Les Bourgeois, d’Alice Ferney

Detail

Ils sont dix, nés d’Henri et Mathilde Bourgeois, dans le Paris de l’Entre-deux-guerres. Bourgeois ils le sont par leurs moeurs, leurs idéaux, leur éducation, axée sur l’effort et l’honneur (notion pourtant considérablement mise à mal au cours du XXe siècle). Ils vivent les événements contemporains de façon parfois décalée, avec leur propre rythme et les lunettes de la classe sociale à laquelle ils appartiennent, mais ils débordent de vitalité et tracent leur chemin avec droiture « aux places favorites de la société bourgeoise – l’armée, la médecine, le barreau, les affaires » nous dit la quatrième de couverture.

De plus en plus, les Bourgeois vivaient à contretemps, qui faisaient des enfants comme si la chose allait de soi. (p. 410)

Cette force vitale va les aider à surmonter les remous et traumatismes de l’histoire (la petite comme la grande) : le deuil de la mère, qui meurt en donnant la vie à son dixième enfant durant la Drôle de Guerre ; la guerre justement qui bouleverse les plans d’avenir et confronte à l’horreur et à la perte ; les accidents ; les blessures d’enfance ; la décolonisation ; mai 68 et ses suites… À leur tour ils se marieront pour la plupart, et certains auront même beaucoup d’enfants, quoique moins que leurs parents. Et puis ils deviendront grands-parents, et certains achèveront leur vie terrestre dans le temps du roman.

Je me demande toujours si vraiment l’on se prépare à la mort. Il paraît que cette idée répandue est un leurre : la mort serait si étrangère à la vie qu’on ne pourrait en réalité la penser et qu’il ne servirait à rien de l’apprivoiser, ce que l’on apprivoise d’elle n’étant jamais elle. (p. 13)

Sur cette valse du cycle de la vie (naissance, vie, mort), Alice Ferney donne le point de vue d’une narratrice impersonnelle – qui pourrait bien être elle – alternant entre le présent et le passé. Cela donne une profondeur particulière à l’exercice de la biographie familiale, et en même temps décentre l’attention du moment « où les choses se font » pour nous donner à considérer la brièveté d’une vie humaine, même quand elle dépasse son terme admis. Car le roman commence avec la mort de Jérôme en 2013, le septième de la fratrie, et procure particulièrement le ressenti de Claude, son cadet immédiat, face à cette mort subite.

Elle savait comment la vie passe sur les hommes à la manière d’un vent si fort qu’il les pousse en avant sans qu’ils s’en aperçoivent, croyant demeurer immobiles, inchangés, immortels. Le vent du temps avait soufflé. Le petit garçon qui dans la cour des Invalides avait reçu la Légion d’honneur au nom de son frère défunt était aujourd’hui capitaine et prêt à mériter la même décoration. La guerre était de tous les temps. Elle était pour l’éternité le noir élixir de l’histoire. (p.139)

La narratrice remonte ensuite dans le passé, à la racine de cette nombreuse fratrie, et tout d’abord aux parents, Henri et Mathilde, nés à la toute fin du XIXe siècle, marqués par la Grande Guerre et mariés au lendemain de celle-ci. Elle s’efforce de faire comprendre au lecteur la mentalité patriotique de l’Entre-deux-guerres, qui faisait qu’une femme de la bonne bourgeoisie acceptait, à quelques exceptions près (tout le monde n’est pas Beauvoir) que son seul horizon soit le mariage et l’éducation des enfants. Cela était sous-tendu par un catholicisme empesé et strict (mais aussi intellectuel et doué de générosité) qui fournissait des repères pour toutes les situations de la vie. Le recul que procure le regard du présent sur le passé permet de mesurer l’écart entre le mode de vie de cette époque (pas si lointaine…) et la nôtre, ce qui peut susciter l’effarement. Mais la subtilité de la plume d’Alice Ferney est aussi de savoir considérer avec tendresse et respect « l’Autre », y compris celui qui est relativement éloigné dans le temps, par le truchement du dialogue entre sa narratrice et le vieux Claude, attaché aux modèles culturels de son enfance.

Six sont morts et les quatre autres ont passé l’âge de faire des projets. J’ai compris ce qu’ils ne savaient pas pendant qu’ils vivaient et mesuré ce que j’ignore. Le secret des autres est immense. (p. 474)

Par cette disposition narrative, mêlant habilement les événements historiques et biographiques, l’autrice nous plonge dans les différentes strates d’une époque, où l’intime côtoie le politique, s’y fond, en est modelé, et vice-versa. La scansion des générations et des époques (autour du pivot que représente la Seconde Guerre mondiale), les répétitions ataviques et les pas de côté arbitraires donnent un rythme empressé, presque galopant, à cette exhumation du « temps perdu ». Paradoxalement cette anamnèse réussit aussi à donner le goût et le sens d’une époque révolue. On se retrouve à la lecture comme devant une photographie jaunie, découvrant « ce qui a été » et n’est plus.

Notre psychisme est ainsi fait que nous oublions. Nous oublions les événements, la forme des journées que nous avons vécues, les pensées que nous avons eues, les sentiments et les humeurs qui nous ont envahis. Ne restent que des impressions sommaires. Le passé devient un grand résumé indistinct. Les dates s’emmêlent, des pans entiers s’engloutissent, et nous ignorons même ce que nous avons oublié. C’est merveille. Sans cette machine à estomper, sans cette sorte de gomme intérieure, nous serions éternellement dans le deuil, le chagrin et l’angoisse. (p.295)

Pour tout dire, en lisant ce livre, j’ai eu l’impression de lire l’histoire de la famille de mon grand père. Tout y est : la famille nombreuse, l’attrait pour le maurassisme, auquel on s’arrache après la condamnation papale de l’Action Française en 1926 (car on obéit d’abord au pape chez ces catholiques convaincus), le côté patron chrétien proche de ses ouvriers, la scolarisation chez les bons pères, les vacances à la campagne, le tennis, les choix professionnels… J’y ai retrouvé un peu de cette veine à la Annie Ernaux ou à la Isabelle Monnin, qui ont soumis leur passé familial au creuset de la littérature dans Les années pour l’une et Mistral perdu pour l’autre. Mais il y a deux différences de taille entre les Bourgeois et les livres des autrices citées : d’une part, Ernaux et Monnin s’attachent à décrire un milieu plutôt populaire, pour le faire accéder à une certaine reconnaissance littéraire, tandis que Ferney sonde un milieu bourgeois (pour faire pardonner ses errements ?) ; d’autre part, Ferney ne dit pas explicitement qu’elle s’inspire de sa famille, ni dans quelle mesure (sa présence-absence dans le roman serait d’ailleurs mon seul petit regret à son propos).

Mais j’ai aussi apprécié, en historienne, le formidable travail historique réalisé par Alice Ferney dans ce roman qui a reçu le prix Historia du roman historique en 2018. Je crois que c’est pourquoi, en plus de sa langue somptueuse enchâssant de manière fluide la petite histoire dans la grande, ce fut une lecture aussi marquante et émouvante que la traversée d’un album de famille…

Le temps filait comme l’eau du monde, la vie avançait comme les fleuves vers leur estuaires. (p. 402)

« Les Bourgeois » d’Alice Ferney, Actes Sud/Babel, 2017, 474 p.

Légende d’un dormeur éveillé, de Gaëlle Nohant

Je me revois ânonnant « Une fourmi de dix-huit mètres, avec un chapeau sur la tête… » et ajoutant mes propres vers à ceux du poète pour obéir aux consignes de la maîtresse. Comme tous les écoliers de France et de Navarre, j’ai croisé le nom de Robert Desnos au détour d’un poème, mais il fallait tout le talent de Gaëlle Nohant pour rendre à la vie cet homme, ses rêves, ses combats et la flamme de la poésie qui l’a consumé toute sa vie, comme l’amour.

Dès les premières pages, je suis tombée sous le charme de « Robert ». On le rencontre en 1928, au retour d’un voyage à Cuba. Dans ses malles, il ramène le poète Alejo Carpentier. On le suit dans les rues de Paris qu’il connaît comme sa poche, au gré des bars où il rencontre ses nombreux amis, à commencer par les surréalistes, Breton, Aragon, Prévert, Éluard, avec qui il a si souvent mis à profit son fabuleux talent pour « rêver » quand bon lui semble. On croise au détour d’un zinc ou d’un atelier d’autres légendes du Paris bohème de l’époque : le photographe Man Ray, sa muse Kiki de Montparnasse, les peintres Foujita, Pascin et Picasso, le comédien Jean-Louis Barrault qui interpréta l’inoubliable mime Debureau des « Enfants du paradis », la chanteuse Yvonne George, l’étoile opiomane et tuberculeuse dont il est éperdument amoureux sans retour, et Youki enfin, la « sirène » de sa vie. Il y a aussi des noms moins connus, médecins, hommes de presse, de radio et de cinéma… Bref, ceux qui incarnèrent les années folles, ceux qui faisaient la bringue à la brasserie des Lilas, saccageaient les monuments du conformisme, dansaient la biguine au « bal nègre » et expérimentaient des formes nouvelles d’art et d’expression.

« Quand ses doigts engourdis demandent grâce, que son corps est un vertige de faim et de fatigue, il s’arrête et enfile ses chaussures de pauvre, tellement rafistolées que Man Ray pourrait les faire figurer dans la prochaine exposition surréaliste. C’est en marchant qu’il disperse les brumes de l’écriture et retrouve ses bonheurs quotidiens : respirer l’aube parisienne, saluer un ami, boire un café au comptoir en parcourant le journal, croiser Picasso aux abords du passage Jouffroy ou de la gare Saint-Lazare et se demander pourquoi ils sont aimantés par les mêmes lieux, savourer cette rencontre rituelle qui les relie mystérieusement. » (p. 103)

L’écriture de l’auteure est rythmée et vibrante, comme s’il y avait eu contagion poétique entre son objet et elle. Elle nous transporte  dans cette atmosphère effervescente. À la fin des années vingt, Robert Desnos est à un carrefour, sa trajectoire bifurque des deux pôles qui ont orienté son existence antérieure : il rompt avec André Breton dont il ne supporte plus les diktats, il s’éloigne d’Yvonne qui n’a jamais correspondu à son amour et qui meurt en 1930. Il tombe pour toujours amoureux de la solaire Youki, ce qui ne signe pas la fin de ses ennuis. La belle n’est point la femme d’un seul, entend bien rester le papillon de nuit aux nombreux amants qu’elle a toujours été avec un panache qui frise l’insensibilité, et Desnos accepte par amour de lui laisser sa liberté. Lui est fidèle et patient, ce qui nous fait un peu mal pour lui, il faut le dire, surtout quand la cruelle Youki néglige les petits poèmes qu’il lui glisse sous sa porte… À cette époque, il souffre donc surtout du manque d’amour et du manque d’argent.

« Il ne renonce pas, il sait que l’amour exige loyauté et patience. Sa voix où roulent le tonnerre et l’apothéose, qui allume des constellations et réveille les morts, cette voix ne lui est d’aucun secours pour être aimé d’elle. C’est pourtant à elle qu’il s’adresse, usant d’images dont la beauté déguise ce qu’il n’ose lui dire : son désespoir et son impuissance, la tragédie rejouée d’un amour prodigué à celle qui n’en veut pas. Mais peut-être faut-il aller plus loin dans le don de soi, puiser plus profond pour que les mots atteignent leur cible, ouvrent une brèche dans son armure de femme poisson. Alors il déchaîne un ouragan poétique, sa colère déchire les alexandrins, la beauté du monde est dévastée, minée par l’omniprésence de la mort. » (p. 102)

Dans les années trente, il trempe sa plume dans les projets les plus modernes de l’époque. En particulier le feuilleton radiophonique « La complainte de Fantomas » qui remporte un grand succès. Itou une émission d’interprétation des songes qu’il anime avec brio sous le pseudonyme d’Hormidas Beloeil. Sa poésie ne dédaigne même pas les slogans publicitaires, où pharmacie rime avec facétie. Il collabore à des scénarios de film, fait du journalisme, écrit des romans. Il peut emménager avec Youki dans un bel appartement rue Mazarine, point de ralliement d’une joyeuse bande d’amis, partir en vacances à Belle-Île ou en Espagne. C’est un homme qui ne peut rester inactif, a toujours mille projets sur le feu, côtoie des gens très différents, n’appartient à personne. Il dégage une énergie et une force de volonté à toute épreuve. Il est d’une incroyable lucidité vis-à-vis de la montée des fascismes, mais cette sombre perspective, loin de l’abattre, décuple son énergie combative. C’est un résistant avant l’heure, ne s’avouant jamais vaincu. Belle leçon pour nous. De ce portrait il émane à la fois de la chaleur humaine, de la douceur même, mais aussi un sens aigu de la justice qui l’entraîne volontiers à faire le coup de poing (c’est l’époque qui veut ça) et une infinie liberté.

Sous le charme je suis, vous dis-je, de ce « dormeur éveillé » aux « yeux d’huître » (sic : Youki). Gaëlle Nohant a très bien su transmettre sa passion pour le personnage, tout en l’enchâssant dans son époque, son entourage, avec subjectivité bien-sûr, puisqu’il s’agit d’un roman et de « son » Robert.

La dernière partie couvre l’Occupation dans un Paris qui a la gueule de bois. Époque sombre mais non dénuée d’espoir à tout crin pour Robert Desnos qui est persuadé que les nazis ne peuvent gagner. Voir la force de sa poésie de guerre qui se combine sans contradiction avec le recueil pour enfants qu’il compose alors… et à cette occasion on en apprend de bonnes sur la fourmi de 18 mètres ! Voir aussi son courage qui le mène dans des actions de résistance de plus en plus poussées. Qui le mèneront ultimement dans les camps… Sa fin héroïque et digne m’a tiré des larmes. Cet homme méritait de vivre 100 ans.

La fin racontée par Youki ne m’a pas dérangé, malgré la rupture dans la narration qu’elle provoque. Cela m’a permis de la comprendre un peu plus. J’ai juste regretté que l’auteure n’ait pas commencé sa narration avant 1928 (Desnos est né en 1900). Bien qu’elle introduise de nombreux flash-backs, c’était aussi une période féconde, celle de la découverte surréaliste, des premiers essais poétiques, des rencontres décisives. Mais il aurait fallu un livre de plus ! A la fin, Gaëlle Nohant propose les ouvrages qui l’ont aidée à écrire ce livre, notamment une biographie de très bonne facture par Marie-Claire Dumas.

« En toutes choses il cherche le rythme, le battement, la musique. » (p. 203).

Et la poésie desnosienne ? Elle participe du charme. Les petits extraits parsemés par l’auteure tombent toujours juste et nous font entendre sa voix. Beaucoup aimé cette poésie cadencée et ludique, jouant sur les répétitions et les images les plus banales, mais qui produit ce je-ne-sais-quoi de déchirant.

Tu diras au-revoir pour moi à la petite fille du pont

à la petite fille qui chante de si jolies chansons

à mon ami de toujours que j’ai négligé

à ma première maîtresse

à ceux qui connurent celle que tu sais

à mes vrais amis et tu les reconnaîtras aisément

à mon épée de verre

à ma sirène de cire

à mes monstres à mon lit

quant à toi que j’aime plus que tout au monde

je ne te dis pas encore au-revoir

je te reverrai

même si j’ai peur de n’avoir plus longtemps à te voir

Est-il besoin que je précise qu’il s’agit s’un autre coup de cœur de la saison ? Anticipé par le magnifique billet de ma copinaute Lili qui m’a gentiment prêté son exemplaire lors de notre rencontre lyonnaise : merci à toi ❤

Pour Valérie aussi c’est un coup de cœur. Et Hélène a également été transportée.

« Légende d’un dormeur éveillé » de Gaëlle Nohant, Editions Héloïse d’Ormesson, 532 p.

Virginia Woolf, Les Années

« Que c’est agréable de n’être plus jeune ! Agréable de ne plus se préoccuper de ce que pensent les gens ! On peut vivre à sa guise… quand on a soixante-dix ans. » (p. 525)

woolf-annees

 

D’après mon expérience, les romans se partagent en deux catégories (avec une infinité de variations entre les deux). Il y a d’abord les romans qui nous embarquent facilement dans leur histoire ; le lecteur est plutôt passif et n’a qu’à se laisser porter par la vague ; nous avons ici affaire aux page-turner, aux romans-détente, aux romans d’aventures à rebondissements, aux polars bien troussés. Et puis il y a les romans qui exigent une participation active du lecteur, qui l’invitent à s’approprier les images, les sons, les sensations décrites, à les faire siennes. Ceux-là ne se laissent pas facilement cerner au départ, mais au bout d’un certain nombre de pages ils déploient une grande puissance d’envoûtement (s’ils sont bons évidemment). Au risque de tomber dans le comble du cliché, dans le second cas on trouve typiquement la Recherche de Proust. Les premiers peuvent nous laisser un peu sur notre faim, un peu vides, lorsqu’on les termine, car ils fonctionnent sur le mode de l’addiction. On sort des seconds plus enrichis, avec un sentiment de plénitude, comme si l’on était parvenus au sommet d’une montagne. Les deux catégories sont nécessaires à mon équilibre 😉

Si Les Années de Virginia Woolf appartient à la seconde catégorie sans hésitation (le contraire eut été étonnant), il est quand même d’une facture beaucoup plus classique que Les Vagues (qui faisaient « dialoguer » les fors internes de ses « personnages »). Les Années ce sont tout simplement les années qui s’écoulent entre 1880 et 1930 et quelques, le temps de voir vivre et se croiser trois générations d’une même famille, les Pargiter. Du grand-père colonel à sa petite-fille médecin, en passant par sa fille suffragette, son fils avocat, la fille qui a épousé un Irlandais, le fils qui est parti au loin, la fille aînée qui est restée vieille fille pour s’occuper de son père (ils sont 7 ou 8 enfants, je ne les ai pas comptés), leur cousine riche, leurs cousines pauvres, etc etc. Leur monde : Londres, Oxford, la campagne anglaise, les réceptions, le voyage aux Indes, les réunions associatives, le déclassement vers les bas quartiers de Londres.

La guerre, les nouveautés technologiques, une mèche blanche ou un embonpoint qui pointe, un décès, sont autant de signes qui forgent l’impression du temps qui passe : les heures, les jours, les années défilent comme dans un carrousel. Tout y passe, y compris les événements les plus minimes. Et d’ailleurs, les grands événements de la Grande Histoire nous sont à peine suggérés, incidemment, au même titre qu’un dé à coudre perdu dans les plis d’un fauteuil. Il faut comprendre que quand Rose se prend une pierre et fait de la prison, c’est parce qu’elle revendique le droit de vote pour les femmes (du moins j’ai cru le comprendre, mais évidemment je n’en suis pas sûre à 100%). De très nombreuses allusions percent dans ce roman fourmillant, et dévoilent autant de critiques du système social où s’insèrent les personnages, mais elles sont tellement elliptiques qu’on pourrait ne pas y prendre garde, et rire simplement de la vieille bonne congédiée et marmonnante, quand il s’agit de bien plus que cela.

L’écriture de Virginia Woolf est géniale, je crois que quiconque s’y intéresse partage cette affirmation. C’est même l’intérêt principal du roman, plus que l’histoire en elle-même. (Petite parenthèse : ce doit être une question de traduction mais ici j’ai eu l’impression que cette écriture était plus légère et anodine que dans Les Vagues traduites par Yourcenar). Toujours est-il que par son écriture, même filtrée par la traduction, Woolf porte un regard à la fois naïf et incisif sur les choses les plus triviales du quotidien, ce qui les rend tout d’un coup insolites. Elle embrasse dans une même phrase ou un même paragraphe les choses et les personnes les plus lointaines. Les flux de pensée des personnages se marient harmonieusement avec la mécanique invisible de l’univers. Elle relie des choses en apparences très différentes mais qui semblent d’un coup fonctionner en syntonie.

« Il pleuvait. Une pluie fine, une légère averse, saupoudrait les pavés et les rendait gras. Cela valait-il la peine d’ouvrir son parapluie, de faire signe à un cab ? se demandaient les gens au sortir du théâtre, en levant les yeux vers le ciel calme, laiteux, et ses étoiles ternes. (…) Cela valait-il la peine de s’abriter sous l’aubépine, sous la haie ? semblaient se demander les brebis ; et les vaches, déjà au pacage dans les champs gris, sous les buissons incolores, continuaient à ruminer, à mâchonner, d’un air endormi, avec des gouttes de pluie sur leurs flancs. » (p.99)

Elle a un don pour transcrire les dialogues : ce ne sont pas les dialogues bien écrits, enlevés, plaisants à lire, du roman romanesque de bon aloi. Ce n’est pas ainsi que nous parlons dans la vraie vie, n’est-ce pas ? Quand nous parlons, nous commençons une phrase sans la finir, nous interrompons notre interlocuteur, nous divaguons… Eh bien il semblerait que Woolf ait branché sa petite caméra secrète pour surprendre ces conversations sans queue ni tête de la vraie vie et les retranscrire… Même si en réalité, elle a dû les travailler soigneusement ! Et elle s’en amuse la coquine !

« Toutes les conversations seraient absurdes, je pense, si on les mettait par écrit », fit-elle en remuant son café. Maggie arrêta sa machine un instant et dit avec un sourire : « Même si on ne le fait pas. » (p. 240)

Voire même, elle s’immisce carrément dans le roman à la toute fin, avec cette phrase, au beau milieu d’un dialogue, comme si la romancière qu’elle est disait : « zut à la fin de me fatiguer à reproduire leurs stupides conversations ! » :

« C’est facile pour vous qui habitez Londres… », disait-elle. Mais l’ennui de noter les paroles des gens c’est qu’ils racontent tant de bêtises… des vraies bêtises. » (p. 444) Si vous le dîtes, Mrs Woolf !

Elle excelle à rendre compte des tours et détours de la pensée de quelqu’un qui rêvasse :

« Qu’elle était ignorante. Par exemple, cette tasse – elle la tint devant elle. De quoi est-elle faite ? d’atomes ? Et que sont les atomes, comment adhèrent-ils les uns aux autres ? La surface dure et unie de la porcelaine avec son motif de fleurs rouges lui apparut soudain comme un merveilleux mystère. » (p. 221)

Elle montre le sentiment d’oppression que ressentent beaucoup de femmes en société, et l’échappatoire, le sentiment de libération que représentent les transports modernes pour elles :

« Au milieu de la circulation, elle distingua un véhicule rebondi. Dieu soit loué, sa teinte était jaune. Dieu soit loué, elle n’avait pas manqué son omnibus. Elle fit un signe et grimpa sur l’impériale. Elle poussa un soupir de soulagement, lorsqu’elle remonta sur ses genoux le tablier de cuir. La responsabilité passait entre les mains du conducteur. Elle se détendit et respira la douce atmosphère de Londres. » (p. 152)

« Juste à temps, se dit Kitty, debout dans son compartiment. Elle avait peine à croire qu’un monstre si formidable pût s’élancer si doucement pour entreprendre un tel parcours. Elle vit le buffet reculer. Nous voilà partis, se dit-elle, en se laissant tomber sur la banquette. Nous voilà partis. Toute la tension de son corps se relâcha. Elle était seule ; et le train roulait. On dépassa la dernière lampe du quai. La dernière silhouette s’évanouit. Quelle joie ! se dit-elle, comme si elle était une petite fille échappée à sa nurse. Nous voilà partis ! » (p. 352)

« Eleanor ferma le livre. Je le lirai un de ces jours, se dit-elle. Lorsque j’aurai mis Crosby à la retraite et que… Prendrait-elle une autre maison ? Voyagerait-elle ? Irait-elle enfin aux Indes ? Sir William se mettait au lit dans la chambre voisine. Sa vie à lui se terminait, elle commençait la sienne. Non je ne chercherai pas à m’installer dans une autre maison. Certainement pas, songea-t-elle, considérant la tâche au plafond. De nouveau elle eut la sensation du navire qui clapote doucement à travers les vagues, du train qui se balance de côté et d’autre, le long des rails. Les choses passent, se transforment, se dit-elle, les yeux au plafond. Et où allons-nous ? Où cela ? Où cela ?… Les papillons de nuit s’élançaient autour du plafond ; le livre glissa à terre. Craster a gagné le cochon, mais qui donc a eu le plateau d’argent ? Elle rêvassait, fit un effort, se retourna pour souffler la bougie. L’obscurité régna. » p. 288

Et aussi le décalage, la brèche temporelle que produisent notamment les technologies modernes :

« Elle semblait rassembler deux images de son cousin ; sans doute celle du téléphone et celle qui lui apparaissait dans le fauteuil. Ou bien en existait-il une autre ? Cette façon de connaître les gens à demi, d’être à moitié connu soi-même, cette sensation de l’œil qui se pose sur la chair, comme une mouche qui rampe, c’est bien désagréable, se dit-il, mais impossible à éviter après tant d’années. » (p. 401)

« – J’ai dit : est-ce un oiseau ? Non, je ne crois pas. C’est trop gros. Cependant ça avance, et subitement, j’ai pensé : C’est un aéroplane. Et c’était vrai. Tu te souviens, ils avaient survolé la Manche peu de temps auparavant. J’étais avec vous dans le Dorset quand j’ai lu cela dans le journal. Alors quelqu’un, ton père je crois, a dit : ‘Le monde ne sera plus jamais le même à présent.' » (p. 419)

Et enfin, Woolf a beaucoup d’humour (si, si !) qui se manifeste soit par de l’ironie, un effet de grossissement des petites manies des gens par exemple, ou la moquerie des convenances de l’époque, soit dans certains dialogues d’une grande drôlerie, comme celui-ci :

« J’étais seule, assise, j’ai entendu la sonnette, je me suis dit : C’est la blanchisseuse. Des pas montaient l’escalier. North est apparu. North. » Sara porta la main à sa tête en manière de salut. « Il avait cet air-là… ‘Pourquoi diable ?’ ai-je demandé. ‘Je pars demain pour le front’, m’a-t-il dit en claquant les talons. ‘Je suis lieutenant du…’, je ne sais plus… régiment royal d’attrapeurs de rats ou quelque chose de ce genre. Et il a posé sa casquette sur le buste de notre grand-père. ‘Combien de morceaux de sucre réclame un lieutenant des régiments royaux des attrapeurs de rats ?’ ai-je demandé. « Un. Deux. Trois. Quatre ?‘ » (p. 370)

Voilà, voilà, j’espère, avec cette petite collection de citations, vous avoir donné l’envie de vous plonger dans ce roman, et bien d’autres, d’une romancière que je découvre petit à petit (et dans son cas, il est précieux de prendre son temps pour savourer). Merci à Lili qui donne sur son blog de passionnée woolfienne tant de clés de lecture de cette oeuvre ! Par exemple ici, ici et ici.

« Les années » de Virginia Woolf, traduction de Germaine Delamain et Colette-Marie Huet, préface de Christine Jordis, Folio classique, réédité en 2008, 452 p.

Irène Nemirovsky, Chaleur du sang

chaleur du sang« _ Il a l’air d’un bon garçon, ce Jean Dorin, n’est-ce pas ? Ils se connaissent depuis longtemps. Ils ont pour eux toutes les chances de bonheur. Ils vivront, comme nous avons vécu avec François, une existence tranquille, unie, digne… tranquille surtout… sans secousses, sans orages… Est-ce donc si difficile d’être heureux ? Il me semble que le Moulin-Neuf a en lui quelque chose d’apaisant. J’avais toujours rêvé d’une maison bâtie près de la rivière, de me réveiller la nuit, bien au chaud dans mon lit, et d’entendre couler l’eau. Bientôt un enfant, continua-t-elle, rêvant tout haut. Mon Dieu, si on savait, à vingt ans, comme la vie est simple… » (p. 31).

Contrairement à ce que croit Hélène, épouse et mère de famille épanouie, la vie n’est pas si simple, même (surtout ?) en province. Sa fille Colette, tout juste mariée, va en faire l’expérience. Et Silvio, le vieil homme un peu sauvage ami de la famille se souvient… Que le sang est chaud quand on est jeune ! Et combien les vieilles personnes l’oublient !

J’ai été heureuse de retrouver Irène Nemirovsky à l’occasion du blogoclub, moi qui avais tant aimé Jézabel, Dimanche et autres nouvelles, et surtout, Suite française ! Cette femme m’épate : elle qui a passé sa jeunesse en Ukraine et en Finlande, elle arrive à produire un pur roman de terroir français, composé dans une langue charnelle, un peu âpre et sauvage, comme la terre du Morvan où se passe l’histoire.

Une histoire enchâssée dans la sienne : même si la Deuxième Guerre mondiale n’a pas sa place dans Chaleur du sang, puisque le roman a été commencé en 1937, Irène Nemirovsky a trouvé refuge sous l’Occupation dans le village même où elle situe son histoire. C’est là qu’elle termine ce roman et qu’elle situe (et rédige) la deuxième partie de Suite française. C’est là qu’elle sera arrêtée en 1942 pour être déportée à Auschwitz…

« _ Ah, mon ami, devant tel ou tel événement de votre vie, pensez-vous quelque fois à l’instant dont il est sorti, au germe qui lui a donné naissance ? Je ne sais comment dire… Imaginez un champ au moment des semailles, tout ce qui tient dans un grain de blé, les futures récoltes… Eh bien, dans la vie, c’est exactement pareil. (…)

_ Oui, dis-je, si on connaissait d’avance la récolte, qui sèmerait son champ ? » (p. 44).

Irène Nemirovsky aurait pu reprendre à son compte cette dernière parole.

J’ai choisi ce titre à cause de la photo de couverture, il faut bien l’avouer (à quoi ça tient… mais je crois que nous sommes nombreux dans ce cas). Dans Chaleur du sang, j’ai aimé les descriptions des mœurs paysannes, du passage des saisons et du temps dans tous les sens du terme, et des intérieurs bourgeois de province. On se croirait parfois dans du François Mauriac, de l’André Dhôtel ou du Thomas Hardy. Je ne me suis pas vraiment attachée aux personnages, sauf peut-être à ce vieil ours de Silvio, car le roman est court et ressemble à une fable sur le poids des secrets, de l’hérédité, de la fatalité qui font éclater la prude carapace des familles provinciales.

« Ce pays, au centre de la France, est à la fois sauvage et riche. Chacun vit chez soi, sur son domaine, se méfie du voisin, rentre son blé, compte ses sous et ne s’occupe pas du reste. Pas de château, pas de visites. Ici règne une bourgeoisie toute proche encore du peuple, à peine sortie de lui, au sang riche et qui aime tous les biens de la terre. Ma famille couvre la province d’un réseau étendu d’Erard, de Chapelin, de Benoît, de Montrifaut ; ils sont gros fermiers, notaires, fonctionnaires, propriétaires terriens ; leurs maisons sont cossues, isolées, bâties loin du bourg, défendues par de grandes portes revêches, à triple verrou, comme des portes de prison, précédées par des jardins plats, presque sans fleurs : rien que des légumes et des arbres fruitiers taillés en espalier pour produire davantage. Les salons sont bourrés de meubles et toujours clos ; on vit dans la cuisine pour épargner les feux. » (p.22).

Irène Nemirovsky
Irène Nemirovsky

Pour moi, Irène Nemirovsky ressemble étrangement à ses héroïnes pleines de sève qui se retrouvent cruellement frappées par le sort. Elle imprègne à ses histoires une sagesse étonnante de maturité, comme une prescience de son destin tragique. Son écriture est toujours « goûtue » – je ne trouve pas d’autres mots : évocatrice mais sans fioritures, proche de son lecteur sans être familière, portant un regard mi-amusé, mi-méprisant sur ses personnages. Son style n’a pas pris une ride et c’est toujours un plaisir rare et poignant de la lire.

Allez lire d’autres billets sur des romans d’Irène Nemirovsky chez : ClaudiaLucia, Sylire, Florence, Titine, Gambadou

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Ian McEwan, Expiation

Ian-McEwan-ExpiationEn 1935, dans une famille de notables britanniques, la jeune Briony, 13 ans, s’éveille au plaisir d’écrire. Elle est aussi la spectatrice cachée des amours naissantes de sa grande sœur et du fils de la femme de chambre, amours qu’elle ne comprend pas et interprète de travers. La venue de ses cousins, dont une troublante Lola de 15 ans, et d’un ami de son grand frère va précipiter la survenue d’un drame qu’elle mettra une vie à expier (d’où le titre, CQFD).

Et voilà, encore une tragédie grecque, encore des traquenards sur fond de fresque historique à la Robert Goddard, encore un roman délicieusement anglais, c’est-à-dire traître ;-). Mais là en plus, Ian McEwan pousse le vice jusqu’à déjouer notre identification à la fiction, base naturelle du roman, accord implicite entre le romancier et son lecteur ! C’est du vice, ça ma bonne dame, pas autre chose !

J’ai énormément goûté la lecture de ce livre qui, pour finir, m’a haché menu mon cœur de midinette car son chapitre de fin, ah cette fin ! si elle est magistrale et virtuose, m’a indignée, non mais !

Goûté la lecture de ce livre car il est remarquablement bien écrit. La première partie, qui s’attache à Briony, retrace de près sa vie intérieure, ses sensations et sentiments de manière très juste : un petit côté proustien qui s’allie avec le déroulement fatal et régulier de l’action (dont on se demande où elle nous mène). On s’ennuie avec Briony, on ressent l’atmosphère de la grande maison silencieuse, de la chaleur estivale sur les peaux, des bruits insolites du parc… et l’on suit, le cœur battant progressivement plus vite, le dédale des relations des personnages entre eux (aile de papillon, quand tu nous tiens, c’est l’ouragan qui vient !). La deuxième partie se passe en France, lors de la Débâcle de mai 1940 où l’on suit la fuite haletante de trois soldats anglais (dont… je ne vous dirai pas qui) dans un cadre apocalyptique (brrr). Enfin la troisième partie revient à Briony, une Briony de 18 ans sous la menace des bombes du Blitz, qui a mûri, qui regrette sa faute et qui cherche à la réparer. La quatrième partie est inracontable et impensable.

Donc oui, je recommande chaudement la lecture de ce livre, mais vous courez le risque, la dernière page retournée, de jeter le livre par terre et pleurer sur les amours perdues (il faudrait un jour s’interroger sur cette propension à s’attacher à des personnes qui n’existent pas en chair et en os…).

Sur ce même livre, je signale la chronique de Galéa qui m’a donné l’envie de découvrir cet auteur.