Tendres silences, d’Angela Huth

On est d’accord pour dire que le 1er juillet, c’est un peu un 31 juin absent du calendrier ? Non parce que cela me permettrait de glisser in extremis ce billet dans le cadre du mois anglais, et ça, vous comprenez, ça me rassurerait sur le fait que oui, j’appartiens toujours à la blogo littéraire, malgré mes trois mois de black-out. (On remarquera qu’il n’y a plus guère que les mois thématiques pour me faire revenir poussivement sur la Toile. Ahem.)

Me voici donc revenue avec la petite pépite qu’est « Tendres silences » d’Angela Huth (une autrice populaire parmi les pratiquants du mois anglais et que je découvre enfin). William et Grace Handle pourraient à eux deux former le modèle d’un monument d’hommage au Couple Harmonieux. Après quelques décennies de vie commune, chacun connaît, comprend et anticipe les besoins de l’autre, sans nul besoin de longues conversations. William est violoniste et fondateur d’un quatuor à cordes à la réputation respectable ; Grace peint un album de fleurs pour enfants qui ne la passionne guère. Ils vivent une vie tranquille, réglée comme du papier à musique (évidemment) et exempte de surprises. Mais pleine d’une tendresse sincère.

En ces occasions où les Handle se trouvaient confrontés à des gens désireux de connaître le secret de leur bonheur conjugal, Grace et William n’étaient pas d’un grand secours. Contraints et forcés d’y réfléchir, ils estimaient que c’était un art en soi d’observer l’autre et de se comporter en conséquence. Il existait entre eux un mutuel désir d’éluder querelles ou conflits et un désir plus vif encore d’éviter de remettre leurs vies en question avec l’éternel déballage et mise au clair de leurs problèmes, de leurs pensées, de leurs sentiments, un passe-temps populaire contemporain qu’ils détestaient par-dessus tout. Aux yeux de Grace et William, pareil divertissement était écoeurant, épuisant, on pouvait employer à meilleur escient un temps précieux. De par leur façon de voir, ils étaient conscients d’être étiquetés comme appartenant à la vieille école très britannique qui exigeait que l’on gardât son flegme. Si l’on insistait, ils n’hésitaient pas à ajouter que la tolérance à l’égard des manies de l’autre contribuait à l’harmonie conjugale, sans jamais toutefois, par souci de fidélité, révéler ces manies. Ainsi, le rituel de la bataille du lit était une de celles-ci.

Ce ronron conjugal connaît des turbulences quand chacun de leur côté, ils rencontrent une personne du sexe opposé – et opposée en tout à leur meilleure moitié (une musicienne pulpeuse et fantaisiste pour William, un voisin ténébreux et tourmenté pour Grace) – qui bouleverse les fondations du pacte implicite qui régnait entre eux. Avec une facilité déconcertante, le ver entre dans le fruit du profond amour qui les lie, et va jusqu’à ronger leurs valeurs les plus solidement établies. Jusqu’à envisager des mesures plus ou moins radicales pour atteindre un but incertain et fantasmatique. Le tout accompagné des morceaux joués en quatuor ou en duo (envie de tous les écouter !)…

Ce qui est formidable dans ce roman, c’est qu’Angela Huth ne nous dépeint pas un couple vieillissant en pleine crise – crise ouverte du moins. Grace est toujours profondément amoureuse et admirative de son William, tandis que ce dernier est convaincu que son « cher Coeur » est la meilleure épouse qui soit. C’est justement cette absence quasi-complète de frottements entre eux, cette douce petite musique du quotidien, qui est propice à leur envoûtement par des personnalités plus acérées.

C’est donc avec beaucoup de perspicacité que l’autrice dépeint la montée de l’obsession, le réveil des sens, et le dévoilement de la face cachée de l’être. William est parfait en gentleman tatillon rendu fou par une jeune femme expansive. Mais j’ai trouvé Grace encore plus finement croquée, son côté « bobonne » qui vit à l’ombre de son mari masquant une personnalité forte et de discrètes désillusions.

Accessoirement, le comique éclate à chaque page, l’alternance entre les états d’âme des deux époux faisant naître des décalages savoureux que c’en est presque épuisant de malice. Quant au comique de situation, il n’est pas en reste. Mention spéciale à la soirée de Noël ratée ou au rituel du pliage des draps du lit conjugal. D’autres passages au contraire tirent vers le gothique de pacotille, le grotesque, voire le carrément glauque (genre « Psychose » de Hitchcock). Mais tout cela est tellement subtilement dosé, le verbe tellement tempéré, le passage de l’action, des sentiments, des ambiances allegro-adagio-allegretto tellement fluide, qu’à la fin on a surtout l’impression d’avoir assisté à une comédie douce-amère à l’anglaise, avec un soupçon de grinçant, de non-dit et de nonsense.

Il regardait Grace, sa femme, puis l’effaçait de son esprit. Elle n’existait tout simplement plus à sa place, de l’autre côté de la table. Cela revenait à jouer sur un ordinateur intérieur. Clic !

Et clac ! Me voilà conquise.

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Juin, mois anglais ♥

« Tendres silences » d’Angela Huth, traduit de l’anglais par Marie-Odile Fortier-Masek et Henri Robillot, Folio, 2001, 531 p.

Toute passion abolie, de Vita Sackville-West

81+bXUnmSNLVous aimez les histoires de vieilles ladies qui enfument gentiment leur monde ? Ici vous serez servis. Veuve depuis quelques jours du très respecté comte de Slane, lady Slane décide de tout envoyer valser : la grande maison, les obligations, les conventions. Pas question pour elle d’être accueillie chez ses ennuyeux enfants, plus gourmés que des cornets à piston. A 88 ans, elle décide de mener enfin sa vie comme elle l’entend.

« Jusqu’à quel point la mort de Henry l’avait libérée, Lady Slane n’arrivait pas encore à le réaliser. »

Rien de foufou dans les décisions de lady Slane. Le changement le plus notable est son installation dans une charmante petite maison entourée de pêchers dans le calme faubourg de Hampstead…

« Toutes sortes de vieilles dames vivent très bien seules à Hampstead. En fait, je me suis trop longtemps préoccupée de l’opinion des autres, j’ai droit à des vacances. Si on ne se fait pas plaisir à mon âge, quand le fera-t-on ? »

Autre « fantaisie » déplorable aux yeux de ses enfants, elle n’ouvrira sa porte qu’aux personnes « plus proches de la mort que de leur naissance », ce qui exclut les visites de ses petits-enfants et arrière-petits-enfants… A ce stade, je crois bien que l’on peut la qualifier de « vieille dame indigne », pour notre plus grand plaisir !

« Je peux à peine supporter la compagnie de quelqu’un de moins de soixante-dix ans. »

Lady Slane entend passer le reste de sa vie à s’immerger dans ses souvenirs. Des souvenirs de jeunesse qui mettent en lumière l’enfermement du mariage pour une jeune fille de l’aristocratie, à l’époque où une femme se devait d’abdiquer de ses propres désirs pour se mouler à ceux de son mari. Pourtant Lady Slane, Deborah Lee de son nom de jeune fille, n’est pas une Emma Bovary : elle a joui de ce qu’on peut qualifier d’une union heureuse et d’une vie confortable, sans responsabilité d’aucune sorte. Mais le sentiment de vacuité d’une telle vie l’interroge : est-ce cela le bonheur ? qu’a-t-elle fait des rêves de sa jeunesse ? par quel enchaînement de faits s’est-elle laissée enchaîner par les normes sociales ? Toute la subtilité de l’auteure se révèle dans la description du basculement de la jeune fille vers la femme mariée.

« Et pendant qu’elle se tenait ainsi, se sentant aussi stupide qu’une reine de mai au milieu des serpentins qui voltigent autour d’elle, elle distingua dans le lointain tout un peuple qui s’avançait, portant des cadeaux, se dirigeant sur elle comme des vassaux livrant leur tribut. Henry avec une bague – quand il la glissa à son doigt ce fut un véritable cérémonial -, ses soeurs avec un nécessaire de toilette, sa mère avec suffisamment de linge pour gréer un voilier (…). Alors elle se sentit définitivement perdue, noyée par l’écume et les flots de soie, de satin, de popeline et d’alpaga. »

Ce roman est bien-sûr infusé d’humour léger et piquant, d’une ironie piquetée d’une légère mélancolie. La déconfiture des enfants de Lady Slane devant les décisions (et les nouvelles relations) de leur mère se boit comme du petit lait. (« Au fond, elle avait tout simplement envie de savourer cette merveilleuse sensation : être enfin débarrassée de Carrie. » (= sa fille !)). Les regrets de Lady Slane concernant sa vie passée ne sont que des ombres qui rident imperceptiblement la surface d’un lac. Elle envisage la mort avec sagesse. Sa vieille et fidèle servante française nommée « Genoux » (!) est, avec sa tendresse bourrue, le Sancho Panza, le complément terre-à-terre de son idéaliste maîtresse. Et même si Lady Slane n’attend que la mort, sa vie n’est pas finie pour autant, et des surprises viennent boucler la boucle en quelque sorte…

« Mais ceux que j’aime ne pensent pas à la mort, ils ne sont préoccupés que de la vie présente. La mort est un incident. La vie aussi d’ailleurs. »

Il faut parler aussi de cette écriture fluide et dansante de Vita Sackville-West. Sous sa plume, Lady Slane a la clarté d’une héroïne de ballet, elle fait en effet très peu son âge ! Quelle libération de mettre en exergue ce genre de personnage en 1931 (et même en 2018, me murmure-t-on dans l’oreillette…). C’est le genre d’écriture qui se prête très bien à l’exercice des citations, j’aurais pu en relever toutes les trois phrases. Par moments on sent une lointaine parenté avec le style de sa tendre amie à laquelle on la réfère inévitablement (par exemple ici : « Elle se souvint qu’une ombre sur un mur lui procurait un plus grand plaisir que la vision du mur lui-même… ») (après, c’est peut-être moi qui extrapole). Mais Vita a un style à la fois classique et moderne, qui me fait davantage penser à celui d’Elizabeth Von Arnim (avec un thème finalement assez proche d’Avril enchanté).

« Inlassablement, désormais, elle prenait le temps de pénétrer jusqu’au coeur même de sa vie, comme on parcourt l’immensité d’une campagne qui devient ainsi un vaste paysage et non plus une mosaïque de champ, d’années et de jours, pouvant dès lors en saisir l’unicité, en avoir une vue d’ensemble, et peut-être même se rapprocher à son gré d’un des champs… »

J’ai apprécié cette invitation de Sackville-West (d’une grande modernité) à vivre sa vie simplement, mais comme on l’entend. Une fois fini, ce roman me fait l’effet d’une pirouette. Il a été délicieux à lire, incontestablement. Certains passages me resteront en mémoire et son discret manifeste féministe et épicurien ne m’a pas laissée insensible. Mais vous dire s’il m’a marquée, c’est une autre paire de manches (en dentelle). Ce fut une lecture un peu « bonbon », « feel-good » avant l’heure (l’intelligence en prime), un badinage effleurant les thèmes de la vieillesse, de l’amour, de l’amitié et de la mort avec la légèreté et l’élégance d’une plume d’un cygne. Une partie de plaisir à laquelle il manquerait une touche de profondeur selon moi

C’est un billet de Mior qui m’avait fourni l’urgence de lire ce roman (qui a attendu trois ans tout de même).

L’image contient peut-être : 3 personnes3e participation au Mois anglais, journée « humour et ironie à l’anglaise » (so lol !)

« Toute passion abolie » de Vita Sackville-West, Le Livre de Poche, 2009 (éd. originale 1931), 221 p.

Une ardente patience, d’Antonio Skarmeta

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En VO : Ardiente Paciencia/El cartero de Neruda d’Antonio Skarmeta, Debolsillo, 2014 (1ère éd. 1985), 140 p.

En VF : Une ardente patience d’Antonio Skarmeta, traduit par François Maspero, Points Seuil, 2016 (1ère éd. 1987), 160 p.

 

Décor : San Antonio, un petit port de pêche perdu sur l’immense côte Pacifique du Chili.

Personnages : un jeune facteur naïf et idéaliste, une ravissante serveuse et son dragon de mère, un postier socialiste, et Pablo Neruda.

Contexte : de 1969 à 1973, dans l’effervescence pop-rock-ouvriériste que connaît le Chili ces années-là.

Mario Jimenez est un jeune bon à rien chevelu qui finit par trouver le job en or : distribuer le courrier à un seul client, mais quel client ! Rien moins que Pablo Neruda, que Gabriel Garcia Marquez qualifiait de « plus grand poète du XXe siècle, toute langue confondue« . A son humble niveau, la vie de Mario va être chamboulée par ces contacts quotidiens avec le poète bourru mais débonnaire. Une amitié se noue entre eux. Sous la houlette du poète, le jeune facteur s’initie à l’art des métaphores, puis s’enhardit à faire la cour à la belle Beatriz Gonzalez, qui sert les clients au café de sa mère. Neruda sera même, un peu malgré lui, l’entremetteur des deux tourtereaux et leur témoin de mariage. Le prix Nobel de Neruda, obtenu en 1971, est célébré en grande pompe au café des Gonzalez et donne lieu à des réjouissances presque orgiaques. Quand Neruda est envoyé à Paris en tant qu’ambassadeur, il demande à son jeune ami de lui enregistrer le bruit de la mer et des mouettes de sa maison d’Isla Negra. La campagne présidentielle de Salvador Allende, proéminent leader socialiste, est ardemment soutenue par Pablo Neruda, un temps pressenti comme candidat lui-même, et donc par Mario et ses amis travailleurs. Mais le joli conte de fées aux allures de comédie à l’italienne prend fin avec le coup d’Etat et la chute d’Allende en 1973.

– Pourquoi ouvrez-vous cette lettre en premier ?
– Parce qu’elle vient de Suède.
– Et qu’est-ce que la Suède a de spécial, à part les Suédoises ?
Bien que Pablo Neruda possédât une paire de paupières imperturbables, il cligna des yeux.
– Le Prix Nobel de Littérature, gamin.

(Traduction de ma pomme)

Au risque de filer la métaphore bijoutière (cf. post précédent), ce mince roman est une pépite d’humour tendre, de situations drolatiques, et de dialogues hilarants. J’ai ri du début à la fin – enfin, presque. L’amitié entre Mario et Neruda est particulièrement touchante, dépassant la simple relation de maître à élève : Mario voue un respect sans borne au poète, qui en retour semble beaucoup apprécier la fraîcheur du jeune homme, son éveil à la poésie et s’attachant à ses heurs et malheurs. Mais il y a aussi toute une galerie de personnages secondaires, bien typés, qui forment comme le chœur chantant de cette histoire. On assiste à la montée des revendications ouvrières, à la domination des Beatles et autres groupes de musique anglo-saxons sur l’imaginaire de la jeunesse, à la fièvre idéaliste de l’arrivée d’Allende au pouvoir mais aussi à la raréfaction des vivres dues à la mise en place d’une économie socialiste. Tout semble possible, même l’amitié d’un jeune facteur inconnu et du plus grand poète du XXe siècle. Mais la comédie à l’italienne prend des teintes néoréalistes, au moment où les élans révolutionnaires se fracassent sur le mur de la réaction…

– Ce que j’ai à vous dire est trop grave pour que je parle assise.
– De quoi s’agit-il Madame ?
– Depuis quelques mois ce Mario Jiménez rôde autour de mon café. Ce monsieur s’est permis des insolences à l’égard de ma fille d’à peine seize ans.
– Que lui a-t-il dit ?
La veuve cracha entre ses dents :
– Des métaphores.
Le poète avala sa salive :
– Et ?
– Eh bien avec des métaphores, Don Pablo, il rend ma fille plus chaude qu’une termite !

Cette histoire est totalement inventée mis à part les faits historiques, mais le Neruda de Skarmeta emporte la conviction (le dernier ayant eu des contacts avec le premier dans une situation plutôt cocasse racontée en prologue). Le titre lui-même est extrait d’Une saison en enfer de Rimbaud que Pablo Neruda prononça dans son discours de réception du Nobel, exprimant toute l’attente eschatologique de lendemains qui chantent :

Et à l’aurore, armés d’une ardente patience, nous entrerons aux splendides villes.

Se plonger dans l’ambiance primesautière du roman est un rayon de soleil dans notre monde plutôt désenchanté, même si à la fin, l’auteur montre bien la naïveté des principaux protagonistes, Neruda compris.

Comme le dit si bien Mario après le coup d’État : « à partir de maintenant on n’utilisera la tête que pour porter la casquette ».

Je vous laisse avec la chanson qu’offre Neruda à Mario en lui affirmant que c’est l’hymne mondial des facteurs. 😂

Résultat de recherche d'images pour Edit : je comprends mieux pourquoi ce roman me faisait l’effet d’un film italien : il a d’abord été mis en scène dans un film de 1983 dirigé par Skarmeta lui-même avant d’être publié, puis adapté dans un contexte italien par Michael Radford en 1994 sous le titre Il Postino.

Coup de coeur pour ce roman que j’inscris au Challenge latino dans la catégorie Chili.

Merci Lili de me l’avoir offert !

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La bicyclette de Léonard, de Paco Ignacio Taibo II

Un livre sous le soleil provençal…

« Il était un personnage de fiction et il ne le savait pas. » (Traduction perso)

Quoi de commun entre Léonard de Vinci, inventeur de la première bicyclette de l’histoire ; un auteur de polars habitant à Mexico au début des années 90 et grand fan de basket-ball féminin ; un ancien de la CIA qui a vécu les dernières heures de la guerre du Vietnam  en direct de Saïgon ; et un journaliste anarchiste sillonnant le Barcelone révolutionnaire des années 20 (toute ressemblance avec une situation actuelle étant bien-sûr fortuite) ? Pas grand chose on s’en doute, même si c’est dans les liens ténus entre les différents écheveaux spatio-temporels du roman que se trouve le fin mot de la sombre histoire de cette Américaine retrouvée dans un parking avec un rein en moins dans la pire ville-frontière du Mexique, la chaotique Ciudad Juarez.

« Il avait donc décidé de tuer son assassin. Un cas de règlement de comptes métaphysique. « 

L’auteur ne craint pas d’allier les contraires et les improbables pour créer les contrastes les plus incongrus. Il ne faut pas craindre à son tour de se perdre dans les dédales des différents personnages, époques et situations qui se font lointainement écho. Pour s’y retrouver on peut prendre la main d’un vieux praticien de la prose du crime, José Daniel Fierro, qui se trouve être en train d’écrire non pas un, mais deux romans, dont les chapitres composent une bonne moitié de « La bicyclette de Léonard ». D’où des mises en abyme poilantes d’un auteur qui est en même temps son propre personnage (puisque l’un de ses romans recompose ses aventures rocambolesques à la frontière avec les Etats-Unis) et qui se pose des questions sur les limites de son action et son impuissance relative à écrire le roman qu’il veut. JDF étant par ailleurs : un fin connaisseur du genre policier, de Dashiell Hammet à Simenon en passant par Eugene Sue, Philip K. Dick ou Agatha Christie, et un idolâtre de Carlos Santana, le génial guitariste des 70s.

« Si le roman servait à quelque chose, c’était pour nous raconter comment étaient les autres que nous ne pouvions pas être. »

On comprend que le roman vaut plus par les nombreuses passions de Paco Ignacio Taibo II – pour les anars des 1920s et Léonard de Vinci (et Carlos Santana) (et la poésie espagnole, voire l’art cubain des explosifs) – qu’il met en scène avec une chaleur communicative, que par la résolution de l’énigme en elle-même. J’ai retrouvé avec bonheur et délectation les interjections les plus fleuries de l’argot mexicain dont mon environnement acoustique était imbibé quand j’étais ado (je sais, ce n’est pas le plus grand argument de vente pour qui le lira en français…).

« Ce ne seront pas n’importe quelles bottes, ce seront de fausses bottes texanes, c’est-à-dire mexicaines »

Le « roman feuilleton » des syndicalistes révolutionnaires tout comme les aventures à la Apocalypse Now qui ponctuent le roman peuvent passionner ; mais aussi lasser il faut bien le dire, par les coupures, longueurs et ramifications qu’ils introduisent dans le récit, créant des sous-, para- et méta-récits. Paco m’a parfois perdue, je l’avoue, mais j’ai toujours retrouvé cette lecture avec sympathie.

« Le journalisme c’est la gloire, Angelito, tout le reste n’est que fariboles. Même quand l’anarchisme adviendra je n’arrêterai pas : alors j’écrirai sur les taureaux, le théâtre, la danse, les prisons, je ferai des feuilletons sur comment était cette merde de Barcelone, pour ceux qui n’ont pas de mémoire. »

Je ne sais pas ce que c’est que le « néo-policier latino-américain » dont l’auteur est paraît-il l’inventeur, mais ici on enfourche un vélo narratif qui zigzague entre plusieurs directions différentes, c’est foutraque et un peu braque, c’est drôle et plein d’auto-dérision, c’est grinçant et parfois scabreux, c’est érudit mais alternatif, ça joue entre plusieurs niveaux de réalités… Ce n’est pas sage ni classique, plutôt baroque voire grotesque. Welcome to Mexico amigos !

« Pardonnez-moi, je ne vous ai pas entendu, répondra le tueur, victime d’une attaque d’éducation mexicaine traditionnelle. »

Lu en VO : « La bicicleta de Leonardo » de Paco Ignacio Taibo II, ed. Planeta, 1994, 364 p.

En VF : « La bicyclette de Léonard », traduit par Anne Masè, Rivages Noir, 2016, 480 p.

6e participation à mon challenge latino. INFO : il n’est jamais trop tard pour y participer, que vous ayez un blog ou pas : vous pouvez m’indiquer vos participations en commentaire sur cette page, je ferai un point à la fin de l’année.

Quand le diable sortit de la salle de bain

Résultat de recherche d'images pour "le diable sortit de la salle de bain"Ceci est le roman « improvisé, interruptif et pas sérieux » d’un chômage de longue durée vécu par une jeune femme écrivain de son état. Dans des chapitres pleins d’humour mais lucides, Sophie Divry s’emploie à observer les conséquences de l’absence d’emploi stable sur l’état existentiel de son personnage (son double ? son avatar ?) : le basculement vers la pauvreté avec son cortège de maux mesquins (obsession alimentaire, repli social, anomie), l’importance prise par les petits détails et les occupations gratuites (rares), la vente de menus objets sur Leboncoin – comme elle le dit plusieurs fois : quand on a besoin d’un travail ou tout simplement d’argent, la première chose que l’on fait est généralement d’allumer son ordinateur (comme pour TOUT en fait, non ?).

« Ma mère n’avait pas tort. Mais elle ignorait qu’il y avait des étapes dans la mouise. Etre pauvre un an, c’est difficile mais on s’adapte. On est même fier de montrer qu’on peut s’en sortir. Etre pauvre deux ans, c’est être assigné à résidence, mais le pli est pris, on se trouve plutôt bien dans son petit réduit. Etre pauvre trois ans et toutes les années qui suivent, c’est voir sa garde-robe tomber en ruine, perdre ses amis, ne plus savoir ce qu’est s’amuser, ne plus aller voter, ne plus distinguer ce qui pourrait vous aider. » (p. 88)

et

« Ces journées se ressemblaient tellement que je suis incapable aujourd’hui de dire combien de temps elles ont duré. L’endroit le moins dangereux était le jardin du Musée des beaux-arts. J’y errais souvent. Assise sur un banc, je lisais un livre que j’avais apporté. Lire était le seul moyen de m’extraire de mon corps, même si la faim ne s’oublie jamais. Quand mes yeux ne pouvaient plus déchiffrer, je me levais et entreprenais de compter les colonnes, de compter les sculptures, de compter les gens. Je répétais l’opération toutes les heures. A midi, j’entrais dans le hall du musée, je prenais une brassée de tracts culturels pour imaginer toutes les expositions que je ne verrais jamais. C’était l’heure où les employés du quartier venaient manger leur sandwich. Les moineaux picoraient les miettes. Sans hâte, je montais feuilleter des catalogues d’exposition. Je retournais m’asseoir en espérant qu’un couple en colère prendrait place en face de moi, ils auraient parlé fort et j’aurais entendu des bribes de leur dispute, de leur vie. Mais tout était calme. » (p. 125-126).

Mais le titre montre bien qu’il ne s’agit pas d’un roman social et subjectif de facture conventionnelle. Se glissent dans le récit, tels de malicieux diablotins, des chapitres ouvertement foutraques et je-m’en-fous-de-la-typo, pour évoquer ses délires ouvertement allumés : Mlle malheurs-de-Sophie convoque son démon personnel, fait intervenir son obsédé ami Hector à la fois comme personnage et censeur du processus d’écriture, entend la voix de sa mère qui « commentapatit » ou « sursautaligna », restitue la conversation entre la bouilloire et le grille-pain, propose un manuel de « contemplage de plafond » en cas de coup dur, et donne à l’occasion son adresse e-mail pour que ses lecteurs lui envoient leurs suggestions de « mots qui manquent » dans la langue française (je lui ai envoyé les miennes, j’espère qu’elle les publiera dans son prochain livre comme promis !)

On note donc chez Sophie (oui, on a envie de parler d’elle comme d’une bonne copine un peu fofolle) un certain désir de malmener les limites du roman et la relation traditionnelle de l’auteur avec son lecteur : non plus de distance infranchissable mais d’interaction et de jeu (coucou Sophie !). C’est parfois hilarant, c’est inventif, et mêlé à des réflexions plus profondes sur l’état de notre société, le tout forme un ensemble fort plaisant. Mais pour moi, cela reste une pochade : une lecture agréable par son excentricité, mais ni emballante, ni décapante, ni révolutionnaire, ni extraordinaire, ni essentielle, ni démentielle, ni centrale ni fondamentale, ni… Bref ! (Cette petite énumération qualificative vous donnant un aperçu d’un procédé littéraire d’esprit un peu oulipo, prisé de l’auteur sur des pages entières).

–> Diable ! Je me rends compte que je publie ce billet un vendredi 13, ce qui n’était pas, mais alors absolument PAS prémédité ! HAHAHAHAHAHAAAAAAAAaaaAaaAAaAaargh….

Je suis néanmoins contente d’avoir découvert Sophie Divry, drôle de personnage et drôle d’auteur, jeune et pleine de talent, dont j’aurais plaisir à lire La cote 400 ou Rouvrir le roman (pour citer la blogueuse qui m’a une fois encore donné envie), ou Journal d’un recommencement, car ses considérations pleines de verve sur la lecture et les lecteurs ainsi que sur les cathos ne peuvent que me réjouir !

« Quand le diable sortit de la salle de bain » de Sophie Divry, Notabilia, 2015, 310 p.