Le nouveau nom

Je me suis enfin lancée dans la suite de L’amie prodigieuse, cette saga italienne à succès que j’avais tant aimé découvrir. Le livre patientait depuis des mois dans ma bibliothèque. Phénomène PAL. En juillet c’était le bon moment, sous le soleil, pendant des vacances en Italie justement. Malgré ma méconnaissance de la langue de Dante, l’environnement acoustique collait. J’ai plongé dedans et n’en suis sortie qu’à bout de souffle, la tête et le coeur aspirés par les personnages, leurs vies à la dure et le quartier napolitain où l’on avait suivi leur enfance dans le premier tome. Il m’a fallu deux jours de décompression pour commencer une nouvelle lecture. Preuve que ce roman n’a pas usurpé son statut de best-seller mondial, et cela me rend soudain très reconnaissante envers l’industrie du livre qui permet au plus grand nombre de s’autoriser de tels voyages !

On reprend l’histoire là où on l’avait laissée. Au printemps 1960, Lila, 16 ans, s’est mariée avec Stefano l’épicier enrichi. Son joli conte de fée s’achève le soir de la noce, quand elle comprend que son mari l’a trahie en s’alliant aux frères Solara qu’elle déteste. Sa vie conjugale devient un enfer, malgré le nouvel appartement doté d’un confort moderne inenvisageable dans son ancien quartier. Mais Lila, fidèle à sa réputation de rebelle, emploie sa vive intelligence à résister à sa nouvelle condition par tous les moyens. Lenú la narratrice poursuit une voie bien différente, plus obscure, celle des études au lycée où à force d’efforts méritoires elle se hisse à la première place, contredisant la fatalité de son milieu, où très rares sont ceux qui dépassent le primaire.

Ce deuxième tome intensifie la narration, se concentrant sur l’écheveau des relations du groupe d’amis qui accèdent à l’âge adulte et cherchent tous à se faire une place au soleil, quitte à empiéter sur celle des autres. L’insouciance de l’enfance est révolue. Elena Ferrante resserre le regard sur la problématique des oppositions entre classes sociales. Tel un Émile Zola italien, elle montre que même dans un quartier populaire, de subtiles différences délimitent ceux qui s’en sortent, par leurs mérites ou leurs magouilles, et ceux qui restent enfoncés dans la misère, pauvres veuves ou malchanceux, et dépendent des premiers pour manger. Il s’en faut parfois d’un cheveu pour basculer d’un niveau à l’autre, ce qui est une caractéristique de la pauvreté. Ferrante démonte les combines de chacun, la fierté à vif ou la folie engendrées par des rapports de force exacerbés. C’est un monde où tout le monde insulte tout le monde à grands cris, ses fournisseurs comme ses plus proches parents, et cela semble normal.

« Dans l’inégalité, il y avait quelque chose de beaucoup plus pervers, et maintenant je le savais. Quelque chose qui agissait en profondeur et allait chercher bien au-delà de l’argent. Ni la caisse des deux épiceries ni même celle de la fabrique ou du magasin de chaussures ne suffisaient à dissimuler notre origine. Et quand bien même Lila prendrait dans le tiroir-caisse encore plus d’argent qu’elle n’en prenait déjà, quand bien même elle en prendrait des millions, trente ou même cinquante, elle n’y arriverait toujours pas. Ça, moi je l’avais compris, et il y avait donc enfin quelque chose que je savais mieux qu’elle : je ne l’avais pas appris dans ces rues mais devant le lycée, en regardant la jeune fille qui venait chercher Nino. Elle nous était supérieure, comme ça, sans le vouloir. Et c’est ce qui était insupportable. » (p. 165)

Sous ses dehors sages, Lenú est le personnage le plus transgressif finalement : descendante d’une lignée « de paysans analphabètes », une fille qui plus est, elle ose se confronter aux tenants de la culture savante pour qui tous les attributs du savoir – et du savoir-vivre – sont naturels. Parler italien sans accent, savoir se comporter en société, c’est pour elle comme une langue étrangère à dominer – au sens littéral puisque sa langue maternelle est le dialecte napolitain – sans jamais espérer en saisir toutes les subtilités. Il y a de l’Annie Ernaux dans ce parcours de bonne élève, de transfuge de classe, honteuse de son milieu d’origine, mal à l’aise face à ses amis bourgeois, partout en décalage, téméraire malgré elle, désireuse d’être naturalisée dans une forme de patrie intellectuelle qui seule ne regarde pas ses origines. Son personnage s’aiguise dans ce tome, fait preuve de plus de volonté propre, d’autonomie, malgré ses fragilités identitaires qui la rendent plus accessible que Lila.

« Oui, c’est comme ça, j’ai trop peur, et c’est pourquoi je souhaite qu’on en finisse au plus vite et que les êtres peuplant mes cauchemars viennent dévorer mon âme. » (p. 383)

Mais on ne peut concevoir Lenú sans Lila, et inversement. Les deux amies se « cannibalisent » symboliquement, chacune se nourrissant de ce que l’autre a de plus cher pour se tailler sa place dans un monde où les femmes comptent pour quantité négligeable et sont asservies à leurs hommes. Lila, devenue Mme Carraci, son « nouveau nom » qui l’emprisonne, se convertit en l’incarnation de la condition féminine dans un milieu populaire du Naples des années soixante. Il est significatif que le récit s’attache beaucoup plus à décrire son corps dans ce tome que ses prouesses intellectuelles, bien qu’à plusieurs occasions celles-ci affleurent et nous rappellent la multiplicité prodigieuse de ses dons. Elle est toujours autant fascinante, aux yeux de Lenú comme des nôtres ! Mais tout chez Lila est voué à un éternel cycle de création/destruction. Comme le Vésuve aperçu de sa cuisine, la jeune épouse condense la colère antique des femmes de son quartier pour la recracher contre son entourage oppresseur à divers degrés. Ce qui n’empêche pas les autres femmes de la détester cordialement, y compris Lenú parfois. Elle est trop « méchante » pour une femme, ne respecte aucune règle et n’en fait qu’à sa tête.

« … depuis l’enfance, nous avions vu nos pères frapper nos mères. Nous avions grandi en pensant qu’un étranger ne devait pas même nous effleurer, alors qu’un parent, un fiancé ou un mari pouvaient nous donner des claques quand ils le voulaient, par amour, pour nous éduquer ou nous rééduquer. » (p. 67)

*** Ouverture d’une parenthèse spoil *** Le nouveau nom, c’est peut-être aussi celui qui est imprimé sur la couverture du roman écrit par Lenú, qui transcende le nom de la fille de l’humble portier de mairie. Symétriquement, elle accède à la fin du récit à la reconnaissance mondaine tandis que Lila dégringole l’échelle sociale. *** Fermeture de la parenthèse spoil ***

« Oui, c’est Lila qui rend l’écriture difficile. Ma vie me pousse à imaginer ce qu’aurait été la sienne si mon sort lui était revenu, à me demander ce qu’elle aurait fait si elle avait eu ma chance. Et sa vie surgit constamment dans la mienne… » (p. 446)

Politiquement, le système est dominé par la rivalité entre communistes et démocrates-chrétiens, avec les socialistes au milieu ; dans la rue les jeunes communistes et les jeunes fascistes se font le coup de poing tandis que les étudiants gauchistes parlent Révolution, Planification, ouverture au centre. Mais aucun de ces mots ou de ces actes ne semblent avoir une quelconque incidence sur la vie du quartier de Lila et Lenú. Ce sont deux mondes qui se côtoient et se mêlent très peu, malgré la militance communiste de Pasquale ou les efforts de Lenú pour avoir l’air dans le coup face à Nino, son « crush » de toujours. À la fin du deuxième tome, nous avons atteint la veille du mai 68 italien, le calme avant la tempête.

Et puis il y a cette parenthèse enchantée au milieu du récit, l’été à Ischia. Les deux amies y passent des vacances pour des raisons toutes sauf légères. Et pourtant on bascule dans un moment hors du temps, solaire, très dolce vita, où l’amour et la jeunesse tressent des couronnes de fleurs sur le front d’une passion aussi surprenante que dérangeante. Fougue, arrangements secrets et déchirements sont de la partie et nous mettent des papillons dans le ventre à nous aussi ! (Oui je parle au nom de tous les lecteurs).

« C’est seulement dans la perspective d’un amour irréalisable que le baiser qu’il lui avait donné dans la mer commença à sortir de l’indicible.  » (p. 314)

Alors certes, les heurs et malheurs (surtout ces derniers) des personnages ont parfois mis mes nerfs à rude épreuve, certes la narration a une luxuriance quasi suffocante, et certes il y a des défauts de traduction, mais vous l’aurez compris, cette lecture est un coup de coeur magistral, et je ne sais ce qui me retient de filer fissa mettre la main sur le troisième tome, si ce n’est le désir de faire durer le plaisir de cette saga magnifique (et magnétique, comme me le suggère le traducteur de ma tablette, qui pour une fois n’est pas à côté de la plaque !)

« Le nouveau nom » d’Elena Ferrante, traduit de l’italien par Elsa Damien, Folio Gallimard, 2016, 623 p.

Laura Kasischke, Un oiseau blanc dans le blizzard

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« J’ai seize ans lorsque ma mère se glisse hors de sa peau par un après-midi glacé de janvier – elle devient un être pur et désincarné, entouré d’atomes brillants comme de microscopiques éclats de diamants, accompagné, peut-être, par le tintement d’une cloche, ou par quelques notes claires de flûte dans le lointain – et disparaît. » (incipit).

Fascinant et repoussant. Ce sont les deux mots qui me viennent à l’esprit pour qualifier ce roman de Laura Kasischke. Fascinant car l’auteur excelle à tisser des relations complexes et opaques dans un noyau familial restreint (le père, la mère, la fille, comme dans Esprit d’hiver). Parce que Kasischke sait user avec une habileté très maîtrisée de l’analepse, cette façon de revenir constamment en arrière à partir d’un événement donné, d’enrouler le temps comme sur un écheveau, par le biais de digressions toutes sauf innocentes, et de faire miroiter le passé au regard du présent. Cet événement clé, c’est la disparition de la mère de Kat, 16 ans, qui part sans laisser de traces. C’est comme si cette mère au foyer névrosée, très « desperate housewife », glissait dans le néant. Peu à peu on se rend compte que sa vie frôlait déjà le néant, entre ses aspirations exigeantes, son mari insignifiant, et sa fille pas à la hauteur, dans une banlieue anonyme comme l’Amérique nous en produit tant. La situation ressemble tellement à un cliché que le lecteur est comme anesthésié. Comme Katrina, qui elle-même ne se pose pas plus de questions que ça sur la disparition de sa mère. Comme si la vie de cette Eve Connors, sorte de « reine des neiges » moderne, s’était effacée de la pellicule photo.

Mais j’ai aussi employé le terme « repoussant ». Laura Kasiscke sait d’emblée instaurer le malaise, à coup de métaphores animales, d’images très crues, par une certaine complaisance envers tout ce qui relève de la pourriture, de la décomposition, du suintant. Elle est la reine des comparaisons, presque trop. A force, j’ai saturé. Comme une vague envie de vomir.

Si la couleur qui domine est le blanc, symbole de la glace, et donc du degré de « chaleur » qui préside aux relations au sein de la famille Connors (un symbole qui peuple les cauchemars de Kat), il m’a semblé que le noir profond était le verso de cette histoire : obscurité de l’espace intime, du non-dit, de l’enfoui, de l’inconscient, de l’informe, l’aveuglement volontaire côtoyant l’aveuglement réel de la voisine… Kasischke c’est un peu un « digest » des théories freudiennes et jungiennes, avec ce côté qui sonne un peu faux par moments parce qu’on sent l’écriture hyper travaillée.

J’ai néanmoins admiré la virtuosité de cette anamnèse psychologique de la jeune Kat que l’on suit jusqu’à ses 20 ans. Laura Kasischke démontre à quel point elle sait emmener le lecteur exactement là où elle veut, et lui évite soigneusement les questions qu’il devrait se poser. Je l’ai trouvé moins littérairement abouti qu’Esprit d’hiver, le quart final m’a semblé un peu bâclé, mais la chute est mythique…

« Un oiseau blanc dans le blizzard » de Laura Kasischke, Christian Bourgois Éditeur / Le Livre de Poche, 2012 (1e éd. 2000), 305 p.

Mois américain2e participation au mois américain

Kazuo Ishiguro, Quand nous étions orphelins

Lu en VO : « When We Were Orphans », Faber & Faber, 2001, 313 p.

Quand je commence un roman de cet auteur anglais d’origine japonaise, je sais que je vais trouver un alliage spécifique de raffinement et de pudeur des sentiments qui se reflète jusque dans le choix d’un vocabulaire châtié d’une grande précision. C’est encore le cas pour cette histoire qui se partage entre plusieurs périodes bien connues de l’écrivain : de la vie dans l’enclave internationale de Shanghai à la Belle Époque, aux prémisses de la Seconde Guerre mondiale, en passant par le Londres de l’entre-deux-guerres. C’est l’histoire de Christopher Banks, le narrateur. Devenu un détective célèbre, il se prend à se rappeler des bribes de son enfance chinoise, de ses jeux avec son petit voisin japonais Akira, et surtout de sa mère, une femme forte et déterminée dans sa lutte contre le trafic d’opium orchestré par les compagnies occidentales, notamment britanniques. Cette enfance dorée a été brusquement interrompue par la disparition de ses parents à quelques mois d’intervalle, et le retour de Christopher dans la mère patrie. Devenu un homme, il croise la route de Sarah Hemmings, une femme énigmatique qui le hante, et il adopte une petite orpheline, Jennifer. Alors que les nuages noirs s’amoncellent sur les relations internationales, alors que les Japonais ont déjà commencé à envahir la Chine, il se décide enfin à partir sur la trace de ses parents. De retour à Shanghai, ce qu’il va trouver, au milieu de la confusion de la guerre, est loin de ce qu’il imaginait.

Ishiguro est le romancier de la perte, de la mémoire, des souvenirs enfouis, des regrets et des remords, de la rédemption. Ici il stylise à l’extrême ses personnages et ses situations et son arrière-plan historique est impeccable. Il me fait parfois penser à ces porcelaines chinoises ornées de personnages délicats mais un peu figés. C’est le défaut que je relèverais dans ce roman, alors que l’excellentissime Les Vestiges du Jour ne m’avait pas du tout fait cette impression. Du coup ses personnages manquent de chair, de profondeur, de sentiments. Les souvenirs de Christopher sont un enfilage d’anecdotes, qui même si elles sont très bien racontées, finissent par ressembler à un enfilage de perles. Même le passage le plus mouvementé, en pleine guérilla urbaine au centre de Shanghai ne m’a pas plus fait haleter que ça, mais plutôt ennuyée. Je ne vois pas du tout l’intérêt du personnage de Jennifer et l’histoire d’amour avec Sarah, s’il y en a une, est trop éthérée pour être convaincante. Enfin je n’ai pas compris pourquoi le narrateur assimile la quête de ses parents, toute honorable soit-elle, à une impossible mission de sauvetage des relations internationales, si ce n’est du monde, tout grand détective soit-il.

Bref. A côté de ça, Ishiguro reste quand même un romancier de talent, qui raconte extrêmement bien les joies et les peines de l’enfance entrevues sous le prisme « sépia » de la nostalgie. Les illusions entretenues à l’âge adulte, les terribles révélations faites des années plus tard, mêlées aux catastrophes de l’histoire mondiale du XXe siècle, forment une trame particulièrement propice à la tragédie, mais une tragédie adoucie par des consolations a posteriori, par les petits plaisirs du quotidien et les affections filiales de rechange offertes à ceux qui sont pour toujours « orphelins ».

Si j’ai eu du mal à terminer le dernier tiers du roman (mais je l’ai terminé !), j’ai lu les deux premiers tiers avec plaisir.

« My feeling is that she is thinking of herself as much as of me when she talks of a a sense of mission, and the futility of attempting to evade it. Perharps there are those who are able to go about their lives unfettered by such concerns. But for those like us, our fate is to face the world as orphans, chasing through long years the shadows of vanished parents. There is nothing for us but to try and see through our missions to the end, as best as we can, for until we do so, we will be permitted no calm. » (p. 313).

Ma chère Rosa Rat de bibliothèque a aussi lu ce livre, allez lire son billet ici !

Queen Elizabeth II n’étant pas en reste, je suis heureuse de compter une deuxième lecture anglaise pour ce mois dédié à la perfide Albion !

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Irène Nemirovsky, Chaleur du sang

chaleur du sang« _ Il a l’air d’un bon garçon, ce Jean Dorin, n’est-ce pas ? Ils se connaissent depuis longtemps. Ils ont pour eux toutes les chances de bonheur. Ils vivront, comme nous avons vécu avec François, une existence tranquille, unie, digne… tranquille surtout… sans secousses, sans orages… Est-ce donc si difficile d’être heureux ? Il me semble que le Moulin-Neuf a en lui quelque chose d’apaisant. J’avais toujours rêvé d’une maison bâtie près de la rivière, de me réveiller la nuit, bien au chaud dans mon lit, et d’entendre couler l’eau. Bientôt un enfant, continua-t-elle, rêvant tout haut. Mon Dieu, si on savait, à vingt ans, comme la vie est simple… » (p. 31).

Contrairement à ce que croit Hélène, épouse et mère de famille épanouie, la vie n’est pas si simple, même (surtout ?) en province. Sa fille Colette, tout juste mariée, va en faire l’expérience. Et Silvio, le vieil homme un peu sauvage ami de la famille se souvient… Que le sang est chaud quand on est jeune ! Et combien les vieilles personnes l’oublient !

J’ai été heureuse de retrouver Irène Nemirovsky à l’occasion du blogoclub, moi qui avais tant aimé Jézabel, Dimanche et autres nouvelles, et surtout, Suite française ! Cette femme m’épate : elle qui a passé sa jeunesse en Ukraine et en Finlande, elle arrive à produire un pur roman de terroir français, composé dans une langue charnelle, un peu âpre et sauvage, comme la terre du Morvan où se passe l’histoire.

Une histoire enchâssée dans la sienne : même si la Deuxième Guerre mondiale n’a pas sa place dans Chaleur du sang, puisque le roman a été commencé en 1937, Irène Nemirovsky a trouvé refuge sous l’Occupation dans le village même où elle situe son histoire. C’est là qu’elle termine ce roman et qu’elle situe (et rédige) la deuxième partie de Suite française. C’est là qu’elle sera arrêtée en 1942 pour être déportée à Auschwitz…

« _ Ah, mon ami, devant tel ou tel événement de votre vie, pensez-vous quelque fois à l’instant dont il est sorti, au germe qui lui a donné naissance ? Je ne sais comment dire… Imaginez un champ au moment des semailles, tout ce qui tient dans un grain de blé, les futures récoltes… Eh bien, dans la vie, c’est exactement pareil. (…)

_ Oui, dis-je, si on connaissait d’avance la récolte, qui sèmerait son champ ? » (p. 44).

Irène Nemirovsky aurait pu reprendre à son compte cette dernière parole.

J’ai choisi ce titre à cause de la photo de couverture, il faut bien l’avouer (à quoi ça tient… mais je crois que nous sommes nombreux dans ce cas). Dans Chaleur du sang, j’ai aimé les descriptions des mœurs paysannes, du passage des saisons et du temps dans tous les sens du terme, et des intérieurs bourgeois de province. On se croirait parfois dans du François Mauriac, de l’André Dhôtel ou du Thomas Hardy. Je ne me suis pas vraiment attachée aux personnages, sauf peut-être à ce vieil ours de Silvio, car le roman est court et ressemble à une fable sur le poids des secrets, de l’hérédité, de la fatalité qui font éclater la prude carapace des familles provinciales.

« Ce pays, au centre de la France, est à la fois sauvage et riche. Chacun vit chez soi, sur son domaine, se méfie du voisin, rentre son blé, compte ses sous et ne s’occupe pas du reste. Pas de château, pas de visites. Ici règne une bourgeoisie toute proche encore du peuple, à peine sortie de lui, au sang riche et qui aime tous les biens de la terre. Ma famille couvre la province d’un réseau étendu d’Erard, de Chapelin, de Benoît, de Montrifaut ; ils sont gros fermiers, notaires, fonctionnaires, propriétaires terriens ; leurs maisons sont cossues, isolées, bâties loin du bourg, défendues par de grandes portes revêches, à triple verrou, comme des portes de prison, précédées par des jardins plats, presque sans fleurs : rien que des légumes et des arbres fruitiers taillés en espalier pour produire davantage. Les salons sont bourrés de meubles et toujours clos ; on vit dans la cuisine pour épargner les feux. » (p.22).

Irène Nemirovsky
Irène Nemirovsky

Pour moi, Irène Nemirovsky ressemble étrangement à ses héroïnes pleines de sève qui se retrouvent cruellement frappées par le sort. Elle imprègne à ses histoires une sagesse étonnante de maturité, comme une prescience de son destin tragique. Son écriture est toujours « goûtue » – je ne trouve pas d’autres mots : évocatrice mais sans fioritures, proche de son lecteur sans être familière, portant un regard mi-amusé, mi-méprisant sur ses personnages. Son style n’a pas pris une ride et c’est toujours un plaisir rare et poignant de la lire.

Allez lire d’autres billets sur des romans d’Irène Nemirovsky chez : ClaudiaLucia, Sylire, Florence, Titine, Gambadou

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Jaume Cabré, Confiteor (2013)

« Ugh » dirait l’indien Aigle-Noir. Violent, je  dirais. Difficile pour moi de parler de ce livre-jungle, ce livre-somme (théologique), ce roman « Sagrada Familia de Barcelone » à laquelle il me faisait penser par sa taille, son côté baroque, ses strates, la profusion de ses figures, son inachèvement. Autant commencer par le commencement :

confiteor,M118831Il était une fois un petit garçon solitaire nommé Adria Ardévol qui grandissait dans la Barcelone des années 50, entre un père despote et distant et une mère froide et soumise, entre la présence phénoménale de milliers de livres et le pizzicato introuvable du violon, entre l’espionnage du moindre fait et geste de la maison et l’apprentissage compulsif d’un paquet de langues mortes ou vives, entre l’amitié réelle du jeune Bernat et l’amitié imaginaire du shérif Carson et l’indien Aigle Noir.

Si on tirait le fil de la pelote, ou la corde du violon inestimable acquis par le père d’Adria dans des conditions douteuses à la fin de la Seconde Guerre mondiale, ce serait pourtant des monceaux de secrets et d’histoires inextricablement liées remontant du passé le plus lointain qui viendraient avec le fil, s’effilochant au gré de la mémoire vacillante d’Adria, parvenu au seuil de la mort.

Confiteor, c’est donc bien plus que la « confession » d’un enfant du siècle : c’est une fresque échevelée de l’histoire européenne depuis le Moyen-Âge, dont les fragments perdus remontent de la mémoire, s’entrechoquent et se recollent grâce aux objets qu’accumule avec un soin jaloux le père d’Adria dans son magasin d’antiquités.

Cette cacophonie d’histoires de malheurs, de traîtrise, de cruauté, d’amours, de concupiscence, d’épisodes burlesques, de petites lâchetés ordinaires, de courage aussi, de l’Inquisition à Auschwitz, va jusqu’à faire exploser la syntaxe : Adria parle de lui à la première et à la troisième personne au sein d’une même phrase, un discours indirect peut très vite devenir direct et nous catapulter sans crier gare dans l’atelier d’un luthier italien du XVIIe siècle, un couvent de dominicains à Rome ou la maison d’un boutiquier égyptien des années 1890, un dialogue se passer dans plusieurs espaces-temps différents. C’est assez déroutant au début, il faut s’y faire, mais il faut reconnaître que ça donne une extraordinaire plasticité à l’ (aux) histoire(s). Un des points de tension extrême culmine selon moi dans ce chapitre hallucinant et halluciné mettant en parallèle un inquisiteur catalan du XIVe siècle brûlant juifs et hérétiques, et le délirant, paranoïaque et mégalomane directeur d’Auschwitz, Rudolf Höss. Exagéré ? Oui. Grotesque ? Sans doute. Mais ça produit un effet frappant. Quelques centaines de pages plus loin n’est pas épargnée au lecteur une situation similaire de distorsion de la justice au nom de « l’Idée », avec une épouvantable scène de lapidation.

(c) ale-ale.net

Cette histoire fiévreuse et chaotique, malaxant destins individuels et collectif, va intimement imprimer le destin d’Adria jusqu’à son terme, comme une expiation qu’il aurait à subir pour le compte des fautes des autres, son père en premier lieu, cette famille « dans laquelle il n’aurait pas dû naître », tous ces personnages auxquels il est lié par-delà le temps et l’espace et qui empiètent sur son libre arbitre.

On le voit, Confiteor est un monument d’effroi et d’incompréhension devant l’énigme de la prégnance du mal, causé notamment par les fanatiques pour qui « l’Idée » passe avant la vie humaine. Mais c’est aussi le roman de personnes qui, par leur position singulière dans l’écheveau des coupables et des victimes, tentent tout particulièrement de répondre à cette énigme monstrueuse. Si l’idée de pardon divin semble plutôt battue en brèche et la justice des hommes n’y pouvoir grand-chose, Adria croit que la beauté et l’amour permettent de bâtir des remblais contre le mal. Certains subliment les séquelles du mal par l’art, tandis que d’autres le défient les yeux grands ouverts, au cœur même de leur faiblesse. Il en est aussi qui cherchent à réparer le mal qu’ils ont commis ou auquel ils ont acquiescé passivement, même si cela s’apparente parfois à vouloir combler la fosse des Mariannes à la petite cuillère. Une forme de croyance à la transcendance et aux liens invisibles entre vivants et morts n’est pas absente de ce roman si pessimiste sur la nature humaine. L’amitié et ses remèdes est ainsi un thème qui file le roman de façon très subtile. Mais comment expliquer que d’autres poursuivent littéralement leur descente aux enfers ? On en est réduit à se demander, comme la petite Amelietje aux lèvres bleuies par la mort : « Waarom ? », pourquoi ?

Ne me demandez pas si j’ai aimé ou pas, je crois que ce roman a une portée qui va bien au-delà. J’ai mis du temps à le lire, et pas seulement parce qu’il fait 771 pages. J’avais besoin de me détacher de temps en temps d’Adria et Bernat, de fra Julia et de la belle Amani, de Daniela Amato et de Monsieur Berenguer, de Maman et Papa Ardévol, de fra Nicolau Eimeric et de Rudolf Höss, de Lola Xica et de la tante Leo, de Tito Carbonell et de Coseriu, de Jachiam de Pardac et de Mathias Alpaerts, de Laura et de Tecla, du père Morlin et du signor Falegnami, de Drago Gradnic et de Franz Grübbe, du docteur Müss et d’Ali Bahr, de Kamenek et Isaiah Berlin, de l’évanescente Sara Voltes-Epstein enfin… Et de ne pas trop focaliser mon imaginaire sur certaines scènes peu recommandables à mon état de femme enceinte de 5 mois (voilà, c’est dit ! 😉 ).

A la rigueur on pourrait presque dire qu’il règne dans Confiteor une certaine obsession pour les moments-les-plus-sombres-de-notre-histoire, même si étrangement, la guerre civile espagnole et le franquisme sont très peu évoqués. Et il y a une opposition très nette qui est faite par l’auteur entre l’institution de l’Eglise catholique, présentée très souvent sous l’angle de sa culpabilité dans divers épisodes historiques, et la figure du juif errant, ou du moine errant. C’est un biais, mais quel livre n’en a pas ?

Mais faudrait pas croire que tout n’est que sang, sueur et larmes dans ce livre. Il y a aussi un tas de scènes charmantes, humoristiques, émouvantes ou douces-amères concernant Adria qui m’ont doucement euphorisée. Comme quand il entreprend de ranger ses innombrables livres avec son inséparable Bernat, chaque pièce ayant sa spécialité, même les toilettes et la buanderie : l’histoire, la linguistique, la philosophie, la théologie, la géographie, l’art, la philologie, les livres d’enfance… un rangement prométhéen qui s’apparente à la création divine de l’univers. Cet épisode m’a fait penser à un ami brésilien que je connais depuis dix ans, fou amoureux de livres et qui s’était mis en tête d’apprendre tout seul toutes les langues romanes. Et il y arrivait très bien puisqu’il me chantait par cœur les chansons de Brassens avec l’accent de Brassens quand il n’avait encore jamais mis le pied en France. Ses livres tapissaient les murs de sa chambre de haut en bas, il y en avait par terre et même sur le lit. Il a récemment soutenu sa thèse en catalan à l’université de Barcelone sur un auteur français de romans de gare des années 1920 😉 . (Parabens Thiago).

Peut-être est-ce par ce courant de vie que le mal et la mort sont vaincus ? Evidemment, difficile de se positionner pour un lecteur qui n’a pas été confronté au summum de l’inhumanité. Mais lire Confiteor, c’est déjà s’y confronter un peu. Alors si vous vous sentez prêts, allez-y, lisez-le, c’est un livre hors du commun.

« Confiteor » de Jaume Cabré, traduit du catalan par Edmond Raillard, Actes Sud, 2013, 771 p.