Les BD d’Etienne Davodeau

J’ai découvert Etienne Davodeau au détour d’un rayon de bibliothèque. Le titre de la BD m’avait happée : « Lulu femme nue ». Ça faisait un peu surréaliste, poétique, un titre à la Guy Goffette. J’ai aussitôt voulu en connaître davantage et j’ai été embarquée dans l’histoire de cette femme qui, sans prévenir, sans préméditation, ne rentre pas chez elle un soir et laisse son mari mal dégrossi se débrouiller avec leurs trois enfants.

Dès le début, on sait que cadavre il y aura. La BD construit une narration façon enquête qui remonte le cours des événements depuis leur point de départ (le départ de Lulu justement) pour aller vers une issue que l’on redoute et qui apporte une grande tension dramatique au récit.

Mais c’est d’abord et surtout une histoire d’émancipation au souffle prenant, alors même que les personnages sont plutôt médiocres. Lulu, c’était cette femme un peu terne qui avait toujours pris sur elle, n’avait jamais osé exprimer ses besoins et ses désirs, et se laissait écraser un mari certes aimant, mais braillard et dominateur, caricature du macho de canapé. Il suffit d’un coup de tête pour qu’elle prenne la tangente. Sans savoir du tout où elle va. Une décision qui change le cours de sa vie et la révèle à elle-même.

Dans ce road-trip provincial, l’aventure se profile au bout de la rue. Lulu se laisse guider par son instinct, les rencontres qu’elle fait, comme une barque dérive à l’océan. Elle n’anticipe rien, frise le dénuement total, se laisse saisir par les éclats d’humanité insolites des uns et des autres. Elle est vraiment « nue ». Mais peu à peu, elle se consolide, renoue avec sa féminité et devient une passeuse de liberté pour les autres.

On se laisse gagner par le sentiment de liberté totale que savoure Lulu, comme un bon bain frais dans l’océan. Le trait de Davodeau déploie subtilement cette ouverture d’une femme à la liberté : un trait sans chichi, un peu brut, qui capte bien les personnalités des personnages, à commencer par Lulu. Les personnages ne sont pas spécialement canons, mais ils sont attachants et vrais. Une BD humaniste.

J’étais tellement prise dans le suspense de ma lecture (mais que va-t-il arriver à Lulu ???) que je me suis mordue les doigts de n’avoir pas emprunté le deuxième tome en même temps que le premier. J’ai dû attendre trois jours pour connaître le fin mot de l’histoire (mais c’est toujours moins que les primo-lecteurs de la BD qui ont dû patienter deux ans entre la parution du premier et du deuxième tome). La fin est satisfaisante et moi je trouve ça réconfortant.

Par la suite, j’ai emprunté tout ce que ma modeste médiathèque communale suisse contenait d’albums de Davodeau : Chute de vélo, Les couloirs aériens, la trilogie d’Un monde si tranquille

J’ai beaucoup apprécié Chute de vélo, dont l’histoire rappelle un peu celle de Lulu, avec une construction circulaire, une histoire de famille, un dénouement inattendu, une critique sociale encore plus présente, mais aussi le même ton un peu rêveur. Une histoire très touchante. Mais je n’y ai pas retrouvé le même souffle que dans Lulu (pour moi son chef-d’oeuvre, adapté au cinéma par Solvéig Anspach et Jean-Luc Gaget).

Les couloirs aériens est le récit d’un homme de 50 ans qui s’enterre à la campagne pour faire le point sur sa vie à la mort de ses parents. Une cargaison d’objets de famille, les vieux amis, de nouvelles rencontres vont lui permettre de panser quelques blessures du passé. Cette histoire est basée sur des éléments biographiques car le récit est entrecoupé de planches de photos d’objets typiques des années 60-70 (un presse-purée, une vieille montre, des babioles jaunies…). Un récit nostalgique et doux-amer, qui prête à sourire.

Je suis moins entrée dans les histoires de la trilogie d’Un monde si tranquille (La gloire d’Albert, Anticyclone, Ceux qui t’aiment) même si elles sont bien construites. On est dans la veine de la fable sociopolitique à la critique incisive. La domination des nantis (La gloire d’Albert), l’oppression salariale (Anticyclone), le système médiatique (Ceux qui t’aiment) sont ici visés. On est dans une veine qui pourrait ressembler à ce qu’avait fait Jean Van Hamme dans les années 1980 avec SOS Bonheur (cette trilogie dystopique sur un monde totalitaire). Mais ici, le manque de réalisme n’est pas compensé par la finesse de la réflexion politique. On frise parfois la caricature. En tant que lectrice je me suis beaucoup moins projetée sur les personnages et leur histoire. Je trouve que Davodeau excelle beaucoup plus dans le récit réaliste, humaniste, que dans ce registre de fable critique.

Et vous, connaissez-vous le travail d’Etienne Davodeau ? L’appréciez-vous ? Quels autres titres me conseilleriez-vous ?

« L’île haute » de Valentine Goby

C’est un roman ethnologique, un roman paysagiste, un roman humaniste, un roman impressionniste, qui accumule les mots pour restituer la présence formidable de celle qui est à la fois altière et protectrice : la montagne, la fameuse « île haute ».

Quelquefois, il va voir Martin et lui demande une liste de mots. Des mots de ce qu’il y a sous la neige quand elle fond. Une liste pour la forêt. Une liste pour la vallée. Une liste pour la montagne. Martin dit rhododendron, épilobe, égi, pissenlit, adénostyle. Ou povotte, cerisier, écureuil, sphaigne. Ou plateau, pierre à Bovi, gentiane, épervier. Des mots qui n’ont pas de sens pour Vincent […] il les écoute. […] Il ignore s’ils désignent des fleurs, des plantes, des arbres, des animaux, des choses mobiles, marchantes ou volantes ou rampantes ou statiques, minuscules ou géantes, dressées, couchées, effrayantes ou belles, repoussantes, rares ou communes […]. Il se concentre sur les sons, ils dictent sa palette et il déshabille la montagne.

Vincent a 12 ans lorsqu’il débarque à Vallorcine, la vallée des Ours, enclavée au-dessus de Chamonix, au cœur de l’hiver. Autour de lui, tout est blanc, la neige envahit tout, elle s’entasse sur des couches épaisses de dizaines de mètres, et coupe Vallorcine du monde extérieur. Elle protège aussi. Car Vincent s’appelait Vadim à Paris et il a fui. Nous sommes au début de l’année 1943, il ne fait pas bon être étiqueté juif par l’occupant.

Dans sa nouvelle famille, Vincent apprend la rude vie des montagnards, guidé par la litanie des « t’as jamais vu… (la neige, la cousse, de vache, de tacounets, etc) ? » de Moinette, sa petite mentor : soins aux bêtes qui vivent avec les humains, liste infinie de tâches à accomplir au-dedans et au-dehors, pour assurer la survie. Quand ils ne travaillent pas les enfants sont sur les bancs de l’école ou du catéchisme. Une vie fort éloignée de celle des enfants d’aujourd’hui. Et pourtant on ressent leur profonde joie de vivre. Leurs temps de loisir se passent à skier, à observer bêtes, fruits et plantes, à « parachuter » d’un mélèze. Vincent grandit, se débarrasse de son asthme. Il apprend le rythme des saisons, l’amour. Et surtout il reçoit avec avidité le choc des premières fois, gouvernées par la vision fondatrice : celle de son premier face-à-face avec la montagne (les Aiguilles rouges).

D’un coup la lumière refroidit. Blanche stoppe net, se retourne : regarde ! Le soleil a complètement disparu. La montagne se dresse à contre-jour dans le ciel vert. Ce n’est plus le dôme d’un palais, se dit le garçon, c’est une île. Une île dans la neige. Une île haute.

Comment ne pas penser à René Frison-Roche en lisant ce roman, frais comme la rosée couvrant les pâturages ? Grâce à « Premier de cordée », je connaissais certains mots : monchu, pèle. Mais Valentine Goby signe une œuvre unique en sauvant de l’oubli des milliers de gestes, savoirs et savoirs-faire d’un temps où à Vallorcine, tout se faisait à la main. Elle a recueilli les témoignages des habitants pour cela et c’est une chose que j’apprécie de plus en plus : transmettre l’histoire en roman – ce qui n’est pas tout-à-fait ce qu’on appelle communément le roman historique. Bien sûr, la guerre apporte une tension dramatique, mais elle reste en toile de fond, on l’oublierait presque si elle ne se rappelait à notre souvenir à la fin, lorsque les nazis sont près de remplacer les « alpini » (soldats italiens) dans le rôle de l’occupant en Savoie. 

C’est surtout un superbe roman d’apprentissage qui mêle, dans une enivrante synesthésie de sensations, l’esthétique de la montagne, l’éthique des montagnards et l’hommage à l’enfance, aux seuils, aux premières fois. Un merveilleux cadeau de la part d’une autrice que je lis enfin !

Observe, imagine. Après ce sera trop tard, tu seras prisonnier de tes yeux.

« L’île haute » de Valentine Goby, Actes Sud, 2022.

Crédit aquarelle en fond d’image (couleurs et aspect non conformes à l’original) : Christine Laverne © 

Les Bourgeois, d’Alice Ferney

Detail

Ils sont dix, nés d’Henri et Mathilde Bourgeois, dans le Paris de l’Entre-deux-guerres. Bourgeois ils le sont par leurs moeurs, leurs idéaux, leur éducation, axée sur l’effort et l’honneur (notion pourtant considérablement mise à mal au cours du XXe siècle). Ils vivent les événements contemporains de façon parfois décalée, avec leur propre rythme et les lunettes de la classe sociale à laquelle ils appartiennent, mais ils débordent de vitalité et tracent leur chemin avec droiture « aux places favorites de la société bourgeoise – l’armée, la médecine, le barreau, les affaires » nous dit la quatrième de couverture.

De plus en plus, les Bourgeois vivaient à contretemps, qui faisaient des enfants comme si la chose allait de soi. (p. 410)

Cette force vitale va les aider à surmonter les remous et traumatismes de l’histoire (la petite comme la grande) : le deuil de la mère, qui meurt en donnant la vie à son dixième enfant durant la Drôle de Guerre ; la guerre justement qui bouleverse les plans d’avenir et confronte à l’horreur et à la perte ; les accidents ; les blessures d’enfance ; la décolonisation ; mai 68 et ses suites… À leur tour ils se marieront pour la plupart, et certains auront même beaucoup d’enfants, quoique moins que leurs parents. Et puis ils deviendront grands-parents, et certains achèveront leur vie terrestre dans le temps du roman.

Je me demande toujours si vraiment l’on se prépare à la mort. Il paraît que cette idée répandue est un leurre : la mort serait si étrangère à la vie qu’on ne pourrait en réalité la penser et qu’il ne servirait à rien de l’apprivoiser, ce que l’on apprivoise d’elle n’étant jamais elle. (p. 13)

Sur cette valse du cycle de la vie (naissance, vie, mort), Alice Ferney donne le point de vue d’une narratrice impersonnelle – qui pourrait bien être elle – alternant entre le présent et le passé. Cela donne une profondeur particulière à l’exercice de la biographie familiale, et en même temps décentre l’attention du moment « où les choses se font » pour nous donner à considérer la brièveté d’une vie humaine, même quand elle dépasse son terme admis. Car le roman commence avec la mort de Jérôme en 2013, le septième de la fratrie, et procure particulièrement le ressenti de Claude, son cadet immédiat, face à cette mort subite.

Elle savait comment la vie passe sur les hommes à la manière d’un vent si fort qu’il les pousse en avant sans qu’ils s’en aperçoivent, croyant demeurer immobiles, inchangés, immortels. Le vent du temps avait soufflé. Le petit garçon qui dans la cour des Invalides avait reçu la Légion d’honneur au nom de son frère défunt était aujourd’hui capitaine et prêt à mériter la même décoration. La guerre était de tous les temps. Elle était pour l’éternité le noir élixir de l’histoire. (p.139)

La narratrice remonte ensuite dans le passé, à la racine de cette nombreuse fratrie, et tout d’abord aux parents, Henri et Mathilde, nés à la toute fin du XIXe siècle, marqués par la Grande Guerre et mariés au lendemain de celle-ci. Elle s’efforce de faire comprendre au lecteur la mentalité patriotique de l’Entre-deux-guerres, qui faisait qu’une femme de la bonne bourgeoisie acceptait, à quelques exceptions près (tout le monde n’est pas Beauvoir) que son seul horizon soit le mariage et l’éducation des enfants. Cela était sous-tendu par un catholicisme empesé et strict (mais aussi intellectuel et doué de générosité) qui fournissait des repères pour toutes les situations de la vie. Le recul que procure le regard du présent sur le passé permet de mesurer l’écart entre le mode de vie de cette époque (pas si lointaine…) et la nôtre, ce qui peut susciter l’effarement. Mais la subtilité de la plume d’Alice Ferney est aussi de savoir considérer avec tendresse et respect « l’Autre », y compris celui qui est relativement éloigné dans le temps, par le truchement du dialogue entre sa narratrice et le vieux Claude, attaché aux modèles culturels de son enfance.

Six sont morts et les quatre autres ont passé l’âge de faire des projets. J’ai compris ce qu’ils ne savaient pas pendant qu’ils vivaient et mesuré ce que j’ignore. Le secret des autres est immense. (p. 474)

Par cette disposition narrative, mêlant habilement les événements historiques et biographiques, l’autrice nous plonge dans les différentes strates d’une époque, où l’intime côtoie le politique, s’y fond, en est modelé, et vice-versa. La scansion des générations et des époques (autour du pivot que représente la Seconde Guerre mondiale), les répétitions ataviques et les pas de côté arbitraires donnent un rythme empressé, presque galopant, à cette exhumation du « temps perdu ». Paradoxalement cette anamnèse réussit aussi à donner le goût et le sens d’une époque révolue. On se retrouve à la lecture comme devant une photographie jaunie, découvrant « ce qui a été » et n’est plus.

Notre psychisme est ainsi fait que nous oublions. Nous oublions les événements, la forme des journées que nous avons vécues, les pensées que nous avons eues, les sentiments et les humeurs qui nous ont envahis. Ne restent que des impressions sommaires. Le passé devient un grand résumé indistinct. Les dates s’emmêlent, des pans entiers s’engloutissent, et nous ignorons même ce que nous avons oublié. C’est merveille. Sans cette machine à estomper, sans cette sorte de gomme intérieure, nous serions éternellement dans le deuil, le chagrin et l’angoisse. (p.295)

Pour tout dire, en lisant ce livre, j’ai eu l’impression de lire l’histoire de la famille de mon grand père. Tout y est : la famille nombreuse, l’attrait pour le maurassisme, auquel on s’arrache après la condamnation papale de l’Action Française en 1926 (car on obéit d’abord au pape chez ces catholiques convaincus), le côté patron chrétien proche de ses ouvriers, la scolarisation chez les bons pères, les vacances à la campagne, le tennis, les choix professionnels… J’y ai retrouvé un peu de cette veine à la Annie Ernaux ou à la Isabelle Monnin, qui ont soumis leur passé familial au creuset de la littérature dans Les années pour l’une et Mistral perdu pour l’autre. Mais il y a deux différences de taille entre les Bourgeois et les livres des autrices citées : d’une part, Ernaux et Monnin s’attachent à décrire un milieu plutôt populaire, pour le faire accéder à une certaine reconnaissance littéraire, tandis que Ferney sonde un milieu bourgeois (pour faire pardonner ses errements ?) ; d’autre part, Ferney ne dit pas explicitement qu’elle s’inspire de sa famille, ni dans quelle mesure (sa présence-absence dans le roman serait d’ailleurs mon seul petit regret à son propos).

Mais j’ai aussi apprécié, en historienne, le formidable travail historique réalisé par Alice Ferney dans ce roman qui a reçu le prix Historia du roman historique en 2018. Je crois que c’est pourquoi, en plus de sa langue somptueuse enchâssant de manière fluide la petite histoire dans la grande, ce fut une lecture aussi marquante et émouvante que la traversée d’un album de famille…

Le temps filait comme l’eau du monde, la vie avançait comme les fleuves vers leur estuaires. (p. 402)

« Les Bourgeois » d’Alice Ferney, Actes Sud/Babel, 2017, 474 p.

Regarde les lumières mon amour / Tous les matins du monde

Je suis à trente pages de finir le premier tome du Seigneur des anneaux (lecture qui me suit depuis la mi-décembre, c’est vous dire le rythme pachydermique de mes lectures en ce moment, par conséquent ma relative absence des réseaux).

Quand j’en ai un peu assez de suivre Frodon et ses compères dans leur interminable voyage, je tranche dans le lard avec des lectures très courtes, efficaces et différentes. C’est le cas avec ces deux-là, dont les titres mis côte à côte donnent un vers un peu décalé, façon cadavre exquis, qui m’a fait sourire.

Résultat de recherche d'images pour "regarde les lumières mon amour"

Dans Regarde les lumières, Annie Ernaux nous livre le journal de ses sorties au supermarché pendant un an. Fallait y penser. Car non seulement Annie va faire ses courses au supermarché depuis les années 60, mais en plus il s’agit d’un des plus grands hypermarchés de France ! L’Auchan des Trois-Fontaines de Cergy, dans lequel j’imagine sa silhouette frêle bataillant avec un caddie récalcitrant. Fans d’Ernaux, vous savez où la trouver maintenant pour lui faire signer un autographe entre deux boîtes de conserve, c’est le premier tourniquet à droite !

Angle aveugle de la littérature, l’hypermarché mériterait de retenir l’attention des écrivains d’après Ernaux. C’est un grand mélangeur de classes sociales, le lieu où tant de gens se croisent chaque jour pour accomplir une fonction essentielle (tirladadada) et toujours recommencée. D’où le bon petit coup de réel qu’offre la fréquentation du super- ou de l’hypermarché, une démarche qu’elle juge tout aussi essentielle pour des écrivains souvent tentés par la tour d’ivoire. Elle avoue volontiers que les courses sont une pause bienvenue lors de l’écriture de ses romans. Alors autant joindre l’utile à l’agréable, et écrire sur ses virées dans ce « temple de la consommation » (elle n’en est pas à son coup d’essai apparemment).

Les aperçus qu’elle nous offre sont plus sociologiques que proprement littéraires. Oui le rayon discount comprend plus de panneaux restrictifs, du genre « nous vous rappelons que des contrôles du poids sont effectués de manière aléatoire », que le rayon épicerie fine. Oui les couples âgés à cabas ont tendance à privilégier les horaires matinaux, tandis qu’on aura plus de chance de croiser un écolier à 16h, et des femmes voilées le soir après 20h pour éviter les regards inquisiteurs. Oui les rayons jouets ne sont pas mixtes, loin de là. Mais là où je reste un peu sceptique sur l’intérêt de l’hypermarché pour la littérature, c’est que non seulement il produit de la soumission et de l’anonymat (comme Ernaux le montre très justement) mais aussi un engourdissement des facultés critiques et un sentiment de contentement hyper individualisé qui oblitère les neurones des clients. Du coup ça en fait un matériau tellement lisse qu’il est difficile de le harponner par quelque bout que ce soit. Si littérature il y a, elle ne se trouve pas en rayon (même s’il y a un rayon livres où les meilleures ventes sont numérotées de 1 à 10 en très gros), mais sûrement à l’envers du décor, du côté des employés et de leurs patrons. Ceci dit, il peut se passer des choses cocasses au supermarché maintenant que j’y pense, il y a la première scène de Heureux les heureux de Yasmina Reza par exemple. Et puis, l’hypermarché pourrait fournir un décor de rêve pour une suite du Meilleur des mondes.

«  Ses espaces éclairés au néon sont si impersonnels et si éternels qu’il en émane du bien-être autant que de l’aliénation. »  (Rachel Cusk, citée par Annie Ernaux)

Même si j’ai trouvé le tout assez léger (bouclé en une heure), j’ai eu l’occasion de recenser les différents supermarchés que j’ai fréquentés dans ma vie – et le chapelet de souvenirs qui vont avec. Comme quoi, ces mastodontes (ou bébés mammouths) font bel et bien partie de ma vie, même si mon snobisme en est chatouillé. Le Comod – ça n’existe plus cette enseigne – du bled de Normandie qui m’a vu passer toutes mes vacances d’été de 0 à 20 ans, où notre grand-mère nous achetait subrepticement des babioles en plastique quand on l’accompagnait pour les courses (et dont l’intérêt décroissait au fur et à mesure qu’on s’éloignait du périmètre du magasin). Le Leclerc breton où je ne peux m’empêcher de lorgner sur les cirés de pluie rouges, ni de prendre un paquet de crêpes artisanales dont une bonne partie aura disparu avant le passage en caisse. Les Superama et Aurrera de ma jeunesse mexicaine, que j’ai assez peu fréquentés à part pour les ravitaillements de sorties scoutes. L’indétronâble duo Monoprix/Franprix, symboles des débuts de ma vie adulte en milieu urbain, où j’ai appris à prendre en charge les courses alimentaires sans casser tout mon Livret A (heureusement qu’il y avait Liddl pour les fins de mois difficiles). Et aujourd’hui : la Coop et la Migros, les petits Suisses, qui font un peu pâle figure par rapport à leurs homologues français question diversité et achalandage des rayons (mais il y a du fromage à fondue au rayon frais 🙂 ).

Si mon inventaire de magasins ne vous produit qu’ennui et mauvais souvenirs, alors la lecture de Regarde les lumières n’est sûrement pas faite pour vous. Si ça vous pose question, allez lire le billet du petit Carré jaune.

Résultat de recherche d'images pour "tous les matins du monde"
« Que chez-vous, Monsieur, dans la musique ? – Je cherche les regrets et les pleurs. »

Partons maintenant sur du très différent. Quand la vie d’un être se concentre dans la musique (en l’espèce la musique baroque jouée sur la viole de gambe) il ne reste pas grand chose à donner pour les autres. C’est le cas de Monsieur de Sainte Colombe, taciturne veuf du XVIIe siècle, pour qui la musique est plus que de la musique, elle est tout simplement la vie, la mort, toussa. Il tire des sons divins de son instrument mais bien peu en profitent ; et surtout pas le roi, tout soleil qu’il soit. Ses deux filles se plient à cette vie austère, l’une s’amourachant du jeune élève de son père, puis dépérissant. Le spectre de sa défunte épouse vient parfois visiter Monsieur de Sainte Colombe dans la cabane du mûrier, au fond de son jardin, où il passe des heures à tirer des sons de sa viole.

Il est difficile de parler de l’écriture de Pascal Quignard, qui s’éprouve plus qu’elle ne se pense. Exactement comme la musique elle comporte une part d’insaisissable, et une texture qui fait penser à la peinture. Une écriture proprement synesthésique. D’autant que l’image d’une nature morte revient régulièrement, comme la variation autour d’un thème, celle de Lubin Baugin présentée de façon légèrement anachronique comme une commande du maître de viole à l’artiste, avec son verre de vin posé près d’un plat de gaufrettes, à côté desquels on imagine volontiers une platée d’ablettes aux écailles luisantes, pêchées dans la Bièvre qui coule en contrebas de la maison.

Lubin Baugin, Le dessert de gaufrettes

Une lecture comme une plongée dans un monde disparu, de sons, de passion bouillonnante et d’austère poésie. Un monde où l’on éprouve le manque. Dans mon souvenir, le film qui en avait été tiré transmettait assez fidèlement cette impression de clair-obscur un peu rugueux. Tous les matins du monde est en somme l’exact inverse de Regarde les lumières mon amour.

« Regarde les lumières mon amour » d’Annie Ernaux, Seuil, Coll. Raconter la vie, 2014, 72 p.

«  Tous les matins du monde » de Pascal Quignard, Folio Gallimard, 1991, 117 p.

Le comte de Monte-Cristo, le Capitaine Nemo : même combat ?

Avec un titre aussi racoleur, je risque le procès pour publicité mensongère.

Non, je ne vais pas procéder à une comparaison fouillée entre ces deux chefs-d’oeuvre de la littérature d’aventures feuilletonesque du XIXe siècle. Tout simplement parce que les deux termes ne sont pas équilibrés : d’un côté, je viens enfin de terminer les 1600 pages du roman de Dumas, arrivant ainsi au bout d’une lecture qui m’aura bien tenu quatre mois tout de même (# team escargot) – de l’autre, j’ai écouté l’adaptation radiophonique de Vingt mille lieues sous les mers en une matinée sur France Culture.

Mais le confinement a ceci de bon qu’il me permet de mouliner sur à peu près tout et n’importe quoi. Alors pourquoi pas sur les similitudes entre deux célèbres héros de roman ? Pour un peu, si je me prenais pour Pierre Bayard et son « Tolstoïevski », je les fusionnerais tous les deux : le capitaine-comte de Monte-Nemo !

Parlons d’abord du Comte de Monte-Cristo. Je me demande bien comment j’ai pu louper cette lecture à l’adolescence alors que j’ai lu tant de fois Les trois Mousquetaires. Comme j’aurais suivi de grand coeur le panache blanc de la plume dumassienne dans ses mille et un détours romanesques ! Comme j’aurais vibré à l’incroyable destin d’Edmond Dantès ! Car Alexandre Dumas ne lésine pas avec son histoire de héros trahi qui prépare la vengeance du siècle, et je vais essayer de vous dire pourquoi sans tout dévoiler (en même temps, qui n’a jamais entendu parler de ce mythe de la littérature mondiale, hein ? Autant essayer de « spoiler » l’Iliade et l’Odyssée !)

Bon, trêve de points d’exclamation, revenons à Edmond : voici notre jeune marin marseillais ; il est pauvre mais un avenir radieux s’ouvre à lui, malgré les soubresauts politiques du moment (l’exil de Napoléon à l’île d’Elbe) ; méritant, aimé des siens, et surtout de la belle Mercédès, son excès de bonheur fait des envieux… Et paf ! au moment où il touchait le septième ciel, notre jeune premier est emprisonné du jour au lendemain dans un sombre cachot du sinistre château d’If, au large de Marseille. Tous ses espoirs d’en sortir se réduisant rapidement à néant, Dantès vire au héros de tragédie grecque plongé dans les enfers (en même temps, avec un nom pareil…). Devant le sort ignoble de cet innocent au coeur noble, qui expie la jalousie et l’ambition de trois sombres personnages, nous ne pouvons être que colère et compassion ! Mais au fond du gouffre, au bord de la mort, Edmond entrevoit une lueur de vie. Et cette lueur, c’est son voisin de cellule qui va la lui donner…

L’abbé Faria est un prêtre italien emprisonné pour ses opinions napoléoniennes depuis x années. Le personnel de la prison le prend pour un fou car il n’arrête pas d’évoquer un trésor fabuleux dont il serait le détenteur. On a ici le personnage du bon génie qui sort sa lampe magique pour illuminer la vie misérable d’Aladin, euh d’Edmond, et le lecteur avec. Cette lampe, c’est le savoir (tadam !). Faria est en effet un immense érudit, et il va occuper son temps libre à instruire son jeune protégé dans toutes les disciplines et langues connues.

«  Voyons, dit Dantès, que m’apprenez-vous d’abord ? J’ai hâte de commencer, j’ai soif de science.

– Tout ! » dit l’abbé.

Edmond passe de l’abattement à l’émerveillement devant le savoir mais aussi l’ingéniosité de Faria qui sait détourner les maigres ressources à sa disposition pour en fabriquer les instruments dont il a besoin (notamment : plume, encre et papier). On est là dans le récit de survie, de débrouillardise jubilatoire.

Bref, tout ça est bien joli, mais à ce moment du récit nous n’en sommes toujours qu’à un quart du récit. On s’en doute, Dantès va finir par sortir de sa prison, les yeux dessillés sur les responsables de sa condamnation, et alors sa vengeance sera terrible ! implacable !! foudroyante !!! A ce moment-là, ami lecteur, on nage en pleine fébrilité, c’est qu’on a hâte de voir les moyens qu’il va employer pour se faire justice. Mais c’est sans compter sur l’art consommé du suspense de notre romancier. La vengeance… ne sera pas immédiate (et vous me rajouterez 500 pages de plus, s’il vous plaît !).

C’est que notre Edmond veut bâtir une stratégie de très longue haleine, destinée à infliger une forme de mort lente aux coupables, lui qui a vécu les affres d’un châtiment insensé pendant quatorze longues années. C’est ainsi qu’on le perd pendant un laps de dix ans et qu’on le retrouve lors d’un long détour à Rome, en compagnie de deux jeunes Parisiens en goguette, lui-même métamorphosé en personnage immensément riche, immensément mystérieux, un cosmopolite qui a beaucoup voyagé en Orient, navigué partout, tout vu, tout lu, tout expérimenté : le comte de Monte-Cristo… Toujours aussi beau avec ses longs cheveux noirs, mais le teint étrangement pâle et le regard fixe et brillant. Il fascine tout le monde, et d’aucuns le comparent avec Lord Ruthwen, le personnage de vampire créé par Lord Byron, très à la mode à cette époque. En tout cas il a bien changé, dur dur de reconnaître en ce personnage de légende le jeune marin naïf des débuts… La partie romaine du roman est d’ailleurs très pittoresque et convoque toute une galerie de personnages de bandits italiens et corses hauts en couleur. (On sent que Dumas rallonge la sauce pour les lecteurs du feuilleton !) L’origine de la fortune du comte n’est évidemment pas sans lien avec l’abbé Faria et une petite île perdue de Méditerranée… Cette fois on est dans le mythe d’Ali Baba et sa caverne…

« … croiriez-vous la réparation que vous accorde la société suffisante, parce que le fer de la guillotine a passé entre la base de l’occipital et les muscles trapèzes du meurtrier, et parce que celui qui vous a fait ressentir des années de souffrances morales a éprouvé quelques secondes de douleur physique ? »

Enfin, telle une araignée tissant lentement sa toile, Monte-Cristo arrive à Paris. Il se rapproche ainsi de ses cibles qui habitent tous trois dans la capitale française. Après leur forfait, ils ont tous trois fait fortune, se sont fait un nom respecté et une place à Paris. Ils se fréquentent toujours, au sein de la haute société parisienne. Monte-Cristo va rapidement tourner les têtes de tout ce beau monde qui l’accueille à bras ouvert, lui et sa fortune. La mise en place des rets qui vont progressivement étouffer les trois hommes est proprement jouissive, d’autant que le comte de Monte-Cristo s’arrange pour se faire valoir la reconnaissance éternelle de ses pires ennemis (qui ne l’ont pas reconnu évidemment), grâce à des subterfuges qui le font apparaître en sauveur. En tant que lecteur, on ne perçoit pas toujours le pourquoi du comment des actions du comte, qui nous décontenancent autant que les autres personnages, ce qui contribue à donner un petit côté « énigme à tiroirs » à l’ensemble.

Mais ce récit de vengeance mathématiquement menée serait fort sec s’il n’y avait tout un contexte très « chronique mondaine » pour lui donner des couleurs. On fait connaissance avec tout un cercle de personnages attachants, comme le quatuor de dandys qui entourent Albert de Morcerf et nous offrent des types variés de personnages parisiens sous la monarchie de Juillet (le secrétaire de ministre, le journaliste, le jeune noble, le capitaine de spahis revenant d’Algérie…). On a aussi une histoire d’amour qui s’ébauche sous nos yeux, une empoisonneuse, une princesse grecque de toute beauté, un Nubien muet et très fort au lasso, un vieil impotent qui joue une part non négligeable dans toute l’histoire, un enfant trouvé dans une fosse, un ancien forçat, une jeune fille romantique, une autre qui ne veut pas se marier et se rêve en artiste indépendante (un personnage proto-féministe !), un abbé italien qui se trouve toujours au bon endroit, au bon moment… et des fêtes, des réceptions, des soirées à l’opéra, un duel… Bref, comme le dit la quatrième de couverture, on est plongés dans le Paris de Balzac fourmillant et plein de vie.

Notre Chimborazzo, c’est Montmartre ; notre Himalaya, c’est le mont Valérien ; notre Grand-Désert, c’est la plaine de Grenelle…

Arrivé au sommet de son pouvoir sur les êtres, Monte-Cristo peut bien se prendre pour Dieu, ou du moins la main de Dieu, qui punit les méchants et récompense les bons. Le personnage en arrive à égaler la puissance créative de son auteur, et ce n’est pas peu dire, vu que Dumas de son côté n’hésite pas à user de tous les artifices littéraires pour garder son lecteur en haleine, depuis les scènes d’épouvante jusqu’aux dialogues comiques, en passant par les tableaux de genre.

Et pourtant l’accomplissement de la vengeance ne comble pas le comte (ah zut ! tout ça pour ça ?!)

Et je dois avouer pour ma part, qu’après tant de pages, la vengeance avait été tellement délayée que je ne la souhaitais plus tant que ça… Certes, j’avais eu mal pour Edmond au début, quand il avait été arraché des bras de sa belle ; certes, j’avais souffert de le voir partir, le coeur encore confiant de son bon droit, en direction du cachot où il était destiné à pourrir éternellement ; certes j’en voulais à mort à ses pouilleux de compagnons qui l’avaient trahi si bassement. Mais je ne l’ai pas tant reconnu sous les traits de l’homme qui commande d’un geste à ses domestiques et paie comptant le prix d’un hôtel des Champs-Élysées (plus quelques autres « pied-à-terre » pharaoniques), rachète une esclave à prix d’or à Constantinople et infléchit le cours de l’histoire en se targuant de fumeuses théories sur la justice. Pas plus que je ne faisais le lien entre un pauvre pécheur du port de Marseille et un généralissime pair de France, ou un commis de bateau et un baron de la finance. Finalement, le seul personnage à rester lui-même de A à Z c’est le procureur du roi, un être complexe pour lequel j’ai noué une sombre sympathie, d’autant qu’il m’a semblé être celui sur qui la justice « divine » de Monte-Cristo s’exerçait le plus durement.

«  Pouvez-vous donc quelque chose contre la mort ? Êtes-vous plus qu’un homme ? Êtes-vous un ange ? Êtes-vous un Dieu ? »

À la fin le récit prend une tournure bien guimauve, mais en même temps il faut bien arriver à clore une histoire pareille, et quoi de mieux que de prôner l’amour après tant de haine ? Donc tout est bien qui finit à peu près bien pour les gentils, les personnages en demi-teinte embrassant un destin ouvert et non définitif. Monte-Cristo peut repartir voguer sur la mer le coeur en paix… en nous laissant un peu orphelins, il faut bien l’avouer, de tant de rebondissements rocambolesques (inspirés d’une histoire vraie qui semble plagier le roman).

Passons à Vingt milles lieues sous les mers de Jules Verne. Là encore, je regrette de ne l’avoir pas lu plus tôt, moi qui avais embarqué de bon coeur dans plusieurs opus des Voyages extraordinaires quand j’avais l’âge de vouloir faire le mur. Mais finalement, cela m’a permis de découvrir le superbe « concert-fiction » adapté du roman par Stéphane Michaka pour France Culture (le concert est désormais édité sous forme de livre-CD très joliment illustré, que vous pouvez feuilleter ici).

Sous les trémolos de l’Orchestre national de France, j’ai donc vaguement compris que le professeur Pierre Arronnax embarque dans le cuirassé Lincoln avec son domestique et un harponneur bourru, en quête d’un monstre marin qui déchire les coques des navires. Il penche pour l’hypothèse d’un narval. Après confrontation avec le monstre, il s’avère qu’il s’agit en fait d’un extraordinaire sous-marin. À ses commandes, le Capitaine Nemo, un être fascinant qui parle une langue inconnue avec ses hommes, dispose de tout ce qu’il lui faut pour vivre dans son sous-marin, parcourt les mers comme si c’était son jardin, et les retient tous trois prisonniers. À bord du Nautilus, Aronnax et ses compagnons vont vivre les aventures les plus extraordinaires, comme les excursions sur les planchers océaniques, le passage de l’Arabian Tunnel, la traversée de l’Antarctique ou l’attaque des poulpes géants… C’est superbe, ça ressemble à un space opéra des mers, et ça donne sacrément envie de plonger vingt mille lieues dans le livre !

J’en viens à ma comparaison entre le Comte de Monte-Cristo et le Capitaine Nemo (eh oui, moi aussi je fais patienter mes lecteurs !) Au-delà de la consonance de leurs noms, les deux hommes partagent plusieurs traits en commun.

Tout d’abord, tout simplement, le lien à la mer. Edmond Dantès est un marin de vocation, c’est la mer qui le sauve de sa captivité, sa fortune se trouve en son coeur, et sa transformation en Monte-Cristo ne l’empêche pas d’emprunter fréquemment la voie maritime sur son yacht chaque fois l’envie le prend de voyager (c’est-à-dire souvent). Nemo, lui, ne vit que par, pour, et littéralement dans la mer.

Au-delà du fait, il y a l’image de deux hommes « re-nés » par le passage dans les profondeurs, comme « Moïse sauvé des eaux ». Car tous les deux se trimballent de sacrés « cadavres » dans le sac-à-dos : le sombre passé de Monte-Cristo, on le connaît ; celui de Nemo ne nous est pas révélé, mais sa rancoeur à l’égard des terriens, son acharnement à couler certains navires croisant à proximité, son mode de vie autarcique, certaines tirades, nous montrent assez qu’il doit composer avec de lourds traumatismes.

« Monsieur le professeur, répliqua vivement le commandant, je ne suis pas ce que vous appelez un homme civilisé ! J’ai rompu avec la société tout entière pour des raisons que moi seul j’ai le droit d’apprécier. Je n’obéis donc point à ses règles, et je vous engage à ne jamais les invoquer devant moi ! »

« Tout ce qui ne tue pas nous rend plus fort » pourrait être la devise des deux hommes. Rescapés de terribles malheurs, ils ont résolu de maîtriser de bout en bout le moindre aspect de leur vie. Détenteurs de fabuleux trésors qui se trouvent toujours, comme par hasard, au fond de la mer (la grotte digne des milles et une nuits de Monte-Cristo : le Nautilus équipé de luxueux appareils, comme un orgue ou une bibliothèque garnie de milliers de volumes de Nemo), ils commandent en maîtres et ne dépendent de personne, pas même des plus hautes autorités. Doués d’une forme d’ubiquité extraordinaire, ils ont tout lu, tout vu du monde. Ce sont des êtres fascinants, capables d’infléchir le destin de tous ceux qui les croisent.

Bref, ce sont les surhommes que Nietzsche allait populariser quelques années après.

Et à votre avis, qui a dit ça, Nemo ou Monte-Cristo ? ⤵️

Je suis un de ces êtres exceptionnels, oui, monsieur, et je crois que, jusqu’à ce jour, aucun homme ne s’est trouvé dans une position semblable à la mienne. Les royaumes des rois sont limités, soit par des montagnes, soit par des rivières, soit par un changement de moeurs, soit par une mutation de langage. Mon royaume, à moi, est grand comme le monde, car je ne suis ni Italien, ni Français, ni Hindou, ni Américain, ni Espagnol : je suis cosmopolite.

Je ne peux pas terminer (enfin) ce billet sans vous renvoyer vers celle qui m’a inspiré ces deux lectures (la prof de français que j’aurais rêvé d’avoir au collège) : Le comte de Monte-Cristo et Vingt mille lieues sous les mers chez la petite marchande de prose 🙂

L’adaptation de Vingt mille lieues sous les mers en podcast sur France Culture.

Et si vous n’avez pas envie de vous taper 1600 pages, il existe une version audio du Comte de Monte-Cristo.

Et parce qu’elle m’a fait hurler de rire, allez lire le billet de Cannibal Lecteur sur Les trois mousquetaires d’Alexandre Dumas.