« Le royaume désuni » par Jonathan Coe

Dans son nouveau roman, Jonathan Coe évoque l’évolution récente du Royaume-Uni à travers l’histoire d’une famille anglaise lambda, les Lamb, ponctuée par les grands moments d’une famille un chouïa plus connue en Angleterre : de la victoire de 1945 au confinement du printemps 2020, nous passons en effet par le couronnement d’Elizabeth, l’investiture du prince de Galles, le mariage de Charles et Diana et la mort de Diana. Seule la finale de la Coupe du Monde de 1966, opposant l’Allemagne à l’Angleterre, ne fait pas intervenir les royals.

Je tiens à préciser que je n’ai pas fait exprès – mais mon inconscient peut-être un peu plus – de lire ce roman en plein couronnement de Charles III. Ça m’a donné une étrange impression d’être moi-même dans le livre, dans une mise en abyme (j’adore ce mot), de continuer l’histoire en quelque sorte. D’autant que Jonathan Coe se serait plu à montrer que nous regardons les grands événements royaux, non plus tous regroupés autour du poste de télévision comme autrefois, mais chacun devant l’écran de son smartphone. O tempora, o mores, comme aurait dit l’autre.

À travers le destin de Mary Lamb, petite fille ébaubie par la victoire, puis épouse et mère, prof de gym, grand-mère dynamique, enfin veuve confinée seule chez elle, l’auteur se fait le chroniqueur d’une certaine forme de déliquescence annoncée de son sujet d’étude préféré : le sentiment national anglais. Celle-ci s’observe à la façon dont la population communie aux grands événements nationaux au fil du temps : des rassemblements massifs on passe à plus d’individualisme, puis à des déchirements intra-familiaux (reflétant ceux de la nation) autour notamment de la question du Brexit (thème que Coe avait déjà abordé dans Le coeur de l’Angleterre). En réalité, cette désunion s’observe depuis la date glorieuse du 8 mai 1945, pierre angulaire de la fierté nationale, puisque ce jour-là certains préfèrent ne pas célébrer la victoire avec le reste du peuple, critiquent le discours du roi ou provoquent une bagarre monumentale. And so on.

Le roman pratiquement s’ouvre et se clôt sur une scène insignifiante en apparence : « le sommet du crâne de ma mère », soit le spectacle visualisé par le fils et la petite-fille de Mary sur leur écran d’ordinateur quand ils lui parlent par Zoom pendant le confinement. Une expérience vécue par nombre d’entre nous avec nos « anciens » quand ces derniers se frottent aux nouvelles technologies. Une scène qui prend une résonnance plus tragique quand on apprend qu’elle est directement tirée du vécu de l’auteur avec sa propre mère, morte pendant le premier confinement. 

Quand tout ce cirque fut enfin terminé, Lorna se retrouva face à l’image habituelle sur son écran d’ordinateur : la moitié supérieure du front de Gran (p. 19).

C’est tout le talent de Jonathan Coe que de tresser avec finesse et force allusions implicites une foule d’observations sur l’enfance, les sentiments amoureux, les relations intergénérationelles, l’intolérance, les biais psychologiques, les tics sociaux. Le roman se découpe en plusieurs saynètes qui se recoupent en boucles : un amour de vacances au pays de Galles connaissant un dénouement inattendu des années après ; les coulisses de la savoureuse « guerre du chocolat » dans le Bruxelles européen des années 90 permettant de suivre les débuts d’un certain « Boris » blond et provocateur (toute ressemblance avec un personnage connu n’étant pas absolument fortuite) ; une émouvante scène mère-fils… Du début à la fin revient le même leitmotiv très « lampedusesque » : « plus ça change, plus c’est la même chose ».

« Vous connaissez la fameuse blague sur les Français et les Britanniques que tout le monde raconte ici au Parlement ? Une commission quelconque se réunit, et les Britanniques proposent une solution tout ce qu’il y a de plus honnête et de pragmatique au problème à traiter. Mais les participants français se contentent de les regarder et disent : « Oh, évidemment, tout ça c’est très bien, dans la pratique. Mais comment est-ce que ça va marcher dans la théorie ? » (p. 343)

En résumé, s’il est une chose que le temps ne désunit pas au Royaume-Uni, c’est bien le formidable don de ses romanciers pour capturer l’air du temps et le restituer avec autant de profondeur que d’humour !

Edit : Pour ceux qui ont lu Expo 58, on retrouve Thomas Foley en père et mari distant…

« Le royaume désuni » de Jonathan Coe, Gallimard, 2022, 489 p.

Cristallisation secrète, de Yôko Ogawa

41ThwOV7f7LLa narratrice vit sur une île frappée d’une étrange malédiction. Régulièrement, une chose anodine est condamnée à disparaître, non seulement du monde physique mais aussi de la mémoire des habitants. Ainsi en est-il allé du parfum, des timbres-poste, des calendriers, des photographies, des bateaux… Au cours du récit, les disparitions touchent des choses de plus en plus vitales. Personne ne s’en émeut mais tous vivent dans la crainte de la police secrète, une terrible force répressive qui traque les êtres exceptionnels échappant à la malédiction de l’oubli : ceux qui parviennent à se souvenir des choses disparues et à conserver le sens et les émotions qui leur étaient liées.

Dans ma lecture de Cristallisation secrète, il y a dû avoir une « cristallisation » qui ne s’est pas faite, et cette fable dystopique a emporté son secret dans la tombe de ses pages.

Rassurez-vous, j’ai bien compris la portée éventuellement politique de son propos : les autodafés de livres et la police secrète renvoient tout de suite à l’imagerie fantasmagorique des régimes totalitaires. Plus subtilement, l’anéantissement de certains objets ou êtres fait penser aux fantômes peuplant les cimetières de l’histoire : qui saurait se resservir d’une cassette VHS aujourd’hui par exemple ? et si Lewis Carroll, et surtout Disney, n’avaient pas ressuscité le fameux Dodo, qui s’en souviendrait aujourd’hui, à part quelques spécialistes d’histoire naturelle ? N’y aurait-il pas là une allusion à notre déni de certaines réalités dérangeantes, à notre culpabilité inconsciente ?

« Quand j’ai sous les yeux des objets disparus, mon coeur s’agite énormément. Comme si quelque chose de dur et épineux était lancé soudain au milieu d’un paisible marais. Il se forme des rides, un tourbillon se crée au fond et la boue remonte. C’est pourquoi nous sommes bien obligés de brûler les objets, de les jeter à la rivière ou de les enterrer, afin de les éloigner le plus possible de nous. »

Ce qui m’a déstabilisée je crois, dans ce roman, c’est sa neutralité poussée à l’extrême. L’écriture est « blanche », très simple, sans fioritures. Les dialogues entre les personnages sont strictement banals. Les personnages eux-mêmes sont rarement nommés et ne montrent que très peu d’affects. Pour vous donner un exemple, alors que la narratrice et son ami le « grand-père » viennent d’échapper à une terrible catastrophe qui aurait pu causer leur mort, la seule chose qu’ils trouvent à se dire c’est : « Oh ben mince, le cake que nous nous apprêtions à manger va être perdu ». Ça va les gars, vous ne risquez pas de nous faire de l’hypertension au  moins !

Les disparitions ne les touchent pas, ils s’y résignent passivement et, sauf exceptions, ne regrettent rien ; et bien que certains contreviennent aux ordres du régime, ils ne cherchent à aucun moment à s’insurger contre son absurde répression. Du coup, j’ai eu du mal à voir où l’auteur voulait en venir avec sa fable.

Après en avoir parlé avec Lili qui m’avait offert ce livre, nous en avons conclu qu’il s’agissait là peut-être d’un certain état d’esprit japonais (sans vouloir non plus tomber dans le bas étage du cliché, et donc avec toutes les limites que comporte une généralisation hâtive) : ce côté zen qui apprend à ne pas souffrir des désagréments petits ou grands, cette forme de soumission au pouvoir. Et que cela heurtait notre mentalité occidentale habituée à râler réclamer des droits individuels et des libertés. J’ai fait le parallèle avec L’aveuglement de José Saramago, livre lu il y a bien longtemps et dont je ne me rappelle que vaguement, mais où les personnages s’interrogeaient beaucoup plus sur les raisons et les conséquences de leur perte du sens de la vue.

Ceci explique peut-être pourquoi, après avoir lu les trois quarts du bouquin au mois de mai, j’ai ressenti le besoin « vital » d’aller m’ébattre vers d’autres contrées livresques avant de revenir finir le bouquin en ce mois de septembre (après tout, l’automne aussi est le symbole de la perte : chute des feuilles et tutti quanti !)

« La disparition des calendriers signifie que l’on ne peut pas déchirer de feuille à la fin du mois. C’est-à-dire que l’on peut toujours attendre, il n’y aura plus de nouveau mois pour nous. Le printemps ne viendra pas, vous savez. »

Ce livre m’a tout de même fascinée à certains égards : ses images poétiques, son rythme lent, ses thèmes crépusculaires et ambigus agissent peut-être de façon sous-jacente, ce qui fait que je ne l’ai pas laissé tomber au bout de 20 pages.

Je vous conseille le très beau billet de Lili sur ce livre qui approfondit la réflexion sur l’existence quotidienne en régime totalitaire.

Et pour filer le thème insulaire, l’inoubliable Laurent Voulzy qui chante « ce sentiment de solitude et d’isolement » :

« Cristallisation secrète » de Yôko Ogawa, traduit du japonais par Rose-Marie Makino, Babel, 2009, 374 p.

Les dieux ont soif, d’Anatole France

received_10214568798352465.jpegDe moi-même, je n’aurais jamais songé à ouvrir un livre d’Anatole France. L’occasion m’en a pourtant été fournie par le conseil enthousiaste d’un ami. Il fait bon suivre les conseils parfois (parfois).

Les dieux ont soif (de sang, s’entend), c’est un mot de Camille Desmoulins. Anatole France l’a choisi pour intituler son roman sur la Terreur : celle qui enfle en 1793 quand la jeune République née de la Révolution se retrouve assiégée par tous les monarques européens et confrontée aux rébellions de ses marges, et décide de se doter d’un tribunal révolutionnaire pour annihiler ses ennemis intérieurs. En à peine plus d’un an, des milliers de personnes périrent sous la guillotine pour des motifs de plus en plus fallacieux mais soit-disant toujours pour conspiration anti-révolutionnaire, qu’ils soient coupables ou innocents, royalistes ou fédéralistes, girondins ou « accapareurs », enragés ou modérés, aristocrates ou sans-culottes, ci-devant reine de France ou fille du peuple, et bientôt les partisans de Danton, d’Hébert et des révolutionnaires montagnards les plus convaincus.

Avec une écriture élégante, l’auteur nous fait revivre cette spirale de violence paranoïaque que seule vient clôre l’arrestation de Robespierre et de ses partisans en juillet 1794. Il choisit de nous la faire vivre sous les traits du jeune Évariste Gamelin. Peintre de son état, fervent révolutionnaire, il est nommé juré du tribunal révolutionnaire pour son ardeur à la cause (et par l’entremise d’une intrigante qui aurait mieux fait d’y songer à deux fois). Il est pauvre et pur, dans le genre de l’Incorruptible, c’est-à-dire à la fois froid comme la glace et désintéressé, attentif au bien-être de l’humanité qu’il entend servir en la débarrassant de la lie qui la gangrène (« La révolution fera pour les siècles le bonheur du genre humain » déclame-t-il sans ciller, p. 42). Il se prend à vénérer Robespierre comme la conscience même de la Révolution, l’être suprême capable de discerner le bien du mal. D’abord circonspect dans l’exercice de la justice, il est peu à peu pris dans l’engrenage de la Terreur, et comme ses co-jurés, il condamne de plus en plus les accusés (toujours plus nombreux) à la mort, sans pitié, estimant que leur seule accusation suffit pour les rendre coupables.

Même l’amour de la sensuelle Élodie, les liens familiaux ou amicaux avec ses anciens compagnons d’infortune ne suffiront pas à le faire dévier de sa trajectoire funeste qu’il envisage comme un devoir sacré. Avec une ironie et une clarté de glace, l’auteur nous fait mesurer le péril des idéologies qui entendent réformer l’humanité quand elles sont au pouvoir. Elles engendrent l’enfant monstrueux du fanatisme (il est fabuleux que ce roman ait été écrit au début du terrible 20e siècle… et que je publie ce billet en ce triste jour anniversaire). Le roman se lit facilement, les chapitres s’enchaînent et avec eux, on grimpe chaque fois un échelon de plus dans la terreur qui telle une bête immonde, finit par avaler ses propres enfants. Quand une faction est exterminée, elle doit trouver sa prochaine proie. Et pourtant, ces jurés étaient des gens normaux…

« Les jurés, divers d’origine et de caractère, les uns instruits, les autres ignares, lâches ou généreux, doux ou violents, hypocrites ou sincères, mais qui tous, dans le danger de la patrie et de la République, sentaient ou feignaient de sentir les mêmes angoisses, de brûler des mêmes flammes, tous atroces de vertu ou de peur, ne formaient qu’un seul être, une seule tête sourde, irritée, une seule âme, une bête mystique, qui par l’exercice naturel de ses fonctions, produisait abondamment la mort. Bienveillants ou cruels par sensibilité, secoués soudain par un brusque mouvement de pitié, ils acquittaient avec des larmes un accusé qu’ils eussent, une heure auparavant, condamné avec des sarcasmes. À mesure qu’ils avançaient dans leur tâche, ils suivaient plus impétueusement les impulsions de leur coeur. » (P. 178).

Mais ce roman n’est pas seulement une mise en garde de la part d’un auteur réputé pour ses positions de gauche. On vit la vie quotidienne des Parisiens sous la Terreur. On voit notamment comme l’enthousiasme révolutionnaire de 1789 est bien retombé en 1793, avec les privations qu’endure le peuple. Mention spéciale pour la mère d’Évariste qui n’a pas son pareil pour entrecouper les déclarations exaltées de son fils par des considérations fort pratiques : « À force de manger des châtaignes, nous deviendrons châtaignes. » (p. 40).

On croise des personnages très attachants, en particulier l’ancien noble et richissime Maurice Brotteaux des Ilettes, locataire du grenier de l’immeuble d’Évariste et réduit à fabriquer des pantins pour survivre. Athée et bon vivant, très sceptique sur la Révolution, il ne se sépare jamais d’un volume de Lucrèce qu’il porte dans sa « redingote puce » trouée. Il accepte sa situation avec bonhommie, dans la pure tradition stoïcienne. Ses positions libertines ne l’empêchent pas de venir en aide à un moine, le père de Longuemarre, lui aussi très touchant. Ensemble, avec l’inoubliable jeune Athénaïs, ils affronteront les coups du sort.

Brotteaux, à propos d’un cardinal : « C’était un aimable homme et, bien qu’il fît métier de débiter des fables, il y avait dans son petit doigt plus de saine philosophie que dans la tête de tous vos jacobins qui veulent nous envertueuser et nous endéificoquer. » (P. 127)

Et après ? L’histoire ne se termine pas trop mal pour certains personnages que l’on aime. Le calme après la tempête… l’amour, la fête et la « fureur de vivre » post-terreur l’emportent (la coupe de cheveux « à la victime » est en grande vogue). Faut-il que tout change pour que rien ne change, comme disait un autre grand révolutionnaire ?

⇒ Petit plus : si vous avez aimé les références à la Révolution contenues dans « Temps glaciaires » de Fred Vargas, ce roman devrait vous plaire.

« Les dieux ont soif » d’Anatole France, Le Livre de Poche Classiques, préface de Pierre Citti, 1989, 268 p. 

Antoine Bello, Les producteurs

bello producteursTroisième et dernier volet de la trilogie des Falsificateurs, les Producteurs narrent les nouvelles aventures de l’Islandais Sliv Dartunghuver et ses amis du Consortium de Falsification du Réel (CFR), cette fois de 2008 à 2012. On les avait quittés bien penauds dans le tome précédent (les Eclaireurs) car indirectement responsables du 11 septembre et de la guerre d’Irak. L’ambiance morose de ce second tome n’est plus de mise ici, on retrouve même toute la légèreté et l’euphorie du premier ! Il faut dire que le CFR a frappé très fort en favorisant l’élection d’Obama…

Eh oui, Obama, c’était il y a dix ans chers lecteurs…De là à en conclure que le CFR est derrière l’élection de Trump, ou que c’est un gros raté de leur part (si c’est le cas, Yacoub a dû être viré du Comex !), il n’y a qu’un pas à franchir, celui qui sépare réalité et fiction, que Bello contribue drôlement à flouter.

Et en effet, ce qui m’a le plus retenu à la lecture de ce 3e tome, c’est le thème de l’art de raconter une histoire. Non seulement cela devient un enjeu pour Sliv à travers sa rencontre avec Ignacio Vargas, l’as du storytelling qui conseille magnats de l’industrie pharmaceutique, patrons de l’immobiliers ou producteurs d’Hollywood, et facture ses services à prix d’or, à la hauteur des résultats sonnants et trébuchants que peut rapporter une bonne histoire diffusée à bon escient. Mais les ficelles du métier qu’Ignacio enseigne à Sliv, Antoine Bello les utilise lui-même pour nous raconter son histoire de CFR : l’art de bien camper ses personnages afin de les rendre attachants, l’art de trousser des rebondissements au bon moment, de créer de la tension, de favoriser l’identification, de produire du mythe, de retenir l’attention, d’émouvoir… Bello en somme montre que la réalité n’existe pas, seules les bonnes histoires existent. Nos souvenirs ? Ce sont des assemblages de faits que notre esprit coordonne pour en faire une histoire cohérente, apte à satisfaire nos besoins psychologiques. L’idée peut sembler grossière à première vue mais ne constatons-nous pas, chaque jour, combien nous ne sommes pas d’accord avec nos contemporains sur une foule de sujets, petits ou grands, y compris par exemple sur la couleur du canapé que mon mari s’obstine à voir bleue quand je la vois grise (hahaha). La réalité, semble dire Bello, est soit la version du plus fort, soit le résultat d’un compromis entre toutes les parties. Evidemment, il soutient la deuxième solution et tout le roman (mais déjà, avant lui, les deux premiers tomes où Sliv s’échinait à découvrir la finalité du CFR) est une ode aux valeurs de la concorde, de l’empathie, du consensus et du multiculturalisme.

Cette concorde, Lena et Sliv, nos deux « jumeaux antagonistes », sont résolus à enfin la produire ici et maintenant en créant une fabuleuse civilisation maya où la concorde était le maître mot de la vie en commun. A travers une rocambolesque mise en scène de la découverte d’une épave au large de Veracruz, dans le golfe du Mexique, le monde entier a les yeux rivés sur le dévoilement de deux (faux) codex mayas expliquant les règles de cette société imaginaire plus vraie que nature… et qui expliquerait le vrai sens de la fatidique date du 21 décembre 2012 : non pas la fin du monde mais le début d’un nouveau cycle (un baktun en langage maya) que Sliv et Lena espèrent placer sous le signe de la concorde universelle. Mais ils sont menacés dans l’agenda médiatique par l’explosion du volcan islandais impossible à se rappeler le nom et par le naufrage d’un pétrolier de la BP au large de la Floride.

Amusant de se remémorer ces événements pas si anciens que l’actualité a pourtant si vite chassé de nos esprits. L’entrelacement entre fiction et réalité est si bien réalisé que je ne peux m’empêcher, maintenant, de relire chaque événement d’actualité sous l’angle d’un bon « scénario » du CFR ! Cela permet notamment de relativiser la manière dont l’information nous est transmise par les médias (voire nous faire basculer dans le côté obscur du complotisme). Les réseaux sociaux qui font leur grande apparition dans ce tome sont évidemment mis à l’honneur pour « produire » le réel. Il n’est pas jusqu’à un « macguffin » qui entretient le suspense durant tout le roman, qui contribue encore à montrer combien la réalité s’inspire de la fiction (et la dépasse parfois !)

La réconciliation de Lena et de Sliv (et le dévoilement du passé de la Danoise) est un autre thème sympathique du 3e tome, ainsi que les nouveaux personnages, solaires et loufoques, qui apparaissent dans ce récit. Mais j’avoue que je me suis moins sentie émotionnellement attachée à eux, peut-être parce que je m’apprêtais à leur faire mes adieux à la fin de ce livre, mais plus sûrement parce qu’ils ne m’apparaissaient plus que comme des pions soumis au bon vouloir de leur auteur, ce cher Antoine Bello.

Bref un tome qui clôt agréablement la trilogie même si la fin, qui relève de la pirouette, m’a laissée un peu sur ma faim. Si j’apprécie énormément l’art romanesque de Bello, je trouve que, comme un Tonino Benacquista par exemple, il ne me touche que jusqu’à un certain degré. Finalement le message qu’il veut graver dans le cœur du lecteur reste assez basique : parvenir à la concorde en sachant se mettre à la place des gens… C’est déjà une magnifique ambition vous me direz, mais pour moi cela ne résume pas le sens de la vie comme semble le penser l’auteur, et sa façon presque publicitaire de mettre son message en scène m’amuse sans m’émouvoir plus que ça.

« Les producteurs » d’Antoine Bello, Gallimard Folio, 2016, 576 p.

Joyce Carol Oates, Carthage

livre_moyen_282Joyce Carol Oates (JCO pour aller plus vite) fait partie de ces auteurs que j’ai découvert sur les blogs. Oui, je n’étais pas très branchée avant, et quel n’a pas été mon ébahissement en constatant que non seulement elle publiait depuis les années soixante, mais qu’en plus une revue littéraire s’employait exclusivement à disséquer ses (très nombreux) écrits ! Les « JCO studies », sachez-le, ça existe. Quand un auteur obtient ça de son vivant, tout en publiant encore à un rythme effréné, plus besoin d’avoir le Nobel 😉

Bref, quant à moi, je la lisais pour la première fois et mon choix a été déterminé par ce qui se trouvait à la bibliothèque municipale. Carthage, pour résumer, montre à quel point la guerre d’Irak n’a pas seulement été une affaire géopolitique, impliquant des stratèges militaires, des conseillers du président, des relations internationales, mais aussi une affaire intime, bousculant et ravageant la vie de tranquilles citoyens américains. Ça c’est la conclusion à laquelle je suis arrivée à la fin de ma lecture. Parce qu’en réalité, l’histoire commence avec la disparition de la jeune Cressida, 19 ans, la fille de l’ancien maire de Carthage. On ne retrouve rien, pas même son corps. On commence à soupçonner Brett Kincaid, un jeune vétéran de la guerre d’Irak revenu salement amoché du combat, au mental comme au physique. C’est de plus l’ex-fiancé de la grande sœur de Cressida et on l’a aperçu la veille au soir dans un bar mal famé en compagnie de la jeune disparue…

L’histoire ne se cantonne pas à un banal mystère de disparition. Ce n’est pas un roman policier, mais un roman social et psychologique foisonnant qui pousse des ramifications extrêmement loin. JCO nous offre un aperçu saisissant de la société américaine, ses injustices criantes, sa culture criminogène, et la chosification de tout, y compris de l’humain. Elle ne nous épargne pas les aspects les plus sombres de l’Amérique des 15 dernières années, en particulier la gestion de la guerre soit disant de « libération » des Irakiens, et la gestion de l’univers carcéral qu’elle met en scène à travers une visite en direct sous haute tension (avec la présentation d’une « friteuse », comme on appelle les chaises électriques, comme si on y était), une visite particulièrement glaçante et plus parlante que toutes les études sociologiques.

JCO m’a complètement immergée dans un complexe tissu de relations humaines, mêlant toute la gamme des sentiments – horreur et folie de la perte, ingénuité adolescente, solidarité, désespoir, ténacité, travail de deuil… Tous les détails sont très vivants et prennent le lecteur à bras le corps.

J’ai été parfois un peu désarçonnée par un style d’écriture impressionniste, paragraphes courts et incisifs, sobres mais libérés de toute contrainte formelle, avec un style indirect libre visant à traduire images et sensations au ras de la réalité. Cela me semble être une caractéristique de la littérature américaine actuelle si j’en juge d’après mes lectures de Toni Morrison et Laura Kasischke. La fin m’a aussi laissée sur ma faim. Je ne veux point « divulgâcher » l’issue finale mais je trouve la conclusion un peu abrupte après des développements si foisonnants. J’aurais bien aimé retrouver le professeur Cornelius, une figure fascinante.

Il y a aussi quelques références qui m’ont échappé, et je fais appel à la culture classique de mes lecteurs pour m’aider à les décoder. Par exemple le prénom du père de Cressida, Zeno, fait référence au philosophe Zénon d’Elée dont le paradoxe est cité plusieurs fois (concevoir l’infini au sein d’un monde fini, quelque chose comme ça), mais je ne vois pas trop tout ce que ce shmilblick autour de Zénon apporte à l’histoire. Y a-t-il un message caché ? Si un spécialiste des philosophes de l’Antiquité se cache parmi vous, qu’il n’hésite pas à m’en dire plus ! (Cela m’a aussi fait penser au nom du personnage principal dans L’œuvre au noir de Marguerite Yourcenar). De même le nom de Carthage, ville de l’Etat de New York (apparemment), m’interpelle. Je sais que Carthage a fait plusieurs fois la guerre à Rome dans le monde antique, avec Hannibal traversant les Alpes à dos d’éléphant, mais je ne vois pas trop le lien avec les États-Unis actuels, à part le côté impérialiste. Si quelqu’un peut éclairer ma lanterne…

« Carthage » de Joyce Carol Oates, traduit par Claude Seban, éd. Philippe Rey, 2015, 608 p.