi de savoir considérer avec tendresse et respect « l’Autre », y compris celui qui est relativement éloigné dans le temps, par le truchement du dialogue entre sa narratrice et le vieux Claude, attaché aux modèles culturels de son enfance.

Six sont morts et les quatre autres ont passé l’âge de faire des projets. J’ai compris ce qu’ils ne savaient pas pendant qu’ils vivaient et mesuré ce que j’ignore. Le secret des autres est immense. (p. 474)

Par cette disposition narrative, mêlant habilement les événements historiques et biographiques, l’autrice nous plonge dans les différentes strates d’une époque, où l’intime côtoie le politique, s’y fond, en est modelé, et vice-versa. La scansion des générations et des époques (autour du pivot que représente la Seconde Guerre mondiale), les répétitions ataviques et les pas de côté arbitraires donnent un rythme empressé, presque galopant, à cette exhumation du « temps perdu ». Paradoxalement cette anamnèse réussit aussi à donner le goût et le sens d’une époque révolue. On se retrouve à la lecture comme devant une photographie jaunie, découvrant « ce qui a été » et n’est plus.

Notre psychisme est ainsi fait que nous oublions. Nous oublions les événements, la forme des journées que nous avons vécues, les pensées que nous avons eues, les sentiments et les humeurs qui nous ont envahis. Ne restent que des impressions sommaires. Le passé devient un grand résumé indistinct. Les dates s’emmêlent, des pans entiers s’engloutissent, et nous ignorons même ce que nous avons oublié. C’est merveille. Sans cette machine à estomper, sans cette sorte de gomme intérieure, nous serions éternellement dans le deuil, le chagrin et l’angoisse. (p.295)

Pour tout dire, en lisant ce livre, j’ai eu l’impression de lire l’histoire de la famille de mon grand père. Tout y est : la famille nombreuse, l’attrait pour le maurassisme, auquel on s’arrache après la condamnation papale de l’Action Française en 1926 (car on obéit d’abord au pape chez ces catholiques convaincus), le côté patron chrétien proche de ses ouvriers, la scolarisation chez les bons pères, les vacances à la campagne, le tennis, les choix professionnels… J’y ai retrouvé un peu de cette veine à la Annie Ernaux ou à la Isabelle Monnin, qui ont soumis leur passé familial au creuset de la littérature dans Les années pour l’une et Mistral perdu pour l’autre. Mais il y a deux différences de taille entre les Bourgeois et les livres des autrices citées : d’une part, Ernaux et Monnin s’attachent à décrire un milieu plutôt populaire, pour le faire accéder à une certaine reconnaissance littéraire, tandis que Ferney sonde un milieu bourgeois (pour faire pardonner ses errements ?) ; d’autre part, Ferney ne dit pas explicitement qu’elle s’inspire de sa famille, ni dans quelle mesure (sa présence-absence dans le roman serait d’ailleurs mon seul petit regret à son propos).

Mais j’ai aussi apprécié, en historienne, le formidable travail historique réalisé par Alice Ferney dans ce roman qui a reçu le prix Historia du roman historique en 2018. Je crois que c’est pourquoi, en plus de sa langue somptueuse enchâssant de manière fluide la petite histoire dans la grande, ce fut une lecture aussi marquante et émouvante que la traversée d’un album de famille…

Le temps filait comme l’eau du monde, la vie avançait comme les fleuves vers leur estuaires. (p. 402)

« Les Bourgeois » d’Alice Ferney, Actes Sud/Babel, 2017, 474 p.

Le côté de Guermantes (I), de Marcel Proust

Le problème, quand on étale une lecture sur un an, c’est qu’une fois terminée, on en a oublié les détails du début. A fortiori quand il s’agit d’une écriture aussi touffue et sinueuse que celle de Proust. Si j’interroge ma mémoire, à la façon du narrateur de la Recherche, sans tricher (= sans regarder le résumé en fin d’ouvrage), la première partie du côté de Guermantes m’apparaît comme l’effort désespéré du héros d’attirer l’attention de la duchesse de Guermantes depuis l’instant inouï où elle lui a souri du haut de sa loge d’opéra (or ses parents louent un appartement dans l’hôtel particulier des Guermantes, les mêmes qui ont leur seigneurie de « l’autre côté » de Combray – par rapport à Swann -, haut lieu des vacances du narrateur dans le premier tome). 

… je me disais que si j’avais été reçu chez Mme de Guermantes, si j’étais de ses amis, si je pénétrais dans son existence, je connaîtrais ce que sous son enveloppe orangée et brillante son nom enfermait réellement, objectivement…

Après Gilberte et Mme Swann, après Albertine, on a l’impression qu’à chaque nouveau « crush » amoureux, il monte plus haut dans l’échelle sociale. Les Guermantes, c’est la grande famille d’aristocrates imbus d’eux-mêmes, considérant tous ceux qui ne font pas partie du cercle très fermé du « faubourg Saint-Germain » comme du vil peuple. Notre jeune narrateur est donc tout déconfit de ne pas réussir à entrer dans l’intimité de la belle duchesse malgré tous ses efforts (tous les jours, il se poste sur l’itinéraire de sa promenade pour être salué d’elle – le lourd !), d’autant qu’il est familier de certains membres de sa famille, comme Robert de Saint-Loup, la marquise de Villeparisis, et même le baron de Charlus. C’est d’ailleurs lors d’une matinée chez Mme de Villeparisis que le narrateur approche un peu plus la duchesse, se fâche avec Saint-Loup, et se fait approcher d’une bien étrange façon par Charlus.

« Mais si » dit-elle avec un demi-rire que les restes de la mauvaise humeur jouée réprimaient, « tout le monde sait ça, un plumitif c’est un écrivain, c’est quelqu’un qui tient une plume. Mais c’est une horreur de mot. C’est à vous faire tomber vos dents de sagesse. »

Au fur et à mesure qu’il entre dans « le monde », le narrateur commence à perdre ses illusions, ce qui fait de la Recherche un texte de plus en plus cynique : l’amour n’est pas absolu, un duc peut s’exprimer plus mal qu’un cocher, un prince ressembler à un « concierge alsacien » et une dame usurper un nom de famille. Les noms et les choses ne concordent pas forcément, et toute la rêverie poétique du narrateur autour du nom de Guermantes, beau comme un vitrail armorié de la vieille église de Combray (qu’il voit orangé et moi vert-menthe), doit s’incliner devant une réalité plus prosaïque, donc forcément décevante. 

Nous travaillons à tout moment à donner sa forme à notre vie, mais en copiant malgré nous comme un dessin les traits de la personne que nous sommes et non de celle qu’il nous serait agréable d’être.

Il n’y a qu’avec Charlus que le narrateur garde encore sa naïveté. Il ne perçoit pas le sous-texte de son attitude alambiquée, qui oscille entre une arrogance démesurée, un souci extrême du regard des autres et une familiarité parfois presque obscène. Si le lecteur est au courant des « tendances » (cachées) de Charlus, le décalage entre l’innocence du narrateur, les non-dits de son entourage et le double sens de certaines affirmations de Charlus a de quoi faire sourire. 

Toute la scène mondaine chez Mme de Villeparisis est d’ailleurs remplie d’humour (et tant mieux, parce qu’elle est bien longue), mais d’un humour qui tourne vite au grinçant. Et ça, ça tient au contexte délétère de cette fin de siècle. La plupart des références politiques et culturelles de l’époque me sont passées au-dessus, mais celle qui est centrale, l’affaire Dreyfus (l’Affaire, comme on aurait dit), m’a particulièrement marquée. Je ne suis pas en général prompte à me scandaliser, et pourtant, à plus d’un siècle de distance, l’attitude de la coterie Guermantes à l’égard des juifs, matérialisée par le mépris ouvert que suscite Bloch, camarade juif du narrateur, m’a paru singulièrement abjecte. Le seul à relever l’honneur si l’on peut dire, c’est Saint-Loup, ardent dreyfusard, mais on peut supposer qu’il prend le contre-pied de sa famille par pur esprit de contradiction. Bref, on sent ici le vécu personnel de l’auteur à l’égard de l’antisémitisme qu’il a pu croiser maintes fois dans la « bonne » société.

« Vous n’avez pas tort, si vous voulez vous instruire, me dit M. de Charlus après m’avoir posé ces questions sur Bloch, d’avoir parmi vos amis quelques étrangers. » Je répondis que Bloch était français. « Ah ! dit M. de Charlus, j’avais cru qu’il était juif. »

Mais il y a aussi de très belles pages dans le Côté de Guermantes, profondes et justes, de cette finesse et de cette densité qui me fascinaient tant dans « Combray », la première partie du premier tome. J’ai aimé toutes ses réflexions sur les sensations, comme le son et l’absence de son, ou les « auras » de certaines personnes, mais aussi sur le sommeil, sur la dissociation entre l’espace et le temps provoquée par le téléphone. On retrouve toute l’ambiance intellectuelle de l’époque, Einstein, Bergson, Freud (même s’ils ne sont pas cités nommément – mais Charcot l’est).

Il en est du sommeil comme de la perception du monde extérieur. Il suffit d’une modification dans nos habitudes pour le rendre poétique…

Symbole du vert paradis de l’enfance, la chère grand-mère du narrateur a sa première « petite attaque » à la toute fin de ce tome, et ne va pas tarder à tirer sa révérence. Mais elle finit en beauté en comparant la « dame pipi » du bois de Boulogne qui trie ses « clients » à la société des « Guermantes et petit noyau Verdurin », tout en citant Molière et Mme de Sévigné. Et ça, c’est du grand art ! 

Voilà, je n’ai pas poursuivi sur la seconde partie du roman car j’avais envie de passer à autre chose, mais je sais bien que prochainement, l’envie me reprendra de lire Proust (une vraie drogue).

Et les autres, ils en pensent quoi ?

C’est un excellent tome pour Red Blue Moon, le livre du désenchantement pour La vie errante, un épisode addictif comme celui d’une série malgré ses lenteurs selon Le Colibri, un roman passionnant pour F., et Keisha l’a relu. (Je me rends compte à ce propos que je ne suis pas la seule à lire un tome de la Recherche par an, et cela me fait plaisir d’appartenir à cette petite secte de proustomanes invisibles) (bon c’est pas le petit noyau Verdurin ni le salon des Guermantes, mais c’est mieux !).

« Le côté de Guermantes » de Marcel Proust, préface de Thierry Laget, Folio Classiques, 2003 (1ère édition 1920), 765 p.

A l’ombre des jeunes filles en fleur (#Proust)

IMG_20180522_112026_043Je peux bien l’avouer : j’ai eu un peu peur de commencer ce billet. Par quoi allais-je donc bien commencer, alors que ce deuxième tome de la Recherche, j’en ai démarré la lecture il y a plus de trois mois ? qu’il comporte 632 pages imprimées en petits caractères  ? que la vie intérieure du narrateur a une amplitude intersidérale impossible à rendre compte ?

J’ai eu besoin d’aides-mémoires au cours de ces trois mois de plongée intra-proustienne : j’ai glissé d’innombrables signets entre les pages, j’ai griffonné des notes sur les idées qui me venaient à la lecture, j’ai même publié sur mon fil Instagram les punchlines les plus mémorables de Proust 🤪 !

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Mais tout cela ne suffit pas à faire le tour de cette oeuvre cathédralesque. Telle entreprise reviendrait à vouloir vider l’océan à la petite cuiller. Je m’en vais donc tenter de vous écrire le billet impossible sur cette oeuvre culte que tant d’autres ont commenté avant moi, et mieux. D’ailleurs, c’est aussi un genre en soi que de se recréer son Proust personnel en l’attaquant sous tel ou tel angle. Mais je ne pouvais reculer devant la fatalité de ce billet (la fille qui dramatise son blog) : Proust étant ma grande expérience littéraire du moment, il était inenvisageable que je n’en parle pas ici.

Le plus simple est d’abord de résumer linéairement le livre. « A l’ombre des jeunes filles en fleur » est divisé en deux parties. Dans la première, après avoir enfin vu son idole, la Berma, tenir le premier rôle dans une représentation de Phèdre, le narrateur goûte un plaisir moins platonique avec Gilberte qu’il aime d’amour depuis leurs jeux aux Champs Elysées. Gilberte est la fille de Swann et d’Odette de Crécy, la cocotte adorée dans Un amour de Swann. Sachant que ses parents sont brouillés avec Swann (essentiellement à cause de son mauvais mariage qui l’a déclassé), c’était chaud pour le narrateur de se faire admettre dans sa société. Mais il y parvient, et fait très bonne impression lors de sa première réception chez eux où se trouve également l’écrivain Bergotte qu’il admire tant. Dès lors il est reçu très souvent dans l’hôtel particulier des Swann et, c’est l’extase ! Plus rien ne compte à ses yeux que ces heures passées dans les boudoirs, salons et jardin d’hiver de la maison des Swann. Même les meubles lui semblent dotés d’une aura mystérieuse. Il est non seulement reçu aux goûters que tient Gilberte avec ses amies, mais aussi dans l’intimité de Mme Swann pour qui il éprouve un mélange d’admiration, d’affection et de déférence. D’ailleurs, cette première partie s’intitule « Autour de Mme Swann », et non « Autour de Gilberte » ! Cette relation parallèle à la mère et la fille donne une dimension singulière, un peu trouble, à sa fixation sur les Swann. Quant à Swann lui-même, on ne le voit que passer, mi-indifférent, mi-complaisant envers les relations de sa femme. Mais « la donna é mobile » comme le prétend l’aria et le narrateur sent (peut-être à tort) que Gilberte commence à se lasser de lui. Il prend l’initiative de la rupture, en espérant qu’ainsi elle reviendra à lui, selon la bonne vieille stratégie du « suis-moi, je te fuis ». Mais que nenni ! Gilberte n’en a visiblement que faire de l’arrêt de ses visites, elle ne lui écrit pas les missives enflammées qu’il imagine en rêve. Ici commence des pages et des pages d’interprétations, de suppositions, de désirs contradictoires (il veut et il ne veut pas en même temps que Gilberte renoue avec lui ; il l’aime mais il sait déjà que dans un futur plus ou moins proche il est probable qu’il ne l’aime plus ; il imagine Gilberte lui écrire une lettre d’amour et cela lui procure un plaisir douloureux de ne lui écrire que des banalités conventionnelles pour faire surgir son désir à elle, etc…). Le plus étrange, c’est qu’il continue à honorer Odette de ses visites alors qu’il vient de rompre avec sa fille !

20180328_104132Dans la seconde partie, il a enfin « tourné la page » de Gilberte (et on est très content pour lui d’ailleurs, car tout ce tournicotis autour de la demoiselle commençait légèrement à nous pomper l’air). Il part en villégiature avec sa grand-mère à Balbec.

Balbec, aah Balbec… (Baalbek m’a dit mon père, ce n’est pas une ville au Liban ?) C’est la station balnéaire normande, fictive, mais dont le modèle serait Cabourg, dont il rêvait depuis la fin du 1er tome, car on lui avait dit que ses falaises et son église avaient un petit côté persan (d’où la remarque pertinente de mon paternel je trouve, lui-même normand d’ailleurs) (mais ça n’a rien à voir avec) (je sais). Le pouvoir de l’imagination n’ayant d’égal chez lui que l’intensité de sa déception quand il se heurte à la réalité, le narrateur regrette que les pures lignes romanes de l’église de Balbec-ville soient corrompues par l’enseigne du Café, une affiche électorale et la pointe de sa canne. Trop d’anachronismes pour cet esprit épris d’absolu, qui aimerait percevoir par tous ses pores la Beauté sans la couche de crasse du quotidien. Mais revenons un peu en arrière : après un au-revoir déchirant avec sa môman, le narrateur passe un délicieux voyage en train qui le désaxe de ses sacro-saintes habitudes en froissant son espace-temps (et change ses perceptions) (ça en devient presque psychédélique), puis il arrive un peu perdu sur ce bord de mer normand. Il ne connaît personne, il a peur du directeur de l’hôtel et du groom de l’ascenseur, et cela le fait souffrir, d’autant qu’il se heurte au snobisme des notables provinciaux qui y séjournent. Passages hilarants à la Georges Feydeau sur le notaire et la femme du notaire, le premier président de la chambre et sa femme, le bâtonnier et la femme du bâtonnier qui caquètent entre eux, feignent de mépriser l’aristocratie alors qu’ils sont verts de jalousie quand l’un d’eux est invité chez les de Cambremer, et prennent la princesse de Luxembourg pour une cocotte dépravée : car dans la société des bains de mer, l’échelle sociale est malmenée et des « fils de boutiquier » tiennent le haut du pavé. La grand-mère, elle, n’en a rien à fiche de ne connaître personne, elle en est au contraire fort aise ! Elle peut ainsi lire tranquillement sur la plage les lettres de Mme de Sévigné qu’elle vénère et nous régaler des citations épistolaires de la dame, comme « Je vais être obligée de me servir de tout le courage que tu n’as pas« .

Son petit-fils est aimanté par l’océan, vu ou non à travers les baies vitrées de la salle-à-manger de l’hôtel de l’autre côté desquelles se presse la masse des prolétaires qui observent les riches manger… (des pages superbes, presque impressionnistes, sur la mer, le ciel, la lumière…) (et des considérations presque socialistes sur la séparation des classes sociales). Ils finissent par entrer en relation avec Mme de Villeparisis, une vieille connaissance de sa grand-mère, qui ne voyage jamais sans son armée de domestiques, ses tableaux et ses rideaux qu’elle fait suspendre dans sa chambre d’hôtel ! Elle lui présente son petit-neveu, le jeune, beau et riche marquis Robert de Saint-Loup, qui lui semble si glacial et hautain au premier abord, et qui devient pour lui un ami dévoué, dont l’amitié n’est pas rendue de moitié par le narrateur (cet ingrat !) Il fait également la connaissance de l’oncle de Saint-Loup, le sombre, inquiétant et arrogant baron Palamède de Charlus (rien que le nom vous pose le personnage). Un personnage fascinant, dont on devine à demi-mot qu’il éprouve de l’attirance pour les jeunes hommes, en dépit de la réputation de coureur de jupons que lui prête naïvement Robert de Saint-Loup. A la stupéfaction du narrateur, tous trois font tous partie de la famille de Guermantes, ceux qui possèdent un domaine près de Combray (à l’opposé du côté de chez Swann, cf 1er tome) dont il a tellement rêvé pendant l’enfance… Autre connaissance : il retrouve son ami Bloch, Bloch le lettré, Bloch le snob au parler chantourné, dont l’origine juive le dessert dans ce petit Landerneau normand alors que commence tout juste l’affaire Dreyfus. (Mais horresco referens, Bloch prononce « laïft » au lieu de « lift » !)

« Percer jusqu’à l’air libre en s’élevant de famille juive en famille juive eût demandé à Bloch plusieurs milliers d’années. Il valait mieux chercher à se frayer une issue d’un autre côté. » (p. 385)

Le narrateur mène la belle vie, il festoie presque tous les soirs avec Saint-Loup aux dîners de Rivebelle, et tant pis pour la migraine qui guette, il oublie chaque soir toutes ses précautions d’hypocondriaque (la nuit est jeune, yeah). Il rencontre même le génial peintre Elstir, qui renouvelle le genre de la peinture paysagère en faisant saillir les éléments incongrus du monde extérieur dans la composition de ses tableaux… et réconcilie le narrateur avec la modernité. On en apprend de belles sur les rapports divers et variés d’Odette avec les hommes…

Mais où sont les jeunes filles en fleur du titre, me direz-vous ? Eh bien voilà, elles ne font leur apparition qu’à la fin du livre, une ribambelle de demoiselles toute plus jolies les unes que les autres qui se promènent sur la digue, fraîches et sportives, se souciant comme d’une guigne du reste du monde. Nouvelle extase, nouveaux moments d’anxiété pour le narrateur, qui ne songe plus qu’à une chose : m**** comment je fais pour me faire présenter à ces jeunes filles par quelqu’un d’assez haut placé dans l’échelle sociale de Balbec pour qu’elles aient une bonne opinion de moi ?!! Ça traîne quelques temps, puis la solution est trouvée, inespérée… Et là, il ne sait encore s’il aime Albertine (la brune aux bonnes joues), Andrée (la grande qui a sauté à saute-mouton par-dessus un octogénaire), Gisèle (la blonde au teint de géranium), Rosemonde… ? Mais c’est le pied absolu, ou presque. Car le désir a besoin d’empêchements pour s’entretenir, et ça, Proust nous l’explique mieux que personne.

« … quand je voyais émerger un ovale blanc, des yeux noirs, des yeux verts, je ne savais pas si c’était les mêmes qui m’avaient déjà apporté du charme tout à l’heure, je ne pouvais pas les rapporter à telle jeune fille que j’eusse séparée des autres et reconnue. Et cette absence, dans ma vision, des démarcations que j’établirai bientôt entre elles, propageait à travers leur groupe un flottement harmonieux, la translation continue d’une beauté fluide, collective et mobile. » (p. 438) = La première rencontre avec le groupe des jeunes filles.

Ce que j’aime avec Proust, c’est sa capacité à créer des bulles de sensations, où les petits essais hyper réfléchis sur la condition humaine qu’il parsème tout au long des pages sont en symbiose avec les objets les plus matériels du quotidien, les tics de langage des uns et des autres, les accessoires de mode, les rédactions françaises des amies d’Albertine ou les recettes de cuisine.

« … tandis que nous déjeunions et que, de la gourde de cuir d’un citron, nous répandions quelques gouttes d’or sur deux soles qui bientôt laissèrent dans nos assiettes le panache de leurs arêtes, frisé comme une plume et sonore comme une cithare… » (p. 301) (J’utilise cette citation pour ma prochaine food pic de poisson sur Instagram !)

Il fait montre de très précises connaissances photographiques, psychologiques ou médicales. Il reconstitue un univers en 3D fourmillant, chaque scène riche de détails presque imperceptibles au commun des mortels, plus vrai que nature. Avec lui, on savoure la Belle Epoque, et elle nous semble familière. Quand il achète un portrait de la Berma au marchand d’images, on se revoit collectionnant les posters des Spices Girls (si, si) dans notre jeune temps (ça a duré 6 mois, en classe de 5e, me concernant).

Les objets chez Proust ont une vie propre, ou reconstituée telle par les perceptions subjectives du narrateur. Par exemple, il donne les meubles hérités de sa vertueuse tante Léonie à la tenancière d’une maison close. Dès lors, il ne supporte plus de mettre un pied dans cette maison de débauche, car les meubles « me semblaient vivre et me supplier, comme ces objets en apparence inanimés d’un conte persan, dans lesquels sont enfermés des âmes qui subissent un martyre et implorent leur délivrance » et « J’aurais fait violer une morte que je n’aurais pas souffert davantage » (p. 184) !

En parlant de sa chambre d’hôtel qu’il découvre :

« C’est notre attention qui met des objets dans une chambre et l’habitude qui les en retire et nous y fait de la place. De la place, il n’y en avait pas pour moi dans ma chambre de Balbec (mienne de nom seulement), elle était pleine de choses qui ne me connaissaient pas, me rendirent le coup d’oeil méfiant que je leur jetai et, sans tenir aucun compte de mon existence, témoignèrent que je dérangeais le train-train de la leur. » (p. 292) Et il continue en imaginant que la pendule dit des choses malveillantes sur lui aux grands rideaux violets.

Et plus tard, en croisant trois arbres qui lui rappellent un souvenir, mais il ne sait plus lequel :

« Je crus plutôt que c’était des fantômes du passé, de chers compagnons de mon enfance, des amis disparus qui invoquaient nos communs souvenirs. Comme des ombres ils semblaient me demander de les emmener avec moi, de les rendre à la vie. Dans leur gesticulation naïve et passionnée, je reconnaissais le regret impuissant d’un être aimé qui a perdu la parole, sent qu’il ne pourra nous dire ce qu’il veut et que nous ne savons pas deviner. Bientôt, à un croisement de route, la voiture les abandonna. Elle m’entraînait loin de ce que je croyais seul vrai, de ce qui m’eût rendu vraiment heureux, elle ressemblait à ma vie. » (p. 355)

Ses phrases ne sont pas toujours faciles à lire, on ne l’aime pas forcément pour la beauté de sa prose mais pour la justesse presque infra-consciente de ses observations sur ce qui l’entoure. On s’arrête longuement sur certaines métaphores juteuses pour mieux les savourer. Le plus troublant d’ailleurs, c’est qu’on ne sait pas où commence le personnage du narrateur, sans nom, et où finit Proust lui-même dans cet objet littéraire total, à jamais non-identifié. Il aplatit le temps : avec lui ne subsiste que l’espace, comme une scène de théâtre où se succèdent les scènes, pas forcément dans le bon ordre. Par exemple, ses parents le couvent, l’autorisant avec peine à aller au théâtre, et 100 pages plus loin, il nous parle de ses virées dans les bordels de Paris, alors qu’on l’avait quitté en train de jouer à la dînette (ou peu s’en faut) avec Gilberte.

« Car mon intelligence devait être une, et peut-être même n’en existe-t-il qu’une seule dont tout le monde est co-locataire, une intelligence sur laquelle chacun, du fond de son corps particulier, porte ses regards, comme au théâtre où, si chacun a sa place, en revanche il n’y a qu’une seule scène. » (p. 173)

Avec lui, on explore les arcanes du désir et de l’inconscient. Et l’on se rend compte que la mécanique de l’univers est bien déréglée : nos désirs ne sont jamais accordés au même moment à ceux des êtres qu’ils visent. Il en subsiste une éternelle frustration. Le moi a ses atermoiements et il est solitaire. Cherchant à étreindre l’être aimé, on ne referme ses bras que dans le vide.

« Mais enfin l’éloignement peut être efficace. Le désir, l’appétit de nous revoir finissent par renaître dans le coeur qui actuellement nous méconnaît. Seulement il y faut du temps. Or, nos exigences en ce qui concerne le temps ne sont pas moins exorbitantes que celles réclamées par le coeur pour changer. D’abord, du temps, c’est précisément ce que nous accordons le moins aisément, car notre souffrance est cruelle et nous sommes pressés de la voir finir. Ensuite, ce temps dont l’autre coeur aura besoin pour changer, le nôtre s’en servira lui aussi, de sorte que quand le but que nous nous proposions deviendra accessible, il aura cessa d’être un but pour nous. » (p. 244-245)

Assez étonnamment, et contrairement à ce qu’on pourrait croire, Proust (ou son personnage), ne vit pas pour et par les événements mondains, c’est même un grand introverti qui ne trouve de plaisir qu’en lui-même : « ouverts aux autres, nous sommes dans une certaine mesure fermés à nous-mêmes » (p. 155). Même en compagnie des jeunes filles, il ne jouit de leur présence que comme face à une oeuvre d’art, un tableau en mouvement. Il nous fait rire avec le catalogue exhaustif des défauts que peuvent avoir nos meilleurs amis.

Je peux le dire, la lecture de Proust m’apaise, c’est presque une expérience zen. Proust, ce médecin des âmes, lui qui avait un père et un frère médecins 😉

Ce billet n’aura pas de conclusion, car il y aurait encore tant à dire. Tout comme je ne savais comment le commencer, je ne sais comment le finir. Mais il a déjà débordé du cadre, et mérite de trouver sa fin provisoire ici.

Pour finir, Proust en maître Yoda : « On ne reçoit pas la sagesse, il faut la découvrir après un trajet que personne ne peut faire pour nous, ne peut nous épargner, car elle est un point de vue sur les choses. » (p. 526)

Et vous, Proust ou pas ?

Le billet de Keisha

« A l’ombre des jeunes filles en fleur » de Marcel Proust, t. 2 A la recherche du temps perdu, Gallimard, Folio, 1976 (rééd. 1954), 632 p. 

Marcel Proust, Du côté de chez Swann

Proust et son roman-fleuve-culte A la recherche du temps perdu. Qui ne rêve de l’inscrire à son palmarès de lecteur sérieux ? Quel meilleur marqueur que « la Recherche » pour afficher sa prétention culturelle ? Je l’avoue, longtemps je l’ai vu comme cela, et pour cette raison, il m’effrayait. Je n’aurais pas eu l’idée de commencer à le lire, il y a une petite dizaine d’années, si mon petit frère n’avait pas lui-même lu Du côté de chez Swann dans une édition de la Pléiade s’il vous plaît. Quoi ? Mon petit frère lisait Proust, et moi, la « littéraire-de-la-famille » je n’osais même pas m’en approcher ? Ça ne pouvait plus durer. Saisie de snobisme, j’empoignais donc ledit exemplaire de la Pléiade et, avec surprise, je plongeais dedans avec délice. Mais voilà, au fil de ma lecture j’avais sauté pas mal de passages, et notamment toute la troisième partie, « Noms de pays : le nom » (je crois que ce titre ne m’inspirait guère) pour passer directement au deuxième tome, A l’ombre des jeunes filles en fleur. Puis je l’abandonnais à sa moitié (trop de tournicotages autour de Gilberte m’ayant probablement donné le tournis), et enterrais Proust pour quelques années.

Dernièrement, j’ai voulu recommencer à lire A l’ombre des jeunes filles en fleur, mais je me suis dit qu’auparavant, je gagnerais peut-être à lire enfin la troisième partie du premier tome. Et cette partie, une fois lue (avec un plaisir extraordinaire de me replonger dans cet univers), je me suis rendue compte que je ne me rappelais plus de rien des deux premières parties de Du côté de chez Swann. J’ai donc relu « Combray » et « Un amour de Swann ». Et finalement, j’ai trouvé que ma méthode de lecture, circulaire, correspondait assez bien à la façon d’écrire de Proust, circulaire aussi, où tout se répond, où un détail semé au début peut se trouver un écho, une forme de confirmation dans un autre fait, au milieu ou à la fin du livre.

Par où commencer mes impressions de lecture du coup ? Par son épisode de la madeleine sans doute, si mythique qu’elle s’est convertie en lieu commun : par une bouchée de madeleine, le narrateur adulte revit soudainement un épisode de son enfance. La Recherchec’est donc une archéologie, une expédition destinée à retrouver le continent englouti du temps, la quête de l’Atlantide. Et son vaisseau d’exploration, ce sont les cinq sens et les émotions. La nature aussi, dans laquelle il « lit » à livre ouvert. A ce propos, je vous livre cette phrase qui vaut son pesant de cacahuètes : « Car souvent j’ai voulu revoir une personne sans discerner que c’était simplement parce qu’elle me rappelait une haie d’aubépines… » (!) 😂

Toute la première partie est ainsi un sauvetage de souvenirs que le narrateur – Proust ? La question à 10000 anciens francs – a passé, étant jeune garçon, en vacances chez sa grand mère à Combray (quelque part à côté de Reims même si ce lieu imaginaire a été inspiré par un village à côté de Chartres). Cette séquence est entrecoupée de réminiscences de la vie parisienne, de réflexions philosophiques et littéraires et de coups de projecteur sur certains personnages clés : ce snob de Legrandin, cet empêché de Vinteuil (et sa vilaine fille), ce vieux garçon d’oncle Adolphe, la mystérieuse « dame en rose », la tante Léonie en redite du malade imaginaire, ce monument de domestique qu’est Françoise, cette péronnelle de Gilberte, et bien-sûr, ce dandy mondain mais modeste, original et coureur de Swann… Cela n’a pas vraiment de début, ni de milieu ni de fin, d’où une impression d’immersion presque hypnotique. Avec son célébrissime incipit « Longtemps je me suis couché de bonne heure… », la première partie commence par toute une réflexion sur les chambres à coucher que le narrateur a connues et auxquelles il a dû s’habituer. On comprend de suite qu’il a une sensibilité peu commune, presque synesthésique, aux lieux, aux formes et aux couleurs. Diagnostic de Dr Ellettres ? Cette hyper sensibilité explique son besoin maladif de recevoir le doux baiser du soir de sa maman afin de bien dormir. Et puis on assiste aux visites de Swann en voisin à la famille du narrateur à Combray, toujours avec un panier de fraises à la main, une bonne bouteille du vin d’Asti ou une recette de perdreaux à la crème – car Swann n’est pas « fier » et ses voisins, loin de se douter de ses hautes fréquentations parisiennes, le traitent un peu par-dessus la jambe (la grand-tante du narrateur : « Comment, elle connaît Swann ? Pour une personne que tu prétendais parente du maréchal de Mac-Mahon ! »). Mais on a aussi des considérations sur le clocher de l’église de Combray, la mécanique domestique de la maison, les manies de tante Léonie, l’heure des repas, la « tyrannie » de Françoise dans les cuisines, les paroissiens qui s’espionnent à la messe, la grandiloquence de Legrandin (à mourir de rire), les lectures du narrateur et de son camarade Bloch à l’humour très « Alphonse Allais », et bien-sûr, les promenades « du côté de chez Swann » et « du côté de Guermantes ». Voilà pour « Combray » où les fleurs et l’architecture, les lectures et les relations de famille (et déjà un vif attrait pour l’aristocratie de la part du narrateur) tiennent le haut du pavé. Proust, où l’art de donner une épaisseur extraordinaire aux riens qui peuplent nos vies.

Avec « Un amour de Swann », on passe à la satire sociale des salons de la IIIe République, immortalisés par le « noyau de fidèles » du couple Verdurin. Proust tape très fort sur la vulgarité, la suffisance, le ridicule, le grotesque, l’égoïsme, l’arrogance et la méchanceté de tout ce petit monde : les inénarrables Verdurin bien-sûr, le stupide et velléitaire docteur Cottard dont les « bons mots » tombent toujours à côté, le peintre et le pianiste érigés en serviteurs de l’Art suprême par Mme Verdurin alors que ce sont des tâcherons, et bien-sûr Odette, la petite Odette, la cocotte dont Swann tombe éperdument  amoureux (et jaloux !) alors qu’elle n’est « même pas son genre » ! Entre la raillerie du bourgeois et les méandres existentiels de l’âme humaine, cette partie ne manque pas de sel même si on peut la trouver un peu datée parfois (et lassante).

Dans la troisième partie « Noms de pays : le nom », le narrateur fait toute une réflexion sur la puissance d’évocation des noms de lieux comme Venise, Florence, Parme en Italie, mais aussi Balbec (rappelons que ce lieu est aussi imaginaire que Combray), Bayeux, Coutances, Vitré, Questambert, Pontorson, Quimperlé (où je passe, moi, beaucoup de vacances !)… On a ainsi le parallèle avec tout le développement sur les chambres dans la première partie. Le narrateur est littéralement « capturé » par son imaginaire, au point qu’il tombe malade quand son père lui annonce qu’il projette de lui faire passer des vacances en Italie. C’est ballot ! Le voyage ne se fera pas, mais qu’à cela ne tienne, le narrateur passe à une autre obsession : son amour pour Gilberte, la fille de Swann et Odette, avec qui il joue sur les Champs Elysées. Il ne pense qu’à elle, du matin au soir, ne guette que les instants où il pourra la voir, et même son cocher, son institutrice ou sa rue lui semblent emplis d’une grâce particulière car… ce sont ceux de Gilberte. Quant à la mère de Gilberte, elle ne le laisse pas insensible non plus. On en saura plus dans A l’ombre des jeunes filles en fleur

« Et il y eut un jour aussi où elle me dit : ‘Vous savez, vous pouvez m’appeler Gilberte, en tout cas moi, je vous appellerai par votre nom de baptême. C’est trop gênant.’ Pourtant elle continua encore un moment à se contenter de me dire ‘vous’ et comme je le lui faisais remarquer, elle sourit et composant, construisant une phrase comme celles qui dans les grammaires étrangères n’ont d’autre but que de nous faire employer un mot nouveau, elle la termina par mon petit nom. Et me souvenant plus tard de ce que j’avais senti alors, j’y ai démêlé l’impression d’avoir été tenu un instant dans sa bouche, moi-même, nu, sans plus aucune des modalités sociales qui appartenaient aussi, soit à ses autres camarades, soit, quand elle disait mon nom de famille, à mes parents, et dont ses lèvres – et l’effort qu’elle faisait, un peu comme son père, pour articuler les mots qu’elle voulait mettre en valeur – eurent l’air de me dépouiller, de me dévêtir, comme de sa peau un fruit dont on ne peut avaler que la pulpe, tandis que son regard, se mettant au même degré nouveau d’intimité que prenait sa parole, m’atteignait aussi plus directement, non sans témoigner la conscience, le plaisir et jusque la gratitude qu’il en avait, en se faisant accompagner d’un sourire. » (p. 396).

Les phrases de Proust, il faut que j’en parle vu que c’est bien la deuxième chose à laquelle on pense à son propos, après l’épisode mythique de la madeleine. Et c’est vrai, elles sont longues ses phrases (cf. l’extrait plus haut), au point qu’il faut parfois les lire trois fois pour emboîter touts les tiroirs et en saisir tout le sens. Mais s’y attarder, muser le long de ses phrases pour voir jusqu’où il nous mène, comme une promenade à mille détours, c’est un plaisir ! Proust a le génie des images. Tous ses sentiments subjectifs sur les choses qui l’entourent, sur ses ressentis, il arrive à les transcrire de façon lumineuse, chatoyante, mille fois nuancée. Je prends pour exemple un paragraphe où il raconte ses ressentis de lecture (ça me rejoint particulièrement, cette expérience universelle de la lecture d’un livre ) et l’impact de son environnement (une après-midi dans le jardin) sur eux, qui révèle l’élasticité du temps…

« Dans l’espèce d’écran diapré d’états différents que, tandis que je lisais, déployait simultanément ma conscience, et qui allaient des aspirations les plus profondément cachées en moi-même jusqu’à la vision tout extérieure de l’horizon que j’avais, au bout du jardin, sous les yeux, ce qu’il y avait d’abord en moi, de plus intime, la poignée sans cesse en mouvement qui gouvernait le reste, c’était ma croyance en la richesse philosophique, en la beauté du livre que je lisais, et mon désir de me les approprier, quel que fût ce livre. (…) Enfin, en continuant à suivre du dedans au dehors les états simultanément juxtaposés dans ma conscience, et avant d’arriver jusqu’à l’horizon réel qui les enveloppait, je trouve des plaisirs d’un autre genre, celui d’être bien assis, de sentir la bonne odeur de l’air, de ne pas être dérangé par une visite ; et quand une heure sonnait au clocher de Saint-Hilaire, de voir tomber morceau par morceau ce qui de l’après-midi était déjà consommé, jusqu’à ce que j’entendisse le dernier coup qui me permettait de faire le total et après lequel le long silence qui le suivait semblait faire commencer dans le ciel bleu toute la partie qui m’était encore concédée pour lire jusqu’au bon dîner qu’apprêtait Françoise et qui me réconforterait des fatigues prises, pendant la lecture du livre, à la suite de son héros. » (p. 83 et 86)

Mais malgré tout le « fétichisme » que peut engendrer la lecture de la Recherche, malgré toute la prétention culturelle dont j’ai parlé au début, il ne faut pas hésiter à désacraliser cette lecture et s’y embarquer car on peut vite y développer une certaine addiction. Comme pour Woolf d’ailleurs. Les deux ont en commun, non seulement un rapport particulier au temps mais aussi un sens de l’humour méconnu. Celle qui m’a incontestablement le plus fait rire dans la première partie, c’est Léonie, la vieille chochotte clouée dans son lit, pour qui les détails les plus triviaux (le spectacle de la rue du paisible Combray entraperçue derrière le rideau de sa fenêtre) prennent une coloration dramatique extraordinaire. Avec sa domestique Françoise, elle personnifie toute l’insignifiance de la vie de province, vie immobile, mesquine, pétrifiée de préjugés, mais aussi attendrissante dans sa naïveté.

« On connaissait tellement bien tout le monde, à Combray, bêtes et gens, que si ma tante avait vu par hasard passer un chien ‘qu’elle ne connaissait point’, elle ne cessait d’y penser et de consacrer à ce fait incompréhensible ses talents d’induction et ses heures de liberté.

‘Ce sera le chien de Mme Sazerat’, disait Françoise, sans grande conviction, mais dans un but d’apaisement et pour que ma tante ‘ne se fende pas la tête’.

‘Comme si je ne connaissais pas le chien de Mme Sazerat !’ répondait ma tante dont l’esprit critique n’admettait pas facilement un fait.

‘Ah ! ce sera le nouveau chien que M. Galopin a rapporté de Lisieux.

– Ah ! à moins de ça.

– Il paraît que c’est une bête bien affable’, ajoutait Françoise qui tenait le renseignement de Théodore… » (p. 57-58).

J’ai beaucoup aimé la grand mère du narrateur aussi, amoureuse du naturel, de l’éducation au grand air, des herbes folles et de la beauté sans apprêt. Avec Françoise, ce sont peut-être les deux personnages les plus attendrissants de ce premier tome (à ne pas confondre avec la grand tante, vraisemblablement la sœur de la grand mère, qui est une vraie tête à claque).

« Mais ma grand-mère, elle, par tous les temps, même quand la pluie faisait rage et que Françoise avait précipitamment rentré les précieux fauteuils d’osier de peur qu’ils ne fussent mouillés, on la voyait dans le jardin vide et fouetté par l’averse, relevant ses mèches désordonnées et grises pour que son front s’imbibât mieux de la salubrité du vent et de la pluie. Elle disait : ‘Enfin, on respire !’ et parcourait les allées détrempées – trop symétriquement alignées à son gré par le nouveau jardinier dépourvu du sentiment de la nature et auquel mon père avait demandé depuis le matin si le temps s’arrangerait – de son petit pas enthousiaste et saccadé, réglé sur les mouvements divers qu’excitaient dans son âme l’ivresse de l’orage, la puissance de l’hygiène, la stupidité de mon éducation et la symétrie des jardins, plutôt que sur le désir inconnu d’elle d’éviter à sa jupe prune les tâches de boue sous lesquelles elle disparaissait jusqu’à une hauteur qui était toujours pour sa femme de chambre un désespoir et un problème. » (p. 11).

Et quelques pages plus loin : « … on envoyait en éclaireur ma grand-mère, toujours heureuse d’avoir un prétexte pour faire un tour de jardin de plus, et qui en profitait pour arracher subrepticement au passage quelques tuteurs de rosiers afin de rendre aux roses un peu de naturel, comme une mère qui, pour les faire bouffer, passe la main dans les cheveux de son fils que le coiffeur a trop aplatis. » (p. 14). Voilà exactement ce genre de petits détails (la grand-mère qui n’aime pas la trop grande symétrie du jardin et qui trois pages plus loin arrache en cachette des tuteurs de rosiers) qui rend la lecture de Proust si croustillante.

Pour découvrir des avis éclairés sur Proust, il faut aller sur le blog de Mark et Marcel dont le titre est lui-même révélateur, ou consulter les billets de Keisha (qui est d’accord avec moi au sujet de la grand mère) et d’Irène.

« Du côté de chez Swann » de Marcel Proust, 1er tome d’A la recherche du temps perdu, Folio Gallimard, 1988, 420 p.