« L’île haute » de Valentine Goby

C’est un roman ethnologique, un roman paysagiste, un roman humaniste, un roman impressionniste, qui accumule les mots pour restituer la présence formidable de celle qui est à la fois altière et protectrice : la montagne, la fameuse « île haute ».

Quelquefois, il va voir Martin et lui demande une liste de mots. Des mots de ce qu’il y a sous la neige quand elle fond. Une liste pour la forêt. Une liste pour la vallée. Une liste pour la montagne. Martin dit rhododendron, épilobe, égi, pissenlit, adénostyle. Ou povotte, cerisier, écureuil, sphaigne. Ou plateau, pierre à Bovi, gentiane, épervier. Des mots qui n’ont pas de sens pour Vincent […] il les écoute. […] Il ignore s’ils désignent des fleurs, des plantes, des arbres, des animaux, des choses mobiles, marchantes ou volantes ou rampantes ou statiques, minuscules ou géantes, dressées, couchées, effrayantes ou belles, repoussantes, rares ou communes […]. Il se concentre sur les sons, ils dictent sa palette et il déshabille la montagne.

Vincent a 12 ans lorsqu’il débarque à Vallorcine, la vallée des Ours, enclavée au-dessus de Chamonix, au cœur de l’hiver. Autour de lui, tout est blanc, la neige envahit tout, elle s’entasse sur des couches épaisses de dizaines de mètres, et coupe Vallorcine du monde extérieur. Elle protège aussi. Car Vincent s’appelait Vadim à Paris et il a fui. Nous sommes au début de l’année 1943, il ne fait pas bon être étiqueté juif par l’occupant.

Dans sa nouvelle famille, Vincent apprend la rude vie des montagnards, guidé par la litanie des « t’as jamais vu… (la neige, la cousse, de vache, de tacounets, etc) ? » de Moinette, sa petite mentor : soins aux bêtes qui vivent avec les humains, liste infinie de tâches à accomplir au-dedans et au-dehors, pour assurer la survie. Quand ils ne travaillent pas les enfants sont sur les bancs de l’école ou du catéchisme. Une vie fort éloignée de celle des enfants d’aujourd’hui. Et pourtant on ressent leur profonde joie de vivre. Leurs temps de loisir se passent à skier, à observer bêtes, fruits et plantes, à « parachuter » d’un mélèze. Vincent grandit, se débarrasse de son asthme. Il apprend le rythme des saisons, l’amour. Et surtout il reçoit avec avidité le choc des premières fois, gouvernées par la vision fondatrice : celle de son premier face-à-face avec la montagne (les Aiguilles rouges).

D’un coup la lumière refroidit. Blanche stoppe net, se retourne : regarde ! Le soleil a complètement disparu. La montagne se dresse à contre-jour dans le ciel vert. Ce n’est plus le dôme d’un palais, se dit le garçon, c’est une île. Une île dans la neige. Une île haute.

Comment ne pas penser à René Frison-Roche en lisant ce roman, frais comme la rosée couvrant les pâturages ? Grâce à « Premier de cordée », je connaissais certains mots : monchu, pèle. Mais Valentine Goby signe une œuvre unique en sauvant de l’oubli des milliers de gestes, savoirs et savoirs-faire d’un temps où à Vallorcine, tout se faisait à la main. Elle a recueilli les témoignages des habitants pour cela et c’est une chose que j’apprécie de plus en plus : transmettre l’histoire en roman – ce qui n’est pas tout-à-fait ce qu’on appelle communément le roman historique. Bien sûr, la guerre apporte une tension dramatique, mais elle reste en toile de fond, on l’oublierait presque si elle ne se rappelait à notre souvenir à la fin, lorsque les nazis sont près de remplacer les « alpini » (soldats italiens) dans le rôle de l’occupant en Savoie. 

C’est surtout un superbe roman d’apprentissage qui mêle, dans une enivrante synesthésie de sensations, l’esthétique de la montagne, l’éthique des montagnards et l’hommage à l’enfance, aux seuils, aux premières fois. Un merveilleux cadeau de la part d’une autrice que je lis enfin !

Observe, imagine. Après ce sera trop tard, tu seras prisonnier de tes yeux.

« L’île haute » de Valentine Goby, Actes Sud, 2022.

Crédit aquarelle en fond d’image (couleurs et aspect non conformes à l’original) : Christine Laverne © 

Les Bourgeois, d’Alice Ferney

Detail

Ils sont dix, nés d’Henri et Mathilde Bourgeois, dans le Paris de l’Entre-deux-guerres. Bourgeois ils le sont par leurs moeurs, leurs idéaux, leur éducation, axée sur l’effort et l’honneur (notion pourtant considérablement mise à mal au cours du XXe siècle). Ils vivent les événements contemporains de façon parfois décalée, avec leur propre rythme et les lunettes de la classe sociale à laquelle ils appartiennent, mais ils débordent de vitalité et tracent leur chemin avec droiture « aux places favorites de la société bourgeoise – l’armée, la médecine, le barreau, les affaires » nous dit la quatrième de couverture.

De plus en plus, les Bourgeois vivaient à contretemps, qui faisaient des enfants comme si la chose allait de soi. (p. 410)

Cette force vitale va les aider à surmonter les remous et traumatismes de l’histoire (la petite comme la grande) : le deuil de la mère, qui meurt en donnant la vie à son dixième enfant durant la Drôle de Guerre ; la guerre justement qui bouleverse les plans d’avenir et confronte à l’horreur et à la perte ; les accidents ; les blessures d’enfance ; la décolonisation ; mai 68 et ses suites… À leur tour ils se marieront pour la plupart, et certains auront même beaucoup d’enfants, quoique moins que leurs parents. Et puis ils deviendront grands-parents, et certains achèveront leur vie terrestre dans le temps du roman.

Je me demande toujours si vraiment l’on se prépare à la mort. Il paraît que cette idée répandue est un leurre : la mort serait si étrangère à la vie qu’on ne pourrait en réalité la penser et qu’il ne servirait à rien de l’apprivoiser, ce que l’on apprivoise d’elle n’étant jamais elle. (p. 13)

Sur cette valse du cycle de la vie (naissance, vie, mort), Alice Ferney donne le point de vue d’une narratrice impersonnelle – qui pourrait bien être elle – alternant entre le présent et le passé. Cela donne une profondeur particulière à l’exercice de la biographie familiale, et en même temps décentre l’attention du moment « où les choses se font » pour nous donner à considérer la brièveté d’une vie humaine, même quand elle dépasse son terme admis. Car le roman commence avec la mort de Jérôme en 2013, le septième de la fratrie, et procure particulièrement le ressenti de Claude, son cadet immédiat, face à cette mort subite.

Elle savait comment la vie passe sur les hommes à la manière d’un vent si fort qu’il les pousse en avant sans qu’ils s’en aperçoivent, croyant demeurer immobiles, inchangés, immortels. Le vent du temps avait soufflé. Le petit garçon qui dans la cour des Invalides avait reçu la Légion d’honneur au nom de son frère défunt était aujourd’hui capitaine et prêt à mériter la même décoration. La guerre était de tous les temps. Elle était pour l’éternité le noir élixir de l’histoire. (p.139)

La narratrice remonte ensuite dans le passé, à la racine de cette nombreuse fratrie, et tout d’abord aux parents, Henri et Mathilde, nés à la toute fin du XIXe siècle, marqués par la Grande Guerre et mariés au lendemain de celle-ci. Elle s’efforce de faire comprendre au lecteur la mentalité patriotique de l’Entre-deux-guerres, qui faisait qu’une femme de la bonne bourgeoisie acceptait, à quelques exceptions près (tout le monde n’est pas Beauvoir) que son seul horizon soit le mariage et l’éducation des enfants. Cela était sous-tendu par un catholicisme empesé et strict (mais aussi intellectuel et doué de générosité) qui fournissait des repères pour toutes les situations de la vie. Le recul que procure le regard du présent sur le passé permet de mesurer l’écart entre le mode de vie de cette époque (pas si lointaine…) et la nôtre, ce qui peut susciter l’effarement. Mais la subtilité de la plume d’Alice Ferney est aussi de savoir considérer avec tendresse et respect « l’Autre », y compris celui qui est relativement éloigné dans le temps, par le truchement du dialogue entre sa narratrice et le vieux Claude, attaché aux modèles culturels de son enfance.

Six sont morts et les quatre autres ont passé l’âge de faire des projets. J’ai compris ce qu’ils ne savaient pas pendant qu’ils vivaient et mesuré ce que j’ignore. Le secret des autres est immense. (p. 474)

Par cette disposition narrative, mêlant habilement les événements historiques et biographiques, l’autrice nous plonge dans les différentes strates d’une époque, où l’intime côtoie le politique, s’y fond, en est modelé, et vice-versa. La scansion des générations et des époques (autour du pivot que représente la Seconde Guerre mondiale), les répétitions ataviques et les pas de côté arbitraires donnent un rythme empressé, presque galopant, à cette exhumation du « temps perdu ». Paradoxalement cette anamnèse réussit aussi à donner le goût et le sens d’une époque révolue. On se retrouve à la lecture comme devant une photographie jaunie, découvrant « ce qui a été » et n’est plus.

Notre psychisme est ainsi fait que nous oublions. Nous oublions les événements, la forme des journées que nous avons vécues, les pensées que nous avons eues, les sentiments et les humeurs qui nous ont envahis. Ne restent que des impressions sommaires. Le passé devient un grand résumé indistinct. Les dates s’emmêlent, des pans entiers s’engloutissent, et nous ignorons même ce que nous avons oublié. C’est merveille. Sans cette machine à estomper, sans cette sorte de gomme intérieure, nous serions éternellement dans le deuil, le chagrin et l’angoisse. (p.295)

Pour tout dire, en lisant ce livre, j’ai eu l’impression de lire l’histoire de la famille de mon grand père. Tout y est : la famille nombreuse, l’attrait pour le maurassisme, auquel on s’arrache après la condamnation papale de l’Action Française en 1926 (car on obéit d’abord au pape chez ces catholiques convaincus), le côté patron chrétien proche de ses ouvriers, la scolarisation chez les bons pères, les vacances à la campagne, le tennis, les choix professionnels… J’y ai retrouvé un peu de cette veine à la Annie Ernaux ou à la Isabelle Monnin, qui ont soumis leur passé familial au creuset de la littérature dans Les années pour l’une et Mistral perdu pour l’autre. Mais il y a deux différences de taille entre les Bourgeois et les livres des autrices citées : d’une part, Ernaux et Monnin s’attachent à décrire un milieu plutôt populaire, pour le faire accéder à une certaine reconnaissance littéraire, tandis que Ferney sonde un milieu bourgeois (pour faire pardonner ses errements ?) ; d’autre part, Ferney ne dit pas explicitement qu’elle s’inspire de sa famille, ni dans quelle mesure (sa présence-absence dans le roman serait d’ailleurs mon seul petit regret à son propos).

Mais j’ai aussi apprécié, en historienne, le formidable travail historique réalisé par Alice Ferney dans ce roman qui a reçu le prix Historia du roman historique en 2018. Je crois que c’est pourquoi, en plus de sa langue somptueuse enchâssant de manière fluide la petite histoire dans la grande, ce fut une lecture aussi marquante et émouvante que la traversée d’un album de famille…

Le temps filait comme l’eau du monde, la vie avançait comme les fleuves vers leur estuaires. (p. 402)

« Les Bourgeois » d’Alice Ferney, Actes Sud/Babel, 2017, 474 p.

Le moineau de Dieu, de Mary Doria Russell

Le Moineau de Dieu - Mary Doria Russell - SensCritique

Les scientifiques jésuites partirent apprendre et non convertir. Ils partirent parce qu’ils voulaient connaître les autres enfants de Dieu, parce qu’ils voulaient les aimer. Ils partirent pour la raison qui a toujours poussé les jésuites vers les frontières extrêmes de l’exploration humaine. Ils partirent ad majorem Dei gloriam, pour la plus grande gloire de Dieu.

Ils ne pensaient pas à mal.

Paradoxalement, cette histoire commence par un retour.

Nous sommes à Rome, à la fin de l’année 2059. Emilio Sandoz vient de revenir sur Terre à bord du « Stella Maris », après un séjour de quarante années dans l’espace (5 ans en années stellaires) et la découverte d’une autre planète peuplée : Rakhat.

Il s’agit bien d’un récit de science-fiction : le voyage dans l’espace, les extra-terrestres, la science, l’anticipation, les ingrédients y sont.

Et pourtant ce récit de science-fiction est surprenant à bien des égards. Si les poncifs du genre vous ennuient, sachez qu’ici, on n’est point envahi par les gadgets techno-baroques futuristes « m’as-tu vu ». Le fait que la narration commence en 2019, année de départ du « Stella Maris », sans paraître trop ringarde est déjà une preuve de la maîtrise soignée de l’écriture. Certains trouveront que l’autrice va un peu vite sur les détails techniques, mais moi j’ai embarqué sans façon dans l’aventure.

Mais le plus surprenant, c’est que les héros de cette épopée de l’espace soient des… jésuites. En y réfléchissant, ce n’est pas si incongru que cela. Ne sont-ce pas eux qui, aux XVIe et XVIIe siècles, ont tout quitté pour se lancer à l’assaut d’un Nouveau Monde et y faire la rencontre du radicalement Autre ?

Alternant entre l’avant, l’après, puis le pendant du voyage interstellaire, on prend le temps de découvrir les personnages, leurs liens entre eux, leurs univers, si j’ose m’exprimer ainsi. Un gamin issu de la pègre portoricaine devenu prêtre polyglotte. Un couple de retraités américains très, très cools. Une spécialiste de l’intelligence artificielle à la tête froide et au passé douloureux. Un jésuite texan et pilote de l’air. Un jeune astronome immense et amoureux. Un jésuite botaniste et sexy. Un jésuite anglais et mélomane. Voilà pour l’équipage. Certains se connaissaient de longue date, d’autres pas. C’est la Compagnie de Jésus qui gère. « Est-on dans une mission scientifique ou religieuse ? » demande l’un des personnages. Pourquoi se sont-ils mis en route, ignorant tout de leur destination ? Parce que l’astronome a capté des signaux extraterrestres provenant du système stellaire d’Alpha du Centaure. Des chants polyphoniques ! De là à envisager de monter une chorale interplanétaire…

L’arrivée sur Rakhat se fait en plusieurs étapes. A l’arrivée, l’équipage ne croise pas âme qui vive et se repaît plusieurs semaines dans un jardin d’Eden extraterrestre dont ils nomment à leur façon la faune et la flore, et c’est très drôle : il y a les « petits mecs en vert », les « mangez-moi » et autres «  tronches de corolle » (mais attention à ne pas manger d’espèces endogènes à tort et à travers sous peine d’attraper la « tourista extraterrestre »). Puis LA rencontre se fait, un des moments les plus forts du livre. Deux mondes se font face à face, les humains face aux « Runas », des êtres pacifiques, très grands, aux grands yeux à double iris et dotés de queues. Le linguiste Emilio établit la communication avec la petite Askama. L’équipage passera plus d’un an au village runa, avant de découvrir une autre civilisation beaucoup plus sophistiquée, et de voir l’envers du décor… Le péché originel vient d’une histoire de graines et de fruits, un subtil déséquilibre qui perturbe toute l’organisation sociale de Rakhat, extrêmement malthusienne et ségréguée.

Au retour, il n’y a qu’Emilio, en fort piteux état. Il aurait commis plusieurs crimes. Comment comprendre cela d’un homme si fin et profondément bon, un homme qui a cherché Dieu dans les étoiles et a pensé le trouver dans les habitants de Rakhat ? La quête de la vérité que mène la hiérarchie de la Compagnie de Jésus auprès d’Emilio, malade et traumatisé, va se révéler être un voyage beaucoup plus long que l’aller-retour vers Alpha du Centaure.

Ce roman a été passionnant de bout en bout. L’autrice, anthropologue de profession, bâtit une société extraterrestre parfaitement crédible, évitant l’écueil de l’utopie comme de l’apocalypse. Elle invente même la structure de deux langues extraterrestre, le runao et le ksan, avec déclinaisons et formules de politesse ! La psychologie travaillée des personnages, l’humour des dialogues, la subtilité des mises en abyme rendent cette histoire de rencontre extraordinaire très attachante et humaine. Le tragique dénouement est aussi beau que celui du film « Mission ». Chaque situation est une occasion de réflexion, une échappée métaphysique et une fulgurance poétique.

Coup de coeur cosmique !

– Alors Dieu se retire, tout simplement ? demande John (…). Il abandonne sa création ? Ça y est, les primates, à présent vous êtes tout seuls. Démerdez-vous et bonne chance.

– Non. Il observe. Il se réjouit. Il pleure. Il assiste au drame moral de la vie humaine et lui donne un sens en nous aimant passionnément, et en se rappelant.

– Matthieu, chapitre dix, verset vingt-neuf, dit doucement Vincenzo Giuliani. « Pas un moineau ne peut tomber à terre sans que votre Père le sache. »

– Mais le moineau tombe quand même, dit Felipe.

Voir les avis très intéressants sur Babelio.

« Le moineau de Dieu », de Mary Doria Russell, titre original : «  The Sparrow », traduit de l’américain par Béatrice Vierne, Pocket, Coll. Science-fiction, 1998, 575 p.

La neuvième heure, d’Alice McDermott

Il fut un temps lointain où des femmes cumulaient les fonctions d’assistantes sociales, pompiers, médecins, infirmières, aides-soignantes à domicile, femmes de ménage, blanchisseuses, cuisinières, éducatrices, voire mères de substitution, et tout ça bénévolement. C’étaient les bonnes soeurs.

Il y avait les Petites Soeurs des Pauvres, les Petites Soeurs de l’Assomption, les Soeurs soignantes des Pauvres Malades de la Congrégation de l’Enfant-Jésus, les Soeurs des Pauvres de Saint-François, les Soeurs dominicaines des Pauvres Malades de l’Immaculée Conception, les Pauvres Clarisses, la Petite Compagnie de Marie. Il y avait les Soeurs de la Divine Compassion, de la Divine Providence, du Sacré-Coeur. Il y avait les Petites Soeurs des Pauvres Malades de la Congrégation de Marie devant la Croix, Stabat Mater, leur ordre.

Au début du XXe siècle, il y en avait des dizaines et des dizaines de milliers, appartenant à des milliers de congrégations, oeuvrant sur les cinq continents. Elles avaient renoncé à un époux terrestre pour épouser le Christ et se mettre au service de leur prochain, selon le commandement d’amour de leur divin époux. C’était aussi pour elles une façon de gagner une certaine forme d’autonomie et de compétence socialement reconnue, dans un monde encore très patriarcal. Certaines quittaient leur pays natal sans espoir de retour, pour gagner les contrées les plus lointaines.

J’en ai croisé beaucoup de ces bonnes soeurs jamais inactives, à la pointe du progrès social de leur temps sous leur cornette et leur scapulaire, quand je faisais ma thèse d’histoire sur les femmes catholiques au Mexique dans l’Entre-deux-guerres. La série Call the midwife a braqué le projecteur sur elles, en mettant en scène une communauté de religieuses sages-femmes opérant dans les quartiers pauvres du Londres des années cinquante. Il manquait un roman sur ces héroïnes mal connues ; Alice McDermott l’a fait. Elle a même inventé sa propre congrégation religieuse pour l’occasion : les « Petites Soeurs des Pauvres Malades de Marie devant La Croix » !

La neuvième heure, c’est celle du milieu de l’après-midi, quand les religieuses présentes au couvent arrêtent leurs activités pour prier ensemble à la chapelle. Après une journée à quêter dans le grand magasin Woolworth, soeur Saint-Sauveur a largement dépassé la neuvième heure, mais elle n’aspire qu’à rentrer dans son couvent de Brooklyn pour soulager sa vessie et reposer ses vieilles jambes gonflées. C’était sans compter l’incendie d’un immeuble sur son chemin du retour. Elle se sent appelée à secourir Annie, jeune Irlandaise pauvre et enceinte de son premier enfant, dont le mari vient de se suicider au gaz (d’où la cause du sinistre). Dès lors Annie est employée à la blanchisserie du couvent tandis que sa fille Sally grandit entourée des robes bruissantes des religieuses, dans les vapeurs de la buanderie du sous-sol, bercée par les histoires de rédemption racontées par la jeune et enthousiaste soeur Jeanne.

Soeur Saint-Sauveur avait pour vocation d’entrer chez des gens qu’elle ne connaissait pas, surtout des malades et des personnes âgées, de pénétrer dans leur foyer et de circuler comme si elle était chez elle, d’ouvrir l’armoire à linge, leur vaisselier ou les tiroirs de leur commode…

Plus tard, Sally se croit une vocation religieuse. La sévère soeur Lucy se charge de l’éprouver. Issue d’une famille aisée, soeur Lucy est entrée dans cette congrégation soignante par devoir, pour aider les souffrants en qui elle voit le Christ en Croix. Sensible aux violences faites aux femmes, elle les prévient contre les grossesses rapprochées et les maris brutaux. À sa suite, Sally pénètre au coeur de la misère humaine, qu’elle découvre sous ses aspects les plus repoussants – comme cette femme unijambiste, geignarde et en pleine période menstruelle (youpi tralalala) qu’elle doit laver et coiffer. Sally serre les dents et tient bon. Elle est prête à embrasser cette misère-là pour racheter le péché de son père. Mais elle n’est pas au bout de son voyage au bout de la nuit…

Comme l’indique sa quatrième de couverture, ce roman emprunte au gothique irlandais. Des fantômes y croisent une fondatrice de congrégation catholique dépossédée de son oeuvre (Jeanne Jugan, pour ne pas la nommer) ; une famille nombreuse et bohème côtoie un ancien de la Guerre de Sécession ; les rues populeuses du Brooklyn du début XXe pullulent de chiens errants, d’immigrés descendus du bateau, d’enfants négligés, de mères poussant de lourds landaus, et de bonnes soeurs empressées.

Pendant des années, nous crûmes que les Petites Soeurs soignantes des Pauvres Malades de la Congrégation de Marie devant La Croix apparaissaient dans tous les foyers chaque fois qu’une crise ou qu’une maladie en perturbait la routine, chaque fois qu’un substitut était nécessaire pour Celle Qui Ne Pouvait Pas Être Remplacée.

J’ai été profondément touchée par l’atmosphère de ce roman, tissée de détails très texturés – à l’image d’un rayon de soleil sur du mobilier verni, d’images saisissantes (comme ces deux vieilles poupées sur la cheminée d’une morte) et d’une certaine forme de mélancolie, car c’est raconté par les petits-enfants d’Annie sur le ton d’une perte irrémédiable. Mais ce qui m’a le plus touchée, ce sont ces religieuses dont la foi impétueuse, parfois doloriste, naïve ou hygiéniste, déplaçait les montagnes. Certaines vont jusqu’à braver les interdits, affronter un monstre ou risquer leur paradis pour sauver la mise à leurs amis.

« Il n’est pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu’on aime ». Ces religieuses-là l’illustrent bien, à leur manière. Il était peut-être risqué d’en faire les personnages d’un roman ; on aurait pu craindre l’écueil hagiographique, le portrait à charge (façon Magdalene Sisters) ou simplement l’ennui mortel, avouons-le. Mais Alice McDermott a pleinement relevé le défi en livrant un récit nuancé et humain, où aucun personnage n’est de trop.

Premier livre lu en 2020 (oui, je ne suis pas en avance dans mes chroniques), et je peux le dire, premier coup de coeur de l’année !

Et je ne l’ai pas fait exprès, mais la thématique tombe pile avec le premier jour du Carême aujourd’hui 😉

Charlotte a trouvé ce roman « absolument magnifique », pour Dominique c’est un roman « très vivant, plein d’humour, de chaleur et de réalisme », Virginie a été touchée.

« La neuvième heure » d’Alice McDermott, Traduit de l’anglais (États-Unis) par Cécile Arnaud, Quai Voltaire, 2018, 288 p.

La Survivance, de Claudie Hunzinger

Il est des livres qui vous font signe, discrètement mais avec insistance. Découverts au détour d’un blog, presque aussitôt achetés et lus dans la foulée, sans passage par le purgatoire de nos bibliothèques personnelles (j’ai nommé la « PAL », pile, purgatoire ou pilori à livres, dans lequel les pauvrets passent parfois de longues années sans être ouverts).

La Survivance est de ceux-là. Je l’ai repéré sur le blog de Dominique à partir de son récent billet sur Les grands cerfs de la même autrice. J’ai immédiatement accroché au titre de celui-ci, sa tonalité grave (la survie) mais aussi très poétique avec son final en « ance » (oh la nuance seule fiance le rêve au rêve… hello Verlaine). Et puis le résumé me tentait bien : Jenny et Sils étaient libraires, et ne le sont plus. Maintenant ils sont un (vieux) couple d’idéalistes ruinés qui n’ont d’autres recours que d’aller s’installer dans leur cabanon perché dans le massif du Brézouard (dans les Vosges et c’est très rude) en compagnie de leur chienne Betty et de leur ânesse Avanie, et des piles de livres. Quarante ans plus tôt, ils avaient tenté la même aventure avec une ânesse nommée Utopie, pour abandonner au bout de sept mois. L’écart entre le nom des deux ânesses illustre le passage du temps et des illusions.

J’avais rapporté pour Avanie une brassée de foin qui datait du temps d’Utopie. Jamais je n’aurais pensé nourrir un jour la mélancolie avec la dinguerie d’autrefois.

J’aime ces récits de lutte pour la vie, de confrontation à la nature quasi sauvage : « Il y a quelque chose d’excitant, de suffocant dans la lutte pour la vie : plus d’écran entre elle et nous. On devient la vie. » Et ce côté saugrenu : tout ça se passe en France et non pas dans de lointaines contrées exotiques ; il est donc possible de vivre à la marge de notre société contrôlante, techno et aseptisée.

Mais cette liberté a un coût. Jenny et Sils sont des clandestins dans leur propre chez-eux, le maire de la commune la plus proche ne se doutant même pas de leur présence dans cette zone classée inhabitable car dangereuse (et zone de chasse). Chaque geste du quotidien devient une véritable aventure, voire une peine de galérien, quand on n’a ni eau ni électricité : dégager la neige, couvrir le toit qui baille, produire sa nourriture, pomper l’eau, se laver, protéger les récoltes, s’éclairer à la lueur de la lampe à huile, se réchauffer à la chaleur d’Avanie, dont les longues oreilles sont un langage en soi. Quand la vie est trop rude, il y a toujours les livres et la tendresse qui les unit.

En retour la nature leur offre des moments de grâce absolue. L’acmé en est la rencontre d’un clan de cerfs sur la piste desquels Jenny se lance avec patience, respect, et même admiration amoureuse… Cela en fait un beau texte de nature-writing.

Le couple n’est pas complètement coupé du monde. Il y a les descentes en ville pour faire les courses indispensables. Cette retraite « forcée » de la civilisation s’accompagne d’un vague sentiment catastrophique : climat détraqué, attentats qui couvent au loin… L’autrice symbolise ce sentiment apocalyptique par l’incendie du Musée Unterlinden de Colmar, dans lequel l’inestimable retable d’Issenheim peint par Grünewald a péri… (Eh bien figurez-vous que je me suis faite avoir comme une bleue : cet incendie est imaginaire !!! Ouf !!!) Le compagnon de la narratrice est inconsolable et se lance dans des recherches acharnées et alchimiques sur les pigments naturels utilisés par le maître allemand, qui aurait séjourné dans le Brézouard.

Retable d’Issenheim, la Crucifixion

D’après lui, une chose était sûre : Grünewald avait respiré l’air d’ici. Il s’était lavé dans l’eau du torrent. Il avait bouffé du sanglier aux cèpes, de l’omelette aux mûres, celle de l’histoire que raconte Walter Benjamin, d’un enfant-roi, forcé à fuir avec sa cour, et qui sur la route de l’exil trouve refuge dans la forêt. Une vieille femme les accueille. Elle leur prépare une omelette aux mûres. Ayant retrouvé son royaume, le roi, devenu vieux, demande à son cuisinier de lui refaire une omelette pareille, la meilleure de sa vie. Impossible, répond le cuisinier, « car comment pourrais-je l’assaisonner avec tout ce dont tu t’es délecté jadis avec elle : le danger de la bataille et l’esprit en alerte du fugitif, la chaleur du foyer et la douceur du repos, le présent étrange et le sombre avenir ? »

Ce récit est pour moi un petit bréviaire philosophique. Parce que Claudie Hunzinger ne se contente pas de narrer les aléas de ses personnages (ses avatars ?) Elle parle aussi de livres, d’auteurs et d’art, par petites touches. Je retiens cette citation « en forme de grand huit » de Robert Filliou, qui me semble résumer tout l’esprit du roman : « L’art est ce qui rend la vie plus intéressante que l’art. » Elle délivre des leçons de vie au détour d’un sentier : la force d’âme que requiert une telle vie dépouillée, quand on a soixante ans et pas toutes ses dents ; la joie qui en découle aussi.

J’ai corné des tas de pages.

Hélène a aussi aimé cette « ode à la vie », Keisha a dévoré ce livre très beau et assez inclassable, Aifelle recommande absolument ce curieux roman à « l’écriture puissante et poétique », Ritournelle salue ce « magnifique plaidoyer pour la littérature », À Fleur de mot a d’abord été déstabilisée, puis séduite par l’écriture chaleureuse et le dynamisme communicatif de la narratrice.

« La Survivance » de Claudie Hunzinger, J’ai Lu, 2014, 251 p.