Être ou ne pas être… à son image, avec Jérôme Ferrari

J’ai lu du Jérôme Ferrari, une première pour moi. Jusqu’ici, l’auteur corse ne m’attirait pas particulièrement, mais c’était sans compter ma chère belle-mère, chez qui je suis tombée sur un vieux numéro de La Vie (hebdo bien connu des sacristies ayant le coeur à gauche) qui titrait « Le retour du héros religieux ». Il s’agissait de la rentrée littéraire 2018. Dedans il y avait une interview de Jérôme Ferrari qui parlait de son dernier livre, À son image. Il y évoquait notamment sa passion pour le chant polyphonique corse (catégorie chant sacré, donc).

Or moi, la religion dans la littérature, c’est un thème qui m’intéresse. Je sais que c’est un peu casse-gueule comme thème. Disons que ça peut autant verser dans le sublime élyséen que dans le sucré sulpicien (ou le simplement fumeux). Mais ça vaut le coup de voir comment un auteur contemporain aborde les rivages de l’invisible.

Invisible, c’est la question. À  son image est autant un roman sur l’art de la photographie que sur la religion. Où l’on fait connaissance avec Antonia, jeune photographe corse qui a fait une croix sur une carrière de reporter de guerre pour se consacrer à la mascarade des photographies de mariage. Antonia se tue dans un accident de voiture. C’est son parrain curé qui célèbre ses funérailles, dont les différentes étapes, suivant le rite traditionnel (en latin), rythment le découpage des chapitres. Ce faisant on remonte jusqu’à l’enfance d’Antonia pour raconter la naissance d’une vocation, le basculement dans la violence des luttes nationalistes, et le lien de la photographie avec la mort.

Le lien de la photographie avec la mort, me direz-vous ? Selon l’auteur, qui cite Barthes, la photo fixe à un instant T « ce qui a été » (et n’est plus) tandis que la peinture suspend le temps dans une forme d’éternité.

Invisible, donc. On ne saura (presque) rien de ce qu’Antonia a vu et photographié pendant la guerre de Yougoslavie par exemple. Mais il y a des descriptions de photos, fictives ou non, en ouverture de chaque chapitre ; par ailleurs, deux chapitres « hors champ » racontent les histoires bien réelles de deux photographes de guerre du début XXe, avec forces détails macabres de leurs prises de vue, que ce soit de la guerre coloniale de l’Italie en Libye (toute résonance avec l’actualité étant fortuite – ou pas) ou de la Première Guerre mondiale dans les Balkans (toute résonance avec le conflit yougoslave de 1991, blablabla).

Invisible aussi pour moi, le fil conducteur unissant les différents thèmes que l’auteur met en avant : la photo, le nationalisme corse et le culte des tueurs, le sentiment religieux, la mort et l’au-delà, la relation d’Antonia avec les hommes, sa carrière avortée, son avortement (et le chant polyphonique, qui ne fait qu’une petite apparition finalement). Y a-t-il un sens caché derrière tout ça, du style « l’essentiel est invisible pour les yeux », ou bien  l’auteur a-t-il assemblé ses thèmes fétiches au petit bonheur la chance ? J’ai parfois eu l’impression que l’histoire racontée n’était qu’un prétexte, et un coup d’épée dans l’eau : il ne se passe rien de significatif dans la vie d’Antonia, à part sa mort, et son personnage est creux et inintéressant au possible, pour tout dire. C’en est même frustrant à la longue. Pourquoi n’a-t-il pas écrit plutôt un essai sur la photographie, me suis-je demandée vers le milieu du livre.

Je m’aventurerais à citer les trois derniers paragraphes de la chronique du journal En attendant Nadeau, qui exprime – car il s’agit justement d’un problème d’expression – bien mieux que moi le malaise que peut susciter ce roman :

« À différents moments du cheminement d’Antonia sont encore formulés des doutes sur la valeur de la photographie, enfermée dans une alternative impossible entre l’insignifiance et l’irreprésentable. À chaque fois, revient à Antonia la lourde charge d’incarner et de faire vivre ces énigmes et ces insondables ambiguïtés du medium. À la longue, ces dernières finissent par prendre le pas sur le récit lui-même et, plus complexes et plus troubles que les situations où elles sont mises en scène, les étouffent.

On croit toujours entendre la voix de Jérôme Ferrari souffler derrière l’épaule de sa créature ses propres questionnements abstraits. Et cet affleurement permanent de l’auteur et de ses préoccupations dans le roman fait que les péripéties traversées par Antonia – y compris sa mort elle-même et l’échec de sa vie – restent extérieurs au lecteur. Même la construction élaborée du roman, calquée sur les périodes de la messe, peine à éclairer les relations existant entre la photographie et la mort, sur lesquelles Ferrari voudrait nous inviter à réfléchir.

Finalement, le roman donne l’impression de buter sur les mêmes écueils que ceux où achoppe son héroïne au cours de sa pratique de la photographie : une difficulté à exprimer. Il paraît frappé de la même impossibilité qui affecte la plupart des personnages enfermés dans des voies sans issues : impossible à Antonia de rencontrer sa vocation de photographe – elle y laissera sa vie –, impossible au parrain d’Antonia officiant le jour des funérailles de trouver la voix juste pour la remettre entre les mains de Dieu comme l’y invite sa mission. Impossible aussi, peut-être, aux amis d’enfance d’Antonia d’échapper au combat d’un nationalisme ancestral devenu stérile.« 

Ne nous méprenons pas : j’ai apprécié tout ce que j’ai pu picorer de savoureux dans ce roman (les questions techniques), mais l’ensemble m’a paru singulièrement fade, alors même qu’on sent que l’enjeu de l’auteur est d’évoquer des sujets « pointus » dans une perspective un peu originale.

S’il y avait un personnage à sauver, ce serait celui du prêtre. Cas singulier d’un homme qui a décidé sans préméditation de devenir prêtre, au retour d’une soirée arrosée. Passeur de l’âme d’Antonia dans l’au-delà. Parrain en deuil, dont la paternité spirituelle n’était pas toujours très bien acceptée par sa filleule. J’aurais préféré que Jérôme Ferrari creuse davantage cette figure-là. La Vie avait raison, il y avait bien un héros religieux, et c’est celui qui m’a le plus intéressée.

« À son image » de Jérôme Ferrari, Actes Sud, 2018, 224 p.

Chien-loup, de Serge Joncour

9782081421110Juillet 1914. Jamais de tels cris n’étaient descendus depuis les collines. Jamais on n’avait entendu beugler comme ça. Vers minuit, au village, les premiers hurlements résonnèrent depuis les hauteurs, des hurlements lointains, qui à l’évidence se rapprochaient. Les anciens eux-mêmes ne déchiffrèrent pas tout de suite ce hourvari, à croire que les bois d’en haut étaient le siège d’un furieux sabbat, une rixe barbare dont tous les acteurs seraient venus vers eux.

(Incipit)

Été 1914 – été 2017.

Un siècle sépare ces deux époques et pourtant, à Orcières dans le Lot-et-Garonne, le temps semble s’être arrêté. Quand Lise et Franck parviennent au gîte qu’ils ont loué, niché au sommet d’un mont presque infranchissable, ils se retrouvent face à la nature la plus sauvage qui soit : pas de voisin, pas de réseau, une vieille maison de pierres inhabitée depuis longtemps et un silence « cosmogonique » que viennent seulement troubler des bruits d’animaux la nuit. Tout de suite un étrange chien-loup semble les adopter. Au village de Limogne, on est plutôt réticents de les savoir à Orcières. Et pour cause, ce mont est réputé porter malheur. Pendant la guerre de 14, un dompteur allemand et ses huit fauves ont créché là-haut, du temps où le village d’Orcières-le-bas existait encore…

Alternant la narration entre les deux époques, Serge Joncour recrée un univers sensoriel livré aux pulsions les plus primitives : feulements des lions et des tigres, odeurs musquées, flamboiement de la végétation livrée à elle-même, instincts de chasse avivés, peurs ancestrales, désirs vitaux, complicité entre l’homme et l’animal… Dans le causse, tout y passe.

Les chapitres consacrés au temps de la guerre vécu par les femmes, les vieux et les enfants au village (et par les animaux !) sont des pépites d’histoire culturelle, par le bas, le biais, voire le non-humain. L’auteur se saisit merveilleusement de ce courant actuel qui cherche à faire l’histoire des corps, de tous les corps : les millions de corps de soldats malmenés dans les tranchées et exposés à la présence incessante de la mort sont mis en miroir avec les corps épuisés des femmes qui doivent se charger du travail des hommes et de perpétuer la vie à bout de bras. Quant aux corps animaux en tout genre, on voit combien ils sont étrangers aux calculs humains dans leurs instincts (y compris carnassiers) mais pourtant pris dans les rets de la guerre, ou des appétits humains : bétail livré au feu du champ de bataille, vieilles carnes, boeufs voire éléphants que l’on utilise pour le labour, tendres brebis que l’on dissimule dans l’estive pour les soustraire aux gendarmes, loups que l’on craint toujours au début du 20e siècle… Et ces corps puissants de fauves dont la menace comme l’attrait magnétique planent sur Orcières et viennent troubler le corps réprimé de la veuve de guerre… Où l’on voit que, quoi qu’on y fasse, le lien homme-animal est très profondément ancré.

« Du jour au lendemain, les hommes basculèrent dans la barbarie et la fureur, et la mort, ce microbe peu subtil qui enjambe allègrement la barrière des espèces, faucha en quatre ans de guerre des générations d’hommes en même temps que des millions de chevaux, de boeufs et de mules, tout autant que des chiens, des pigeons et des ânes, sans compter tous les gibiers coincés dans la démence des feux, toute la faune sauvage surprise par les bombardements, les légions de proies immolées sans même avoir eu l’honneur d’être chassées, aussi bien des chevreuils que des renards, des lièvres anéantis dans les territoires incendiés, alors que les autres se faisaient braconner par des ombres qui cherchaient de quoi manger. »

Ce contexte archaïque de la guerre contraste avec la narration de 2017, bien évidemment, et vient apporter un suspense légèrement inquiétant sur l’issue des vacances de Lise et Franck, ce couple de quinquagénaires parisiens bien de leur époque. On rit de la scène d’arrivée au gîte, où un Franck en panique quadrille le mont malgré les broussailles qui le lacèrent, à la recherche d’une connexion réseau pour son smartphone. Lise est pour sa part enchantée de l’absence totale de civilisation car elle veut retrouver l’état de Nature. Eh oui, au début du 21e siècle, on n’a plus peur du loup mais des ondes, des OGM et des ogres que sont Netflix et Amazon pour un petit producteur de cinéma comme Franck. L’auteur a le chic pour épingler nos manies, nos réflexes et nos gestes bien modernes. Ceci étant, les instincts ataviques reprennent le dessus au fil des jours passés à Orcières… Saviez-vous que les chevreuils aboient un peu comme des chiens ? Chassera bien qui chassera le dernier !

« Sans plus le moindre sang-froid il se mit à marcher de long en large pour essayer d’attraper du réseau quelque part, il tenait le téléphone tendu devant lui, comme une télécommande pour rallumer le monde. »

Je savais déjà combien la prose de Joncour était goûtue et son personnage principal masculin d’emblée sympathique ; et combien cela s’harmonisait avec son propos qui tourne autour du surgissement d’un désir super-vital au coeur de notre monde über-virtuel. On touche là à une façon d’écrire qui fait attention à la prosodie, à la cadence de son mouvement, et c’est aussi savoureux à lire que d’imaginer des galets roulant sans fin dans du velours. Mais son précédent roman, Repose-toi sur moi, m’avait un peu perdue dans les méandres de son intrigue apprêtée. Ici cette histoire tenue et tenace d’un coin maudit du Lot m’a davantage captivée, ainsi que la correspondance entre deux époques, et le décalage du point de vue en direction d’un monde à la lisière de la sauvagerie. Mais la véritable sauvagerie, est-elle animale ou humaine ? Telle est la question qui traverse tout le livre. En tout cas, aucun personnage (humain s’entend) n’est vraiment inoubliable, tous semblant finalement superficiels au regard de l’intensité minérale, végétale et animale de l’endroit.

Je n’avais vu passer ce roman de la rentrée littéraire, ni sur les blogs, ni sur les étals des libraires. C’est finalement ma petite bibliothèque de village dont je me ris si souvent qui me l’a mis sous les yeux et je l’en remercie. Joncour est décidément un auteur à guetter, mais qui me surprend à chaque fois.

Et vous, l’avez-vous lu ?

« Chien-loup » de Serge Joncour, Flammarion, 2018, 476 p. 

Milena Agus / Paul Auster

Résultat de recherche d'images pour "jachère"Ce blog est un peu en jachère, vous l’aurez remarqué… C’est à l’image de mon expérience de lectrice du moment, devenue plus insouciante. J’abandonne certains livres, j’y reviens, je passe un long moment sur un autre… Plus de méthode qui tienne ! Plus de statistiques à alimenter ! Cela se passe juste entre moi et mes livres. Bref, j’ai fait l’école buissonnière et je m’en suis bien portée.

Mais maintenant c’est la rentrée, l’heure des bonnes résolutions, des cartables tout neufs et des règles qui brillent. Alors me revoilou, et pour me racheter de ces plages de silence (qui m’ont fait tant de bien), j’ai décidé de rédiger de petites chroniques de romans lus il y a quatre mois. Ne comptez pas sur l’exhaustivité ni sur une analyse très fine. Il m’est assez peu resté de ces deux auteurs que je souhaitais (enfin) découvrir, Milena Agus la Sarde, et Paul Auster le New-Yorkais. Et pourtant, ils ont imprimé leur petite marque dans mon esprit.

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« Mal de pierres » de Milena Agus, traduit de l’italien par Dominique Vittoz, éd. Liana Levi, 2007, 128 p. 

Un mince roman pour découvrir une auteur au nom et au pedigree bien intriguant : Milena Agus, dont la famille est « sarde depuis le paléolithique » précisait la 4e de couverture.

Dans une Sardaigne solaire mais bien isolée, l’héroïne attend le grand amour qui ne vient pas. Dans son village, certains la trouvent étrange et sa mère pense qu’elle est maudite. Ce n’est que pendant la Seconde Guerre mondiale qu’elle trouve à épouser un veuf qui a fui les bombardements sur Cagliari, mais elle le fait par raison. La passion attendra le Continent, au début des années 1950, où elle va soigner son « mal de pierre ». Et c’est au sanatorium qu’elle trouvera à célébrer la chair avec le Rescapé. Racontée par sa petite-fille, cette femme en manque d’amour reste un mystère tout au long du livre, même à la fin, quand une brèche dévoile un pan de réalité qui vient corriger le mythe familial. Son portrait par touches flamboyantes et fragiles l’entoure d’une aura d’exception, toute en dissonances. Le récit a des allures simples et retenues, sauf quand il lâche la bride aux sentiments et aux passions. Comme le feu qui couve sous la braise. Il m’a un peu déstabilisée par sa construction légèrement de guingois, sa concision. Je suis restée en-dehors de cette histoire, appréciée de l’extérieur comme une belle carte postale de la Sardaigne… (Les descriptions de la nature sauvage et de la gastronomie font bien envie !)

SEUL-DANS-LE-NOIR-–-PAUL-AUSTER

« Seul dans le noir » de Paul Auster, traduit de l’anglais par Christine Le Boeuf, Actes Sud, 2009, 192 p.

Ma bibliothèque m’a fourni un titre de Paul Auster (le seul en rayon), le grand romancier américain que-l’on-se-doit-d’avoir-lu-au-moins-une-fois, plus mince toutefois que son dernier opus 4321. (Et tant mieux, parce que moi les pavés en ce moment, ça me lourde).

« Seul dans le noir », un vieil homme ressasse des idées noires. August Brill est veuf, infirme, il s’est installé chez sa fille divorcée, qui héberge aussi sa propre fille traumatisée par la mort de son ex en Irak. Autant dire que l’ambiance est plutôt plombée. Avec un ton lucide et plein de recul, il analyse son parcours de critique littéraire, sa vie amoureuse et familiale. Fatigué d’entretenir les mêmes obsessions qui l’empêchent de dormir, il s’invente pour changer une fiction (lui qui a toujours critiqué celles des autres), une uchronie : dans une Amérique qui n’a pas connu la tragédie du 11 septembre, une terrible guerre civile ravage le pays. Un homme, venu du monde « réel » (c’est-à-dire post-11 septembre), est parachuté dans cette terrible réalité parallèle, chargé d’une mission bien spéciale. Evidemment, rêve et réalité s’entremêlent dans la tête d’August Brill et la fiction a la prétention de déborder de ses propres limites. Le problème c’est que ça s’est aussi un peu emmêlé dans ma tête avec le recul du temps, et je serais bien en peine de me rappeler des liens certainement hyper pertinents entre les divagations d’August sur la guerre ou l’amour, et sa « réalité » à lui, avec toute la distance qu’il y a entre lui – après tout, il est lui aussi une fiction ! – et moi (a priori je crois que je suis réelle, si vous êtes d’accord, tapez 1, si vous avez un doute, tapez 2…). Bref, c’est borgesien en diable ! J’ai bien aimé cependant les passages où le narrateur revenait sur son parcours, ça m’a fait penser au roman de sa femme, je veux dire, de la femme de Paul Auster (Un été sans les hommes).

L’ensemble m’a paru un peu décousu et finalement assez oubliable, mais je ne serais pas contre retenter un roman de Paul Auster. Auriez-vous un titre à me conseiller ?

 

Les oiseaux morts de l’Amérique, de Christian Garcin

Les oiseaux morts de l'AmériqueC’est fou comme le fait de bloguer peut vous changer vos habitudes de lecture et vous pousser à sortir de votre zone de confort. Tenez, moi par exemple. Il y a quelques années j’aurais très rarement bougé d’un iota de mes auteurs fétiches. Et voilà-t-y pas que, comme l’a fait Lili récemment, je saute dans l’inconnu, j’ose, je me montre d’une audace folle : j’emprunte à la bibliothèque un livre qui vient de paraître, d’un auteur inconnu au bataillon (enfin, le mien de bataillon, car il est tout de même reconnu dans le milieu, Garcin), et dont je n’ai encore lu aucune critique. La révolution, en quelque sorte.

Eh bien figurez-vous que la révolution me va bien au teint car j’ai frôlé le coup de coeur pour ce roman taille S (un tour de tranche qui convient bien à la fille qui marine dans son Proust depuis des mois). C’est l’histoire d’un homme qui tient peu de place en ce bas-monde : à 70 berges passées, Hoyt Stappleton vit dans un collecteur d’eau à la périphérie de Las Vegas. Sa « petite vie misérable et paisible » est à l’antipode de la capitale du fric et de la débauche. Ses possessions personnelles tiennent dans un baluchon et il ne parle qu’aux grillons et à une famille de mulots qui campent à proximité. Ses compagnons d’infortune en savent peu sur lui, si ce n’est qu’il est un aficionado des voyages dans le futur : non seulement il a lu tous les ouvrages de prospective sur le sujet, mais il se transporte lui-même en pensée dans les siècles, voire les millénaires à venir, et ce qui est sûr, c’est que le pire peut arriver.

« Du centre-ville de Las Vegas jusqu’à la périphérie, les voies ferrées désertes, les no man’s land et les échangeurs autoroutiers, tout un réseau d’égouts et de collecteurs d’eau de pluie traversait la ville de part en part, trois cent vingt kilomètres en tout, des canalisations allant de tuyaux de soixante centimètres de diamètre à des tunnels de trois mètres de haut sur six de large dont beaucoup étaient habités, dessinant un monde souterrain en partie inexploré et secret, une ville bis, un envers du décor à l’ombre des lumières et des paillettes clignotantes du Strip. » (p. 11)

Ce voyageur sans bagage explore aussi l’envers d’une cité mégalo plantée en plein désert du Nevada : avec lui, on arpente les perspectives nues et poussiéreuses des avenues éloignées du centre, les arrières délabrés des motels anonymes, les terrains vagues. Plusieurs vétérans de plusieurs guerres se retrouvent pour partager le même bout de tunnel en guise de toit, boire, évoquer les séquelles des combats et se bagarrer. Hoyt, lui, a fait le Vietnam. Il ne parle jamais de son passé. Mais quand il se décide à emprunter le sens inverse dans ses voyages temporels, ses souvenirs le ramènent à une belle matinée de 1950 dans une cuisine ensoleillée, assis à boire son bol de chocolat, sa mère à ses côtés. Et de cette exploration du passé, il rapporte des pépites tout comme de troublantes trouvailles, enfouies depuis longtemps dans son inconscient. Sous les auspices bienveillants d’une fée bleue plantée au sommet d’un motel en ruine, les différentes strates de temporalité semblent vouloir se tordre, le passé remonte à la surface et embrasse le présent, les coïncidences abondent, et les apparitions sont aussi fugaces que les vérités sont enchevêtrées les unes aux autres.

« Peut-être la ville était-elle à présent truffée d’intersections entre passé et présent, de filons dans la niche temporelle qui ne demandaient qu’à être forés. Pendant quelques secondes, il demeura installé dans la plénitude de cette évidence, si aléatoire pourtant, hésitante et fragile comme un vol de chauve-souris. Puis il secoua la tête, et fit demi-tour. Le trafic et les bruits de la rue se réinstallèrent progressivement. Il passa le portail, rejoignit Sahara Avenue et se dirigea vers les lumières du Strip. » (p. 77)

Sans emphase, avec une grande économie de moyens, comme ces scènes anodines de SDF prenant leur café au soleil à côté d’une autoroute, Christian Garcin ouvre mine de rien quantité de « dossiers » dans cette histoire d’un vieil homme et l’amer : conscience écologique, avec la mise en scène de la surconsommation et du dépouillement, de l’angoisse apocalyptique ; considérations physiques et métaphysiques sur le temps et l’espace par où s’engouffre une part de magie ; récits croisés d’anciens combattants dont les guerres tracent chacune un sillon dans l’éternel champ de bataille de l’histoire ; roman familial d’amour et d’amitié aux personnages attachants ; intrigue à rebondissements ; morceaux de poèmes… Et pourtant, il ne s’agit ni d’une épopée, ni d’une saga, ni d’un roman-fleuve, juste d’un conte américain à la Steinbeck.

« Dessiner le silence : c’était son vrai projet. » (p. 107)

La morale de cette histoire est évanescente et se prête à plusieurs interprétations. Et c’est pourquoi on a envie de prolonger un peu notre séjour au bord d’un collecteur d’eau, sous un soleil de plomb, en compagnie de Hoyt et des autres…

La jolie critique de Télérama, celle de Charybde

« Les oiseaux morts de l’Amérique » de Christian Garcin, Actes Sud, janvier 2018, 220 p.

Lignes de failles, de Nancy Huston

lignes-de.gifIl y a des psychiatres qui se sont intéressés aux liens transgénérationnels : le fait que l’on porte bien souvent le poids des de nos aïeux sur nos propres épaules, sans toujours en être conscient (à ce propos lire Aïe mes aïeux, de Géraldine Fabre, c’est très instructif).

Nancy Huston en a fait le principe de son singulier roman. Quatre chapitres : quatre voix, celles de Sol, Randall, Sadie et Kristina. Chacun est le parent du précédent et narre son présent d’enfant de six ans. Sol, en 2004, est un petit garçon californien surprotégé par sa mère adepte de psychologie positive et veillé de loin par son père travaillant dans l’industrie de l’armement. Randall en 1982, vit à New-York entre son « père au foyer » dramaturge et sa mère chercheuse et globe-trotter, obsédée par la quête de ses racines familiales qu’elle confond avec le « mal », ce qui les amènent à s’installer à Haïfa en Israël. Sadie en 1962 vit tristement à Toronto entre des grands-parents rigides et ne revit que lorsque sa mère, chanteuse bohème, vient la voir et l’emmène avec elle. Kristina en 1944 vit en Allemagne avec ses parents, ses grands-parents et sa soeur aînée ; malgré la guerre, elle sait vivre l’instant avec passion et ne se doute pas des bouleversements à venir dans la part la plus intime d’elle-même, son identité.

Un secret empoisonné, presque un péché originel, couvre l’arbre généalogique de son ombre, de l’arrière-grand-mère à l’arrière-petit-fils. Il détermine les brusques embardées du destin des uns et des autres, entre Allemagne, Israël et Amérique du nord. Il explique peut-être aussi la fascination-répulsion des uns pour le sang, la guerre, la domination de soi ou des autres, ou au contraire la fuite en avant des autres, l’oubli volontaire. Les générations avancent par contrecoups, se blessant aux erreurs des générations précédentes, et inversent le mouvement du balancier. Les sauts à rebours du temps, de 2004 à 1944, permettent très graphiquement d’en rendre compte, tout comme la transmission d’une tâche de naissance de l’un à l’autre.

Pour prendre un exemple parmi d’autres, on comprend que Randall a souffert d’une mère à la fois peu attentive et très exigeante, et l’on en déduit la raison pour laquelle il a épousé la femme au foyer modèle, pleine de bons sentiments, laquelle, aveuglée par le prêt-à-penser éducatif, ne s’aperçoit pas qu’elle fait de leur fils Sol un monstre. En remontant dans le temps, l’enfance de Sadie, la mère de Randall nous informe sur la femme qu’elle est devenue : née d’une mère adolescente et de père inconnu, victime d’une éducation puritaine, elle a dû fournir de gros efforts pour surmonter cette première blessure et exorciser sa honte. C’est elle qui va enquêter sur le « péché originel » de la famille et mettre en route une série de retours sur le passé plus ou moins maîtrisés.

Sol, le narrateur du premier chapitre, est un cas d’école des dangers (encore peu connus en 2004 ?) de l’accès non-encadré des enfants à Internet. Je n’en dis pas plus, ce chapitre glaçant parle de lui-même. 

A la fin du livre on se demande : les horreurs vues et vécues par Kristina au cours de la fin de la Seconde Guerre mondiale ont-elles servi de leçon aux générations suivantes ? Ne retombent-elles pas, chacune selon leur moment historique, selon leurs guerres, dans les mêmes ornières, dans une barbarie aussi ancienne qu’elle apparaît sous des oripeaux nouveaux ? Ce roman est à la fois un cri de dénonciation et une ode à la force de la vie qui se fraie un chemin dans les décombres. Les blancs narratifs permettent d’intercaler toute une part de non-dit dans la croissance des personnages, ce qui invite à penser leur liberté de personnes dotées d’un libre-arbitre malgré le poids du transgénérationnel. Le choix de faire parler des enfants de six ans peut être questionné (c’est un bien jeune âge pour leur faire aborder une série de considérations existentielles) mais il est intéressant en ce qu’un enfant de cet âge se conforme à la fois à la parole des adultes qui ont autorité sur lui, captant le monde à travers leur prisme, mais cherche aussi à lever le voile du mystère… à sa façon.

J’ai apprécié le procédé de conter l’histoire d’une lignée « à l’envers ». L’intrigue est bien construite, bien renseignée, bien écrite, rien à dire. Justement : les mots de cette chronique me viennent aussi mécaniquement que ceux d’une annonce immobilière. Je n’ai pas été si touchée que ça par les destins racontés, comme s’ils l’étaient par des androïdes, et non par des êtres de chair. Nous avons affaire à un roman reposant sur des idées tout-à-fait passionnantes. Plaquées sur des personnages, elles peinent à trouver vie. L’ensemble pourtant se dévore vite fait bien fait : envie de comprendre certains mystères (pourquoi Sadie est en fauteuil roulant, pourquoi certains jouets prennent-ils une si grande importance, pourquoi Erra chante sans paroles, pourquoi Randall est-il aussi agressif contre les Irakiens, etc).

La morale de l’histoire c’est qu’il est important, vital même, de parler à son enfant avec des mots justes, de ce qui l’engage directement, y compris dans son histoire familiale, tout en veillant à ce qu’il ne tombe pas dans la gougueule du loup.

Un avis mitigé donc, pour un roman qui vaut quand même le coup d’être découvert.

Les avis de Lili Galipette (mitigé), LillyKeisha et Anne (enthousiastes).

« Lignes de faille » de Nancy Huston, Babel, Actes Sud, 2006, 486 p. 

Prix Femina 2006.