Chien-loup, de Serge Joncour

9782081421110Juillet 1914. Jamais de tels cris n’étaient descendus depuis les collines. Jamais on n’avait entendu beugler comme ça. Vers minuit, au village, les premiers hurlements résonnèrent depuis les hauteurs, des hurlements lointains, qui à l’évidence se rapprochaient. Les anciens eux-mêmes ne déchiffrèrent pas tout de suite ce hourvari, à croire que les bois d’en haut étaient le siège d’un furieux sabbat, une rixe barbare dont tous les acteurs seraient venus vers eux.

(Incipit)

Été 1914 – été 2017.

Un siècle sépare ces deux époques et pourtant, à Orcières dans le Lot-et-Garonne, le temps semble s’être arrêté. Quand Lise et Franck parviennent au gîte qu’ils ont loué, niché au sommet d’un mont presque infranchissable, ils se retrouvent face à la nature la plus sauvage qui soit : pas de voisin, pas de réseau, une vieille maison de pierres inhabitée depuis longtemps et un silence « cosmogonique » que viennent seulement troubler des bruits d’animaux la nuit. Tout de suite un étrange chien-loup semble les adopter. Au village de Limogne, on est plutôt réticents de les savoir à Orcières. Et pour cause, ce mont est réputé porter malheur. Pendant la guerre de 14, un dompteur allemand et ses huit fauves ont créché là-haut, du temps où le village d’Orcières-le-bas existait encore…

Alternant la narration entre les deux époques, Serge Joncour recrée un univers sensoriel livré aux pulsions les plus primitives : feulements des lions et des tigres, odeurs musquées, flamboiement de la végétation livrée à elle-même, instincts de chasse avivés, peurs ancestrales, désirs vitaux, complicité entre l’homme et l’animal… Dans le causse, tout y passe.

Les chapitres consacrés au temps de la guerre vécu par les femmes, les vieux et les enfants au village (et par les animaux !) sont des pépites d’histoire culturelle, par le bas, le biais, voire le non-humain. L’auteur se saisit merveilleusement de ce courant actuel qui cherche à faire l’histoire des corps, de tous les corps : les millions de corps de soldats malmenés dans les tranchées et exposés à la présence incessante de la mort sont mis en miroir avec les corps épuisés des femmes qui doivent se charger du travail des hommes et de perpétuer la vie à bout de bras. Quant aux corps animaux en tout genre, on voit combien ils sont étrangers aux calculs humains dans leurs instincts (y compris carnassiers) mais pourtant pris dans les rets de la guerre, ou des appétits humains : bétail livré au feu du champ de bataille, vieilles carnes, boeufs voire éléphants que l’on utilise pour le labour, tendres brebis que l’on dissimule dans l’estive pour les soustraire aux gendarmes, loups que l’on craint toujours au début du 20e siècle… Et ces corps puissants de fauves dont la menace comme l’attrait magnétique planent sur Orcières et viennent troubler le corps réprimé de la veuve de guerre… Où l’on voit que, quoi qu’on y fasse, le lien homme-animal est très profondément ancré.

« Du jour au lendemain, les hommes basculèrent dans la barbarie et la fureur, et la mort, ce microbe peu subtil qui enjambe allègrement la barrière des espèces, faucha en quatre ans de guerre des générations d’hommes en même temps que des millions de chevaux, de boeufs et de mules, tout autant que des chiens, des pigeons et des ânes, sans compter tous les gibiers coincés dans la démence des feux, toute la faune sauvage surprise par les bombardements, les légions de proies immolées sans même avoir eu l’honneur d’être chassées, aussi bien des chevreuils que des renards, des lièvres anéantis dans les territoires incendiés, alors que les autres se faisaient braconner par des ombres qui cherchaient de quoi manger. »

Ce contexte archaïque de la guerre contraste avec la narration de 2017, bien évidemment, et vient apporter un suspense légèrement inquiétant sur l’issue des vacances de Lise et Franck, ce couple de quinquagénaires parisiens bien de leur époque. On rit de la scène d’arrivée au gîte, où un Franck en panique quadrille le mont malgré les broussailles qui le lacèrent, à la recherche d’une connexion réseau pour son smartphone. Lise est pour sa part enchantée de l’absence totale de civilisation car elle veut retrouver l’état de Nature. Eh oui, au début du 21e siècle, on n’a plus peur du loup mais des ondes, des OGM et des ogres que sont Netflix et Amazon pour un petit producteur de cinéma comme Franck. L’auteur a le chic pour épingler nos manies, nos réflexes et nos gestes bien modernes. Ceci étant, les instincts ataviques reprennent le dessus au fil des jours passés à Orcières… Saviez-vous que les chevreuils aboient un peu comme des chiens ? Chassera bien qui chassera le dernier !

« Sans plus le moindre sang-froid il se mit à marcher de long en large pour essayer d’attraper du réseau quelque part, il tenait le téléphone tendu devant lui, comme une télécommande pour rallumer le monde. »

Je savais déjà combien la prose de Joncour était goûtue et son personnage principal masculin d’emblée sympathique ; et combien cela s’harmonisait avec son propos qui tourne autour du surgissement d’un désir super-vital au coeur de notre monde über-virtuel. On touche là à une façon d’écrire qui fait attention à la prosodie, à la cadence de son mouvement, et c’est aussi savoureux à lire que d’imaginer des galets roulant sans fin dans du velours. Mais son précédent roman, Repose-toi sur moi, m’avait un peu perdue dans les méandres de son intrigue apprêtée. Ici cette histoire tenue et tenace d’un coin maudit du Lot m’a davantage captivée, ainsi que la correspondance entre deux époques, et le décalage du point de vue en direction d’un monde à la lisière de la sauvagerie. Mais la véritable sauvagerie, est-elle animale ou humaine ? Telle est la question qui traverse tout le livre. En tout cas, aucun personnage (humain s’entend) n’est vraiment inoubliable, tous semblant finalement superficiels au regard de l’intensité minérale, végétale et animale de l’endroit.

Je n’avais vu passer ce roman de la rentrée littéraire, ni sur les blogs, ni sur les étals des libraires. C’est finalement ma petite bibliothèque de village dont je me ris si souvent qui me l’a mis sous les yeux et je l’en remercie. Joncour est décidément un auteur à guetter, mais qui me surprend à chaque fois.

Et vous, l’avez-vous lu ?

« Chien-loup » de Serge Joncour, Flammarion, 2018, 476 p. 

Aurélien, de Louis Aragon

« La marque de ces journées, c’était une façon de stupeur, une inconscience. Le temps s’en va, comme si on avait l’éternité à soi, comme si ce qui faisait son prix eût été qu’on le gâchât. »

51dSP6L50NL._SX301_BO1,204,203,200_Je n’ose vous dire le temps que j’ai mis à lire ce roman débordant « d’amour et de déchirure », cela nuirait à ma réputation sur la blogosphère. Pourtant, ma lenteur n’a rien à voir avec le plaisir douloureux que j’en ai pris à la lecture. Oh et puis si quand même un peu, avouons-le : je savais dès le départ que le roman se destinait à moduler le fameux refrain « Il n’y a pas d’amour heureux » du poème d’Aragon (publié la même année qu’Aurélien, en 1944). Donc je reculais un peu l’échéance. Au passage, quelle belle crétinerie que cette quatrième de couverture qui annonçait platement la fin comme si de rien n’était ! On a condamné des éditeurs au pilori pour moins que ça… #aubûcher #éditionde1989

Quand on a aimé passionnément un livre, tout ce qu’on peut en dire peut très vite s’apparenter à une trahison. J’ai tant aimé de choses dans la lecture d’Aurélien, à commencer par Aurélien lui-même, ce héros qui arrive à conjuguer une virilité pleine de douceurs maladroites et une insaisissable réserve. Aurélien, c’est l’oiseau de nuit du Pigalle et du Montmartre des années 1920, le rentier ancien combattant de la Grande Guerre qui n’a aucun but dans la vie et n’a jamais vraiment aimé avant de rencontrer Bérénice. Bérénice qu’il trouve « franchement laide » au tout début. Pauvre Aurélien qui se laisse tellement berner par son ancien compagnon d’arme, ce sournois playboy d’Edmond Barbentane, qu’il n’a pas compris que celui-ci le jetait dans les bras de Bérénice pour se venger d’une affaire privée. Et pourtant, du marais fangeux des basses passions humaines peut surgir ce pur diamant de l’amour (oui ça y est, je me prends pour Saint Augustin là).

« Pour la première fois de sa vie, Aurélien éprouvait, avec cette acuité de sentiment qu’on n’a, en général, qu’un peu avant le réveil, dans la dernière période du sommeil, Aurélien éprouvait le vide absolu de sa vie. »

Je ne vous raconte pas comment la scène au bar du Lulli’s, lieu de la cristallisation de l’amour entre Aurélien et Bérénice, m’a prise de court par son intensité, au milieu des phrases légères parfumées au jazz. Génie de l’écrivain qui parvient à transmettre, sans en faire des patacaisses, toute la naïveté et la fulgurance étrange d’un amour naissant.  Jeune adulte, je me souviens avoir été bouleversée par les poèmes d’amour d’Aragon. Je découvrais pour la première fois l’emprise directe de la poésie sur mes émotions. J’ai retrouvé un peu de ce pouvoir dans le roman, bien que d’une manière très différente. L’art romanesque d’Aragon ne me fait pas penser à la poésie mais au cinéma. Ou plutôt, disons que toutes les scènes de rencontre entre Aurélien et Bérénice sont pour moi comme des scènes de cinéma en noir et blanc de la Nouvelle Vague (au risque d’être légèrement anachronique).

« Ils se trouvèrent sur le balcon : « C’est beau », murmura-t-elle. Paris bleuissait déjà. Elle était appuyée contre lui, tout naturellement, elle ne se dérobait pas. Il l’entoura de ses bras comme s’il avait peur qu’elle eût le vertige. Il avait bien le vertige, lui… »

D’autant que le roman ne serait pas le même s’il ne se confondait pas si intimement avec Paris ! La Seine et ses sortilèges délétères (le thème de la nage et de la noyade dans le fleuve est omniprésent) donnent à l’histoire une tonalité inquiétante, grise.  Comme si les personnages étaient condamnés à être engloutis par leur destin. Mais il y a aussi le côté flamboyant de la ville-lumière ; il faut se promener avec Bérénice dans les rues de Paris pour goûter à la magie du Paris 1920’s d’Aragon. C’est un vrai régal ce tour-operator dans le temps !

« La Seine n’avait pas de distractions, elle. Cette suite dans les idées qu’ont les rivières ! Couler comme ça, dans le même sens, sans jamais oublier, sans se tromper… »

(Petite parenthèse, James Cameron a honteusement plagié Aragon avec sa fameuse scène où Jack et Rose s’enlacent sur le proue du Titanic ; on retrouve la même avec Aurélien et Bérénice en guest-stars surplombant la Seine ! #jesuisoutrée).

Mais il n’y a pas que du cinéma dans Aurélien. Il y a aussi des scènes de pur vaudeville, notamment toutes les scènes concernant Edmond et sa femme Blanchette, ou sa maîtresse la grande (comédienne !) Rose Melrose. Les dialogues ciselés pourraient être retranscrits tels quels dans une pièce de théâtre comique, d’autant qu’ils se produisent souvent dans des intérieurs cossus.

Et puis, chez Aragon, l’amour côtoie souvent la guerre. Aurélien s’inscrit dans le cycle du Monde réel qui part de la Belle Epoque pour aboutir à la Seconde Guerre mondiale et à ses suites. La politique n’est jamais bien loin. Il décrit de façon très vivante l’ambiance des banquets d’anciens combattants, et les hiérarchies sociales, un temps bousculées par la guerre, qui se reforment à peu près comme avant, à la plus grande amertume de ceux qu’elle a laissé sur le bord du chemin. Le monde capitaliste et ses affaires interlopes en prennent aussi pour leur grade (c’est là qu’on se rappelle qu’Aragon est un communiste convaincu), tout comme le milieu de l’art, joyeusement brocardé avec la figure de l’imaginaire Zamora, qui se pose en rival de Picasso. La génération Montparnasse défile pour notre plus grand plaisir : à part Picasso, il y a les dadas, Cocteau, Mistinguett, Diaghilev, les Américains de la génération perdue, et une allusion à peine transparente au groupe des surréalistes dont Aragon a fait partie. Un monde qui se berce d’illusions, ce que vient révéler l’année 1940 dans la dernière partie du roman.

Pensez, même le vieux Monet fait son apparition, et une partie de l’histoire se passe à Giverny !

« — Impossible. Nous avons rendez-vous… Je désirais depuis longtemps… Bébé a pris pour moi rendez-vous avec Claude Monet…

— Claude Monet ? Tu te prends pour un nymphéa ? » 

Il y a Proust aussi…

« Adrien prit le gros livre, comme si on lui avait refilé l’annuaire du téléphone. Ça n’avait pas l’air de l’enchanter, Proust. Chez le coiffeur, on vous donne La vie parisienne. »

Et Bérénice alors ? Parlons-en. Elle n’est pas pleinement aimable, elle coupe les cheveux en quatre, et l’on peut vite être agacé de son acharnement réussi à contrecarrer son propre bonheur. Mais elle est touchante dans ses efforts éperdus de se libérer du poids des traditions et des convenances. Elle est la femme énigmatique, « l’Inconnue de la Seine » aux deux visages si différents selon qu’elle a les yeux ouverts ou les yeux fermés, ainsi que l’a portraiturée Zamora. Et en effet, elle est déchirée entre son attachement à son mari et son amour pour Aurélien, entre sa soif de s’abandonner et son goût de l’absolu, de la liberté. Une vraie héroïne moderne, aussi tragique que son alter ego classique.

« Et Bérénice. Et les rêves de Bérénice. Rien maintenant ne retenait plus ces rêves. Personne. Ni Paul, ni Archie, ni le sourire complice des Vanhout, ni le banjo de Molly. Bérénice rêvait. Oublieuse de ses griefs. Possédée d’une chanson jamais chantée. Parmi les fleurs bleues, le gravier luxueux, devant la maison pareille à toutes les maisons dans les rêves. Et dans ce rêve-ci, il y avait un homme lent et indécis, avec un doux mouvement roulant des épaules, des cheveux noirs… un homme qui emportait le coeur, un homme qui parlait peu, qui souriait bien… Aurélien… mon amour… Aurélien… »

(Rha, ce style merveilleusement versatile d’Aragon, tour à tour lyrique, tendre, primesautier, ironique, sarcastique, grassement comique, argotique… L’exubérance du style indirect libre, et ses phrases courtes qui se déposent une à une comme les plumes d’un oiseau blessé…)

A la fin, ce qu’il reste de sublime dans cette histoire, au milieu de l’agitation vaine du monde, c’est bien l’amour d’Aurélien et de Bérénice, même s’il s’inscrit sous le signe de la mélancolie désabusée de l’auteur. Avec le poète, on peut bien s’exclamer : « Ce qu’il faut de regret pour payer un frisson » !

Comme à la fin des films, j’adresse un grand merci, premièrement à Galéa qui m’a la première donné le goût de ce roman (et je ne suis pas la seule si j’en crois cette émission des bibliomaniacs consacrée entre autres à Aurélien), mais aussi à Lili et Nathalie, sans le rendez-vous desquelles ce livre serait sans doute resté encore longtemps oublié dans ma PAL…

Allez voir aussi le billet de Rosa consacré à Aurélien ce jour.

Je ne pouvais évidemment clore ce billet sans ceci :

« Aurélien » de Louis Aragon, Folio Gallimard, 1989, 696 p.

Sylvie Germain, Le livre des nuits

livre des nuits

C’est du limon de la rivière Escaut que jaillit la dynastie des Péniel, une famille de bateliers au XIXe siècle. Dès le départ, la langue de Sylvie Germain, drue, chantante, avec ses mots étranges (comme « griseur », « transfondu », « blanchoyant »…) nous happe dans une sorte de mélopée apte à traduire des existences qui se déploient au ras de l’eau et du ciel. Sylvie Germain, c’est un peu une sorte de « réalisme magique » à la française. Comme dans Cent ans de solitude de Gabriel Garcia Marquez, nous suivons les personnages d’une famille à la fois inscrite dans l’histoire, et hors du temps comme dans les légendes. Les hommes vont à la guerre : celle de 70, celle de 14, celle de 39, et en reviennent couturés de blessures internes et externes. Les femmes mettent au monde des enfants, mais parfois ceux-ci sont des statues de sel, ou des nuées de sauterelles. Elles peuvent perdre toute pilosité ou manger de la terre – comme dans Cent ans de solitude.

« C’était un de ces lieux perchés aux confins du territoire et qui, comme toutes les zones frontalières, semble perdu au bout du monde dans l’indifférence et l’oubli – sauf lorsque les maîtres des royaumes jouent à la guerre et les décrètent alors enjeux sacrés. » (p. 77).

Et comme dans Cent ans de solitude, c’est dans un hameau perdu et solitaire que Victor-Flandrin, dit Nuit-d’Or-Gueule-de-Loup, quittant les gens de l’eau-douce, va s’enraciner – dans cette partie de France régulièrement convoquée « au balcon de l’histoire en flammes ». Avec ses pépites d’or dans les prunelles et son ombre blonde, Victor-Flandrin prend la tête de la Ferme-Haute, la plus riche du village. Mais il reste auréolé de mystère, ami des loups, s’attachant par quatre fois à une femme, mais quatre fois veuf, engendrant une grande descendance, toute marquée par la gémellité. Touché plusieurs fois en plein cœur par l’épreuve, il se relève à chaque fois de la perte de ses proches, et continue de braver le ciel, « à l’aplomb de Dieu ». Car la vie, nuit après nuit, toujours continue.

« Sa mémoire était longue et profonde, – il n’était pas un seul de ces milliers de jours qui bâtissaient sa vie dont il ne gardât un souvenir aigu. Nombre de ces jours lui avaient été souffrance et deuils, mais Ruth jetait une clarté si vive, une joie si forte, sur le présent que tout le passé en était rédimé. Loin même de lui faire oublier celles qu’il avait aimé autrefois, la présence de Ruth clarifiait leurs visages pour les fixer, non en portraits, mais en paysages illimités. » (p. 263)

Gothique ? Fantastique ? Surréaliste ? Surnaturel ? Merveilleux ? Sacré ? Il y a un peu de tous ces ingrédients dans cette histoire à l’attrait puissant. Qui lit les pages consacrées au château du marquis Archibald Merveilleux du Carmin et à son institution des « Petites soeurs de la bienheureuse Adolphine » ne pourra pas s’empêcher de penser aux films de Tim Burton par exemple. C’est un conte de fées moderne.

« En ce temps-là les loups erraient encore par les nuits glacées d’hiver à travers la campagne et s’en venaient chercher pâture jusque dans les villages… Ainsi vivaient les gens d’à-terre, dans l’alarme toujours ressurgissante de cette insatiable faim… » (p. 67)

C’est ainsi que l’auteur parvient à nous faire envisager, du point de vue d’une campagne presque mythologique, comme peuplée de demi-dieux, les soubresauts d’une histoire terriblement charnelle et réaliste : les guerres et leur cortège d’invasions et de pillages qui remontent à la nuit des temps, le passage de l’ère des veillées au coin du feu à l’ère du cinéma, de la radio et des automobiles… jusqu’à une terrible scène qui m’a longtemps hantée, d’autant plus qu’elle fait immédiatement penser à une image insoutenable du film Le vieux fusil avec Philippe Noiret (qui l’a vu comprendra peut-être à laquelle je pense). Et les mots tels que Sachsenhausen viennent remplacer celui des loups dans le grand registre des terreurs humaines. Mais il y a aussi les faits intimes qui tissent l’histoire des hommes : les amours, les mariages, les liens familiaux, l’école avec son apprentissage central de la géographie et de l’histoire, la mort, le spirituel… On pense à plusieurs sources : au-delà de Garcia Marquez, il y a la tradition mystique (de Thérèse de Lisieux citée explicitement, à Marthe Robin, modèle de sœur Violette-du-Saint-Suaire, elle-même carmélite), mais j’ai aussi pensé au « fantastique rural » de mon cher André Dhôtel et au travail historien d’Eugen Weber sur La France de nos aïeux. On ne peut s’empêcher de chercher à rattacher Germain à une quelconque filiation littéraire, tant ce premier roman, couronné de prix littéraires à sa sortie, est véritablement unique et original, très abouti et très visuel dans sa forme.

« Comme autrefois les paysans suspendaient les dépouilles des loups qu’ils avaient réussi à tuer aux branches des arbres à l’entrée de leurs villages pour mettre en garde leurs compètes et les tenir éloignés de leurs fermes, Nuit-d’Or accrocha la tête du cheval au fronton du porche de la cour. Mais ce défi ne s’adressait à aucun autre animal ni même aux hommes, – il ne visait que Celui à l’aplomb duquel la mort surgissait toujours sans rime ni raison, se permettant de saccager d’une simple ruade la lente et laborieuse construction du bonheur des hommes. Pendant des jours le porche de la ferme de Nuit-d’Or-Gueule-de-Loup ouvrit le bal aux busards, aux vautours et aux milans. » (p. 116).

Le livre des nuits : peut-être parce que c’est la nuit qui nous enfante, nous transforme puis nous accueille dans la mort, en un cycle générationnel perpétuellement renouvelé. Les nuits scandent ce récit s’étalant sur près d’un siècle et cinq générations : un livre portant sur les éclosions, les passages de flambeaux, les moments de vérité, les déchirements, le mal et les absurdités de l’histoire, toute l’âcreté et la douceur à la fois des complexes rapports humains. En fait, je me rends compte que j’ai du mal à en parler. Même si ce livre m’a parfois déroutée, parfois agacée par une certaine prédilection pour le grotesque, j’en ressors éblouie, comme en pleine lumière après une longue nuit de veille…

« Sang-Bleu aimait ce cri, elle l’aimait plus encore que le chant fantastique qui habitait son corps tant il retentissait avec force en elle, faisant lever au-dedans de sa chair un grand frémissement pareil à celui des effraies blanches battant des ailes à la nuit dans la volière du château du Carmin. Le monde alors réaffleurait en archipels de présence sur le fond de désert sur lequel elle s’était retirée et elle redécouvrait les choses. » (p. 220)

Je comprends donc pourquoi c’est un des livres-fétiches de Lili, qui nous pressait de le lire urgemment, et je la remercie de m’y avoir aidée en me l’offrant via notre swap ! J’ai une question pour toi Lili : as-tu lu la suite, Nuit d’ambre, et est-elle à la hauteur du premier ?

Quelques autres avis sur le roman : Sylire, Lili Galipette (qui nous propose même un arbre généalogique de la famille Péniel !), Asphodèle

« Le livre des nuits » de Sylvie Germain, Folio Gallimard, 1e éd. 1985, 337 p.

Virginia Woolf, Les Années

« Que c’est agréable de n’être plus jeune ! Agréable de ne plus se préoccuper de ce que pensent les gens ! On peut vivre à sa guise… quand on a soixante-dix ans. » (p. 525)

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D’après mon expérience, les romans se partagent en deux catégories (avec une infinité de variations entre les deux). Il y a d’abord les romans qui nous embarquent facilement dans leur histoire ; le lecteur est plutôt passif et n’a qu’à se laisser porter par la vague ; nous avons ici affaire aux page-turner, aux romans-détente, aux romans d’aventures à rebondissements, aux polars bien troussés. Et puis il y a les romans qui exigent une participation active du lecteur, qui l’invitent à s’approprier les images, les sons, les sensations décrites, à les faire siennes. Ceux-là ne se laissent pas facilement cerner au départ, mais au bout d’un certain nombre de pages ils déploient une grande puissance d’envoûtement (s’ils sont bons évidemment). Au risque de tomber dans le comble du cliché, dans le second cas on trouve typiquement la Recherche de Proust. Les premiers peuvent nous laisser un peu sur notre faim, un peu vides, lorsqu’on les termine, car ils fonctionnent sur le mode de l’addiction. On sort des seconds plus enrichis, avec un sentiment de plénitude, comme si l’on était parvenus au sommet d’une montagne. Les deux catégories sont nécessaires à mon équilibre 😉

Si Les Années de Virginia Woolf appartient à la seconde catégorie sans hésitation (le contraire eut été étonnant), il est quand même d’une facture beaucoup plus classique que Les Vagues (qui faisaient « dialoguer » les fors internes de ses « personnages »). Les Années ce sont tout simplement les années qui s’écoulent entre 1880 et 1930 et quelques, le temps de voir vivre et se croiser trois générations d’une même famille, les Pargiter. Du grand-père colonel à sa petite-fille médecin, en passant par sa fille suffragette, son fils avocat, la fille qui a épousé un Irlandais, le fils qui est parti au loin, la fille aînée qui est restée vieille fille pour s’occuper de son père (ils sont 7 ou 8 enfants, je ne les ai pas comptés), leur cousine riche, leurs cousines pauvres, etc etc. Leur monde : Londres, Oxford, la campagne anglaise, les réceptions, le voyage aux Indes, les réunions associatives, le déclassement vers les bas quartiers de Londres.

La guerre, les nouveautés technologiques, une mèche blanche ou un embonpoint qui pointe, un décès, sont autant de signes qui forgent l’impression du temps qui passe : les heures, les jours, les années défilent comme dans un carrousel. Tout y passe, y compris les événements les plus minimes. Et d’ailleurs, les grands événements de la Grande Histoire nous sont à peine suggérés, incidemment, au même titre qu’un dé à coudre perdu dans les plis d’un fauteuil. Il faut comprendre que quand Rose se prend une pierre et fait de la prison, c’est parce qu’elle revendique le droit de vote pour les femmes (du moins j’ai cru le comprendre, mais évidemment je n’en suis pas sûre à 100%). De très nombreuses allusions percent dans ce roman fourmillant, et dévoilent autant de critiques du système social où s’insèrent les personnages, mais elles sont tellement elliptiques qu’on pourrait ne pas y prendre garde, et rire simplement de la vieille bonne congédiée et marmonnante, quand il s’agit de bien plus que cela.

L’écriture de Virginia Woolf est géniale, je crois que quiconque s’y intéresse partage cette affirmation. C’est même l’intérêt principal du roman, plus que l’histoire en elle-même. (Petite parenthèse : ce doit être une question de traduction mais ici j’ai eu l’impression que cette écriture était plus légère et anodine que dans Les Vagues traduites par Yourcenar). Toujours est-il que par son écriture, même filtrée par la traduction, Woolf porte un regard à la fois naïf et incisif sur les choses les plus triviales du quotidien, ce qui les rend tout d’un coup insolites. Elle embrasse dans une même phrase ou un même paragraphe les choses et les personnes les plus lointaines. Les flux de pensée des personnages se marient harmonieusement avec la mécanique invisible de l’univers. Elle relie des choses en apparences très différentes mais qui semblent d’un coup fonctionner en syntonie.

« Il pleuvait. Une pluie fine, une légère averse, saupoudrait les pavés et les rendait gras. Cela valait-il la peine d’ouvrir son parapluie, de faire signe à un cab ? se demandaient les gens au sortir du théâtre, en levant les yeux vers le ciel calme, laiteux, et ses étoiles ternes. (…) Cela valait-il la peine de s’abriter sous l’aubépine, sous la haie ? semblaient se demander les brebis ; et les vaches, déjà au pacage dans les champs gris, sous les buissons incolores, continuaient à ruminer, à mâchonner, d’un air endormi, avec des gouttes de pluie sur leurs flancs. » (p.99)

Elle a un don pour transcrire les dialogues : ce ne sont pas les dialogues bien écrits, enlevés, plaisants à lire, du roman romanesque de bon aloi. Ce n’est pas ainsi que nous parlons dans la vraie vie, n’est-ce pas ? Quand nous parlons, nous commençons une phrase sans la finir, nous interrompons notre interlocuteur, nous divaguons… Eh bien il semblerait que Woolf ait branché sa petite caméra secrète pour surprendre ces conversations sans queue ni tête de la vraie vie et les retranscrire… Même si en réalité, elle a dû les travailler soigneusement ! Et elle s’en amuse la coquine !

« Toutes les conversations seraient absurdes, je pense, si on les mettait par écrit », fit-elle en remuant son café. Maggie arrêta sa machine un instant et dit avec un sourire : « Même si on ne le fait pas. » (p. 240)

Voire même, elle s’immisce carrément dans le roman à la toute fin, avec cette phrase, au beau milieu d’un dialogue, comme si la romancière qu’elle est disait : « zut à la fin de me fatiguer à reproduire leurs stupides conversations ! » :

« C’est facile pour vous qui habitez Londres… », disait-elle. Mais l’ennui de noter les paroles des gens c’est qu’ils racontent tant de bêtises… des vraies bêtises. » (p. 444) Si vous le dîtes, Mrs Woolf !

Elle excelle à rendre compte des tours et détours de la pensée de quelqu’un qui rêvasse :

« Qu’elle était ignorante. Par exemple, cette tasse – elle la tint devant elle. De quoi est-elle faite ? d’atomes ? Et que sont les atomes, comment adhèrent-ils les uns aux autres ? La surface dure et unie de la porcelaine avec son motif de fleurs rouges lui apparut soudain comme un merveilleux mystère. » (p. 221)

Elle montre le sentiment d’oppression que ressentent beaucoup de femmes en société, et l’échappatoire, le sentiment de libération que représentent les transports modernes pour elles :

« Au milieu de la circulation, elle distingua un véhicule rebondi. Dieu soit loué, sa teinte était jaune. Dieu soit loué, elle n’avait pas manqué son omnibus. Elle fit un signe et grimpa sur l’impériale. Elle poussa un soupir de soulagement, lorsqu’elle remonta sur ses genoux le tablier de cuir. La responsabilité passait entre les mains du conducteur. Elle se détendit et respira la douce atmosphère de Londres. » (p. 152)

« Juste à temps, se dit Kitty, debout dans son compartiment. Elle avait peine à croire qu’un monstre si formidable pût s’élancer si doucement pour entreprendre un tel parcours. Elle vit le buffet reculer. Nous voilà partis, se dit-elle, en se laissant tomber sur la banquette. Nous voilà partis. Toute la tension de son corps se relâcha. Elle était seule ; et le train roulait. On dépassa la dernière lampe du quai. La dernière silhouette s’évanouit. Quelle joie ! se dit-elle, comme si elle était une petite fille échappée à sa nurse. Nous voilà partis ! » (p. 352)

« Eleanor ferma le livre. Je le lirai un de ces jours, se dit-elle. Lorsque j’aurai mis Crosby à la retraite et que… Prendrait-elle une autre maison ? Voyagerait-elle ? Irait-elle enfin aux Indes ? Sir William se mettait au lit dans la chambre voisine. Sa vie à lui se terminait, elle commençait la sienne. Non je ne chercherai pas à m’installer dans une autre maison. Certainement pas, songea-t-elle, considérant la tâche au plafond. De nouveau elle eut la sensation du navire qui clapote doucement à travers les vagues, du train qui se balance de côté et d’autre, le long des rails. Les choses passent, se transforment, se dit-elle, les yeux au plafond. Et où allons-nous ? Où cela ? Où cela ?… Les papillons de nuit s’élançaient autour du plafond ; le livre glissa à terre. Craster a gagné le cochon, mais qui donc a eu le plateau d’argent ? Elle rêvassait, fit un effort, se retourna pour souffler la bougie. L’obscurité régna. » p. 288

Et aussi le décalage, la brèche temporelle que produisent notamment les technologies modernes :

« Elle semblait rassembler deux images de son cousin ; sans doute celle du téléphone et celle qui lui apparaissait dans le fauteuil. Ou bien en existait-il une autre ? Cette façon de connaître les gens à demi, d’être à moitié connu soi-même, cette sensation de l’œil qui se pose sur la chair, comme une mouche qui rampe, c’est bien désagréable, se dit-il, mais impossible à éviter après tant d’années. » (p. 401)

« – J’ai dit : est-ce un oiseau ? Non, je ne crois pas. C’est trop gros. Cependant ça avance, et subitement, j’ai pensé : C’est un aéroplane. Et c’était vrai. Tu te souviens, ils avaient survolé la Manche peu de temps auparavant. J’étais avec vous dans le Dorset quand j’ai lu cela dans le journal. Alors quelqu’un, ton père je crois, a dit : ‘Le monde ne sera plus jamais le même à présent.' » (p. 419)

Et enfin, Woolf a beaucoup d’humour (si, si !) qui se manifeste soit par de l’ironie, un effet de grossissement des petites manies des gens par exemple, ou la moquerie des convenances de l’époque, soit dans certains dialogues d’une grande drôlerie, comme celui-ci :

« J’étais seule, assise, j’ai entendu la sonnette, je me suis dit : C’est la blanchisseuse. Des pas montaient l’escalier. North est apparu. North. » Sara porta la main à sa tête en manière de salut. « Il avait cet air-là… ‘Pourquoi diable ?’ ai-je demandé. ‘Je pars demain pour le front’, m’a-t-il dit en claquant les talons. ‘Je suis lieutenant du…’, je ne sais plus… régiment royal d’attrapeurs de rats ou quelque chose de ce genre. Et il a posé sa casquette sur le buste de notre grand-père. ‘Combien de morceaux de sucre réclame un lieutenant des régiments royaux des attrapeurs de rats ?’ ai-je demandé. « Un. Deux. Trois. Quatre ?‘ » (p. 370)

Voilà, voilà, j’espère, avec cette petite collection de citations, vous avoir donné l’envie de vous plonger dans ce roman, et bien d’autres, d’une romancière que je découvre petit à petit (et dans son cas, il est précieux de prendre son temps pour savourer). Merci à Lili qui donne sur son blog de passionnée woolfienne tant de clés de lecture de cette oeuvre ! Par exemple ici, ici et ici.

« Les années » de Virginia Woolf, traduction de Germaine Delamain et Colette-Marie Huet, préface de Christine Jordis, Folio classique, réédité en 2008, 452 p.

Robert Goddard – Par un matin d’automne

thiepval

Par un matin d’automne dans les années 80, une mère septuagénaire et sa fille arrivent de Londres pour se rendre au cimetière militaire franco-anglais de Thiepval en Picardie. La plus âgée cherche un nom parmi les 73 367 morts de la Grande guerre commémorés ici. L’ayant trouvé, Leonora narre pour la première fois à sa fille l’histoire de sa jeunesse. Une jeunesse définitivement pas comme les autres : ni père, ni mère. Mais encore pire : des parents dont on ne lui parle jamais. Une grande maison aristocratique, Meongate. Un grand’père distant, Lord Powerstock. Une grand’mère haineuse qui n’est pas la sienne, Olivia, deuxième Lady Powerstock. Une enfance malheureuse, et des mystères, plein de mystères. Pourquoi Leonora est-elle née dix mois et demi après la mort de son père au champ d’honneur ? Pourquoi ne lui parle-t-on jamais de ses parents ? Pourquoi Olivia la hait-elle et lui inculque l’idée de son illégitimité ? Qui était cet homme qui fut assassiné à Meongate peu avant sa naissance et qui l’a assassiné ? Quel est le sens de ces deux tableaux malsains peints par le premier mari d’Olivia ? L’horizon est bouché et la petite fille s’est débattue contre les ombres de son passé, en vain.

Jusqu’au jour où…

Cottage - Keith Hornblower
Cottage – Keith Hornblower

J’en ai déjà trop dit. Voilà un roman envoûtant, qui court sur toute l’étendue fatale et tragique du dernier siècle. Un drame se noue lors de la Première Guerre mondiale. De nombreux protagonistes liés à la famille Powerstock y sont mêlés. Les retombées du drame s’enchaînent comme les pièces d’un domino, avec des conséquences parfois inattendues. Au fil du temps et de la vie de Leonora, fille du malheur mais aussi témoin de la revanche de la vie sur la mort, des témoins du passé réapparaissent au moment où elle s’y attend le moins. A partir de là, des récits s’enchâssent et chacun éclaire une partie du mystère, répondant en partie aux autres. Leonora n’est pas en reste, et à certains moments décisifs, mène l’enquête et provoque le retour du passé.

Tout ce que je peux vous dire, c’est qu’on est fabuleusement mystifiés, et les différents narrateurs prenant la parole peuvent garder leur part d’ombre… qui, ne vous inquiétez pas, se dissipe presque en entier à la fin du roman. Presque…

La reconstitution des différentes périodes historiques est frappante d’authenticité, sans trop en faire, ce qui conserve le naturel de l’histoire. Un climat légèrement inquiétant pèse sur toute la longue et sinueuse histoire. La construction du récit est virtuose, à une ou deux petites invraisemblances près dues à certains tours de force narratifs. Un ou deux personnages manquent un peu de relief, par rapport à d’autres qui prennent une place démesurée… mais c’est sans doute ainsi que l’on doit comprendre l’ethos (ou le non-ethos) de chacun.

La dernière page retournée, la puissance évocatrice de l’histoire d’une famille pas comme les autres sur le temps long du siècle, est restée un moment marquée dans mon esprit, au point que j’ai eu du mal à m’endormir le soir !

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