Voici venu le temps de vous faire un petit récapitulatif de mes lectures de l’année 2017. Cela fait plusieurs semaines au bas mot que je souhaitais m’y coller, mais pour tout un tas de raisons indépendantes de ma volonté (dont d’agressifs microbes post-festifs, sans compter l’immersion dans un bain de collectivité familiale dont il était dur de s’extraire pour s’adonner aux joies narcissiques du blogging)… où en étais-je ? Ah oui en train de vous baratiner vous expliquer pourquoi j’avais disparu des écrans radars depuis la mi-décembre. Eh bien maintenant, me voilà !
2017 a été une année de lectures très satisfaisantes. Sans me concerter avec moi-même, il se trouve que j’ai lu plusieurs romans tournant autour de la question raciale, dans la deuxième moitié de l’année, qui se sont révélés être des coups de coeur : « Bakhita » de Véronique Olmi*, « Americanah » de Chimamanda Ngozi Adichie – et cela continue en ce moment avec « Le Temps où nous chantions » de Richard Powers. Plus largement, les auteures américaines ont la cote en ce moment avec moi : j’ai découvert Joyce Maynard et Siri Hurstvedt depuis cet été (en plus de Chimamanda Adichie, qui n’est qu’à moitié américaine je vous l’accorde), et je pressens que ce n’est pas la dernière fois que les lirai ! Edit : j’ai oublié de mentionner la nouvelliste américaine Flannery O’Connor dont je parlerai bientôt. L’automne a été aussi fertile en coups de coeur qu’en coups de vent : 5 coups de coeurs sur 9 pour l’année écoulée. C’est comme si le petit dieu des lecteurs avait voulu m’accompagner durant cette transition de vie vers la Suisse…
* C’était un de mes choix pour le Grand Prix des Blogueurs et je suis ravie de voir qu’elle a gagné la première place tandis que mon autre choix, « Légende d’un dormeur éveillé » est arrivé en 5e ! #RazDeMaréeBloguesque
En revanche, il est un mien challenge latino dont l’étoile pâlit un petit peu. Force est de constater que la littérature latino n’ait pas rameuté les foules. Heureusement mes chères Rosa et Lili étaient là pour m’encourager de leurs participations : merci les filles ! Rosa s’est tournée vers ses auteures fétiches, Laura Esquivel et IsabelAllende, si aptes à saisir et transmuer en histoires mythiques la chair vive des sentiments humains. Lili a découvert un grand auteur péruvien que j’affectionne, Vargas Llosa, le maître de la narration. Mais seules mes 6 participations me donnent le droit de crier « Viva la RevoluciÓn! », la catégorie la plus haute du challenge (la fille qui s’éclate toute seule dans son trip 😅). Mais je dois avouer que la Rrrrevoloucione elle-même ne m’a pas apporté de vrai coup de coeur latino cette année, même si « La mort lente de Luciana B. » m’a beaucoup plu dans le genre thriller, et que la redécouverte de Borges m’incite à continuer l’exploration des méandres de ses labyrinthes mentaux. Les auteurs argentins ont un truc qui marche toujours avec moi, une combinaison magique de spéculation rationnelle et d’excentricité un poil délirante, semblable à nulle autre. Je suis loin d’avoir fait le tour du continent, puisque je n’ai fait halte qu’au Mexique (mon pays de coeur) et en Argentine. Le Brésil notamment est prévu en 2018. Et ça tombe bien, car je ne laisse pas tomber justement ! Le challenge latino est de nouveau « on » cette année, nonchalamment ouvert à qui voudra y faire un petit tour, une seule participation étant déjà l’occasion d’échanger et d’élargir notre connaissance de cette région. Aucune obligation, juste du plaisir. Que la fiesta recommence !
Je ne pouvais pas finir sans évoquer la série de « L’amie prodigieuse » dont j’ai lu le deuxième tome en apnée cet été. Cette série est marquante à tout point de vue pour moi (j’ai déjà lu le troisième tome, un billet sortira pronto). La puissance séminale de ce récit confine au mythe tout en brassant une quantité de thèmes passionnants, ou rendus tels par l’attachement émotionnel : une époque de transition, des mentalités archaïques face à la révolution frelatée de la modernité, la culture des pauvres vs. la culture des riches, les jeux et enjeux de pouvoir, l’envers du miracle italien, l’anti-dolce vita à de rares exceptions près, des destins croisés, des personnages inoubliables, et même un nappage de théories féministes et de l’éducation… Ce parcours initiatique de deux Napolitaines douées de talents exceptionnels dans l’Italie d’après-guerre me révèle des pans insoupçonnés de moi-même et de ma vie de femme. Une sorte de psychanalyse par la lecture, ce ne serait pas la première fois 😅 Cette série est un tournant dans ma vie de lectrice, elle restera gravée en moi à tout jamais (ça, c’était grandiloquent : Malraux, sors de ce corps !), quels que soient ses défauts (qui me sont apparus plus nettement à la lecture du troisième tome).
J’ai toute sorte d’envies de lectures pour cette année 2018 (normal me direz-vous, pour une blogueuse littéraire, c’est ma came après tout). Je fais le voeu de vivre un début d’année « à l’ombre des jeunes filles en fleurs ». En parlant de classiques, je veux depuis plusieurs mois lire « Notre-Dame de Paris » de Victor-Hugo et « Les hauts de Hurlevent » d’Emily Brontë (déjà dans ma Pal). Edit : et « Mrs Dalloway » de Virginia Woolf (aussi dans ma Pal). Je veux finir les classiques que j’ai laissé tomber pour une raison ou une autre, notamment « Madame Bovary » de Flaubert dont il ne me reste que 10% au plus à lire, « La fortune des Rougon » de Zola, « Raison et Sentiment » de Jane Austen. Plus généralement j’aimerais m’atteler à lire ma Pal qui comporte des bouquins fantastiques (je le sais avant même de les lire qu’ils ont l’air formidables), notamment des cadeaux d’amis lecteurs avisés. Je fais juste le souhait de pouvoir mettre la main sur un roman de mon cher André Dhôtel (si rare dans les librairies et les bibliothèques 😢) qui faisait déjà partie de mes envies du début de l’année dernière. Mais qui sait vers quel récif les sirènes de la littérature me mèneront cette année ? (Comment insuffler de l’aventure dans son train-train sans quitter son fauteuil à oreillettes… )
A tous, lecteurs réguliers ou de passage, je souhaite une belle année pleine d’aventures humainement riches. Et que vive la république libre de la littérature et de ses lecteurs ! (Rrrevoloucione, maestro !)
VO : « El jardin de los senderos que se bifurcan » de Jorge Luis Borges, 1e édition 1940.
Ces huit nouvelles du grand auteur argentin sont toutes échafaudées sur des jeux de miroirs, de tiroirs et du hasard. Il y a une sorte de secte qui crée une planète imaginaire avec ses lois, ses institutions, ses langues, sa religion, sa cosmogonie, et tente d’imprimer une réalité à l’ensemble en insérant des articles à son sujet dans des encyclopédies (toute ressemblance avec les falsificateurs n’est évidemment pas fortuite, Bello s’étant ouvertement inspiré de la nouvelle de Borges pour établir le principe même du consortium de falsification du réel). Il y a un obscur érudit français qui tente d’écrire Don Quichotte, au mot près employé par Cervantes. Il y a un homme qui en crée un autre en le rêvant des jours durant. Il y a une loterie qui décide de la vie d’une cité jusque dans ses plus infimes détails. Il y a des critiques de romans et de romanciers imaginaires. Il y a une bibliothèque immense aux dimensions de l’univers. Il y a un homme qui en tue un autre pour une raison mystérieuse…
Tout dans ces textes parle de création, tout s’érige en métaphore tortueuse de la vie. Le monde est une bibliothèque où sont encodés tous les faits existants ou potentiels. Jorge Luis Borges, précurseur du big data ?
Il y a un côté tellement cérébral chez Borges que c’en est vertigineux. On a presque l’impression de voir son cerveau ouvert en pleine ébullition, comme sur le dessin de la couverture de l’édition argentine que je possède. Et il en joue. Il adore mélanger les vraies et les fausses références savantes, multiplier les paradoxes (le court comme condensé du total), tresser un réseau de liens intertextuels, égarer son lecteur dans un labyrinthe de suppositions et d’énigmes. Nous sommes plongés dans un entre-deux entre fiction et réalité (puisqu’il y a confusion entre l’auteur et le narrateur), notre cerveau dédoublé par les mises en abyme et les alternatives entre mondes parallèles.
Et quand on parvient au fin mot d’une nouvelle, on ressent la même satisfaction qu’après avoir trouvé la clé d’une équation ou fait une belle passe aux échecs.
On croise des Anglais, des Français, des Chinois, des mythes mésopotamiens… mais d’Argentine, d’Argentins ou d’Amérindiens point, ou si peu. Un cosmopolitisme universel que l’on retrouve souvent chez les auteurs latino-américains (notamment argentins), dont la position périphérique et en partie liée aux migrations les font regarder du côté des deux océans. (Même si à l’inverse, d’autres sont attachés à définir « l’essence » de leur identité et de ce que signifie être latino-américain).
Bref, pour Borges, la littérature seule compte. Tout le reste n’est que littérature.
Edit : je précise que mon cerveau a savouré avec gourmandise ces petits bijoux de concision et d’échappées métaphysiques.
4e participation à mon Challenge Latino, catégorie Argentine.
1e partie de l’ouvrage « Ficciones », Alianza Emece, 1972.
En français : « Fictions », Folio Gallimard, 1983, 185 p.
Un conquistador qui ne veut pas conquérir le Mexique – un conquistador qui a eu deux fils, tous les deux nommés Martin, l’un né d’une Indienne, l’autre d’une Espagnole – un général romain (Scipion l’Africain pour ne pas le nommer) qui veut conquérir les Espagnols pour « civiliser ces barbares » – un acteur hollywoodien qui se rend à Acapulco pour noyer son désespoir – un marin génois qui prend pied sur une terre inconnue… Toutes les époques se bousculent allègrement dans ce recueil de nouvelles du grand écrivain mexicain Carlos Fuentes pour mieux souligner ce qu’elles ont en commun : la présence d’un oranger qui traîne quelque part, symbole des origines, des perpétuels recommencements et du retour aux sources.
Carlos Fuentes aime jouer avec la langue : non seulement il l’emploie avec truculence, mais il montre aussi sa grande importance dans la construction de la nation mexicaine. De doña Marina, dite la Malinche, l’Indienne qui livra au conquistador Hernan Cortés ses dons de traductrice et son corps pour qu’il puisse écrire le roman de la nouvelle nation en train de se faire (on considère que de leur union naquit le premier Mexicain de l’histoire) – à la pratique de l’albur, cette forme de calembours à double sens typique du Mexique, qui sert plus à cacher qu’à communiquer (hello Octavio Paz) et est employée comme un langage codé et une joute verbale, un espace de liberté et un moyen compensatoire que les dominés retournent contre les dominants (classes populaires vs. riches, « tiers-monde » vs. « gringos », femmes vs. hommes) et contre eux-mêmes : la nation mexicaine s’invente, justifie son existence ou au contraire s’humilie grâce à une trame complexe de discours, de mythes et de mots-clés. Maîtriser la langue, c’est la clé du pouvoir.
Dans ces nouvelles on croise l’utopie à la Rouge Brésil de Rufin, voire même l’uchronie (et si les choses s’étaient passées dans l’autre sens…) – les morts nous parlent depuis l’outre-tombe pour nous délivrer leurs leçons de vie, à la mode baroque – le péché des origines de la nouvelle Ève mexicaine (doña Marina) pèse sur tous ses descendants – la mer, immense et insondable, receleuse de trésors et d’illusions perdus, pont entre les cultures, est très présente – et entre le Mexique et les Etats-Unis se joue tout le drame des « deux Amériques » antagonistes, l’une craignant toujours d’être phagocytée par l’autre – mais les jeux restent ouverts et les issues nous surprennent toujours.
Ma nouvelle préférée est celle qui ouvre le recueil : « Les deux rives » commence par la fin supposée de l’histoire pour revenir vers le début, puis dériver vers une issue complètement inattendue. Une nouvelle longue qui nous tient en haleine sur les intentions du narrateur et nous force à réfléchir sur le caractère non inéluctable de la conquête de l’Amérique. J’ai beaucoup aimé croiser à plusieurs reprises le personnage de doña Marina, complexe et attachant par sa voracité à vouloir assimiler la langue et la culture de l’Autre, terrorisée par la cavalcade des chevaux, ces animaux inconnus des Indiens, dédaignée enfin par Cortés.
L’empereur Moctezuma, la Malinche et Cortés (Diego Rivera)
Ce recueil est un excellent moyen de découvrir Carlos Fuentes, que je préfère en nouvelliste qu’en romancier. Avec des références tant à Cicéron qu’à Yeats, Pasolini ou aux premiers chroniqueurs de la conquête, on sent que l’écrivain a mûri une longue quête sur les racines collectives de son peuple, tout en l’ouvrant sur l’universel.
Wodka en parle très bien ici, mais attention, il (ou elle) spoile !
Edition française : Carlos Fuentes, L’oranger, trad. par Céline Zins, Gallimard, Du monde entier, 1995, 238 p. réédité en Folio.
La Révolution mexicaine commencée en 1910 a ouvert une nouvelle ère dont le pays commence à peine à sortir aujourd’hui. Elle a ouvert la voie du pouvoir à des « hommes nouveaux », souvent d’origines modestes, avides de se tailler la part du gâteau dans un pays bouleversé par les réformes du droit du sol, du droit du travail, de l’éducation, de la place de la religion, etc.
Et les femmes ? Ont-elles fait la (ou leur) révolution ? En ont-elles été des bénéficiaires à la marge (ou pas) ? La révolution mexicaine a certes créé l’archétype de la soldadera, la femme en armes sanglée de sa cartouchière prête à s’élancer du train ou s’entraînant au tir (ou plus prosaïquement en train de préparer la popotte pour les hommes). Il y a bien eu des générales dans les armées révolutionnaires. Mais après la phase armée, que sont-elles devenues ? Pendant longtemps elles furent renvoyées à leur anonymat (ou plus prosaïquement à leur foyer) et c’est tout l’intérêt du passionnant roman d’Angeles Mastretta, paru en 1985, que de donner corps et parole à une jeune femme qui trace sa voie dans le Mexique en pleine transition des années 30 et 40.
Habitante de l’opulente Puebla, Catalina a une quinzaine d’années quand elle rencontre le « général » Andrés Ascencio, de 20 ans son aîné, en pleine ascension sociale et politique. Il a fait la révolution du côté des vainqueurs et il est en passe de devenir gouverneur de l’Etat de Puebla. Elle l’épouse, ou plutôt elle est épousée par lui sans qu’il lui ait explicitement demandé son avis, mais elle se se laisse faire car elle a toujours rêvé qu’il lui « arrive des choses ». Ainsi, la fille du fromager et le fils du muletier deviennent le couple de « gobernadores » de Puebla, remplaçant la vieille aristocratie de la cité. Lui s’applique surtout à neutraliser ses ennemis (je ne vous dirai pas comment) et elle à présider des galas de charité.
Catalina raconte sa vie domestique, à élever les enfants d’Andrés qui ont pratiquement son âge, à chevaucher à travers la campagne, à pagayer dans le marécage des commères de Puebla et à se tenir les coudes avec ses amies. Une vie très ordinaire en apparence. Mais le domestique est politique aussi : on la suit aussi bien lors de la campagne électorale de son mari ou de ses nombreuses rencontres politico-mondaines, que lors de ses cours de cuisine qui donnent l’eau à la bouche (Puebla est réputée pour sa gastronomie épicée, notamment pour son « mole », sauce au chocolat, aux arachides et aux piments qui nappe de nombreuses viandes – mon plat préféré si vous voulez savoir !!!). Catalina espionne aussi son mari. Bref, c’est l’envers de la révolution qui nous est révélée par sa narration à la première personne ; d’aucuns diraient que c’est la grande Histoire vue par le petit bout de la lorgnette ; je dirais plutôt que Catalina nous dévoile la face cachée de l’histoire, celle vécue par les femmes dans l’ombre des hommes.
On devine les nombreuses infidélités d’Andrés, sorte de mâle alpha qui s’adresse à tout un chacun avec un rude franc-parler (même au président de la république qui se trouve être son témoin de mariage). Mais il faut avouer qu’il est assez drôle. Catalina ne fait pas spécialement pitié : même si elle est soumise en bien des façons à son mari, elle a la langue bien pendue et lui tient tête, elle n’a pas peur de grand chose, trompe Andrés à l’occasion et intrigue de plus en plus au sein de la sphère politique, se révélant une collaboratrice hors pair pour son politicien de mari (qui devient ministre en 1940).
On présente souvent ce récit comme le roman d’apprentissage d’une femme qui s’émancipe progressivement de la tutelle masculine. La deuxième partie est vraie : Catalina devient une femme de tête et forge peu à peu sa propre vie et son propre avis. Le point d’orgue en est son coup de foudre pour le chef d’orchestre Carlos Vives. Celui-ci lui ouvre des horizons nouveaux et le goût pour la liberté d’esprit… à quel prix ? Mais je n’ai pas trouvé que Catalina « apprenait » grand chose de plus que de servir ses propres intérêts : on a surtout affaire ici à une femme opportuniste et un peu blasée, et même si elle est fichtrement sympathique avec son parler truculent, elle n’est pas spécialement attachante. Elle n’a pas l’étoffe des « générales » et des « coronelas » de la révolution.
L’affiche du film qui a adapté le roman en 2008
« L’histoire (pas si) ordinaire de la (pas tant) générale Ascencio » est un récit haut en couleur, très vivant, brassant des quantités de thèmes : place des femmes dans une société machiste, mais aussi relations maîtres-serviteurs, corruption politique, répression des paysans et des indiens réclamant leurs terres promises, persécution de l’Eglise catholique, panique anticommuniste à partir des années 40… C’est pas le monde des bisounours, vous l’aurez compris !
J’ai l’impression que Mastretta a « coché » toutes les cases des événements de cette époque pour peindre une fresque effervescente, pleine de personnages baroques, à la manière des fameuses fresques murales de Diego Rivera & co. Ça manque peut-être un peu de profondeur de champ, mais je vous conseille ce formidable voyage dans le temps et dans un pays fascinant.
Pour quelqu’un qui s’intéresse à l’histoire du Mexique dans ces années-là, c’est très drôle de croiser tous les personnages historiques (masqués sous des pseudonymes) prenant subitement chair et laissant voir leur (trop grande) humanité, notamment aux yeux d’une femme peu complaisante sur les travers des hommes. Ça change de la version officielle de l’histoire, tellement mise en avant par l’Etat mexicain.
Je tiens à remercier ma chère Rosa de m’avoir prêté ce roman culte dans sa version originale, sous le titre Arrancame la vida, c’est-à-dire« Arrache-moi la vie » : le titre d’une chanson du compositeur mexicain Agustin Lara que les personnages chantent à un moment-clé, l’un des meilleurs du roman. Une bonne partie du plaisir de ma lecture a tenu au style oral plein de mexicanismes qui m’a rappelé bien des souvenirs !
Pour mon premier billet consacré au Challenge Latino, j’ai décidé de coupler ma description de l’Expo Mexique avec des citations de la célèbre oeuvre de l’essayiste mexicain Octavio Paz, Le Labyrinthe de la solitude. Un billet 2 en 1 en somme !
C’est le dernier jour (!) de l’exposition sur les artistes mexicains de 1900 à 1950 que je me suis finalement rendue au Grand Palais pour y découvrir les trésors de « Diego Rivera, Frida Kahlo, José Clemente Orozco et les avant-gardes » comme le dit la présentation. Il était moins une ! J’aurais raté gros, et notamment des œuvres d’artistes plus méconnus, comme ces Baigneuses très art déco, très aériennes :
Jorge Gonzalez Camarena, Baigneuses, 1935
1900-1950 est un demi-siècle chamboulé par la Révolution mexicaine de 1910, la première révolution du siècle, la première à avoir été abondamment photographiée, filmée et relayée par la presse mondiale. On a presque tous en tête les images de Pancho Villa caracolant à cheval, d’Emiliano Zapata avec sa cartouchière en bandoulière et son regard christique, et du sonore cri « Viva la Revolucion ! » (vous reconnaîtrez une catégorie du challenge latino 😉 ). La Révolution a créé un formidable répertoire d’images dans lequel les artistes ont infiniment puisé. Certains ont été des témoins directs des affrontements.
Francisco Goitia, Paysage de Zacatecas avec pendus II, vers 1914
Le plus souvent formés en Europe, à Paris surtout, ou aux États-Unis, ces artistes synthétisent les courants avant-gardistes, comme le cubisme, le fauvisme, le symbolisme, avec une expression artistique nationale visant à exprimer l’essence même de la mexicanité, que les élites nées de la révolution s’attellent à définir.
Diego Rivera, Paysage zapatiste – la guérilla (1915)
C’est donc un métissage artistique qui vise ici à exprimer le métissage culturel et ethnique du Mexique (indiens/européens). Ici notre Diego Rivera national, qui a pourtant été absent lors de la Révolution armée (il était à Paris !), occupe le devant de la scène, ou plutôt des échafaudages, avec ses fresques murales que l’Etat révolutionnaire lui commande pour ses bâtiments publics à partir des années 1920. José Clemente Orozco, David Alfaro Siqueiros et lui sont les « Trois Grands » ayant porté le mouvement du muralisme, art officiel servant à éduquer les masses par l’image. Comme Sartre qui pensait qu’il n’y avait pas d’autres voies que le socialisme pour le développement humain, Siqueiros pensait qu’hors le muralisme, il n’y avait pas d’autres voies pour exprimer le nationalisme mexicain. Alors, évidemment, il n’y avait pas de fresque murale à l’exposition mais de jolis tableaux et une série de panneaux amovibles de Rivera…
Diego Rivera, La rivière Juchitan, 1953-1956 : merci Dandylan pour les crédits photoDiego Rivera, Le canoë fleuri, 1931
J’avoue préférer Diego Rivera, dont j’aime les personnages de bronze, qui semblent plongés dans une atemporalité hiératique, et José Clemente Orozco avec sa sensibilité un peu tourmentée, à David Alfaro Siqueiros dont j’apprécie moins le progressisme technologique béat.
José Clemente Orozco, Las Indias (los Teules), 1947
[Ces Indiennes ont un petit air des Baigneuses de Renoir, avec un côté macabre, non ?]
Au moment où les « trois Grands » (et d’autres) tapissaient les bâtiments publics de leurs représentations de la marche du Mexique vers le progrès, des intellectuels se posaient la question de base : qu’est-ce qu’un Mexicain ? qu’est-ce qui le différencie du reste du monde ? d’où vient-il, où va-t-il ? José Vasconcelos parlait de la « race cosmique », Samuel Ramos et Manuel Gamio invoquaient « l’âme nationale » paraphrasant Renan. Le plus connu de ces intellectuels est Octavio Paz qui a obtenu une renommée internationale grâce à la publication de son Labyrinthe de la solitude en 1950. Dans le Labyrinthe… Paz couche le peuple mexicain sur un divan et ausculte les formes de son être. D’après lui, tout comme les adolescents, les peuples passent par une phase de questionnement autour de leur identité. Bon, ce qu’il dit n’est pas forcément nouveau, mais il campe un certain nombre de concepts qui sont devenus de véritables lieux communs : la « solitude » inhérente des Mexicains, coupés du monde, qui explique leur « retard » de croissance – la figure du « pachucho », jeune immigrant aux États-Unis en rupture totale avec les codes sociaux et vestimentaires de son pays d’accueil, personnification de l’étrangeté – la figure de la Malinche, la femme indienne qui a trahi son peuple en s’alliant avec le conquistador Cortés, et son corollaire, la « chingada », la femme « ouverte » et « violée », dont tous les Mexicains portent le poids de la faute originelle (ce qui expliquerait le fameux machisme mexicain) – la « fête » comme parenthèse cathartique, explosion de vie entraînant souvent la mort, car vie et mort se côtoient étroitement au Mexique… Dans la seconde partie de l’oeuvre, il revient sur l’histoire du Mexique depuis la conquête espagnole, la subordination coloniale pouvant expliquer l’insoutenable solitude de l’être mexicain et sa condamnation à ne faire que copier les modèles européens et nord-américains qui le rejettent (son aliénation en fait). A la fin, la Révolution mexicaine c’est un peu le « temps retrouvé », l’épisode grâce auxquels les Mexicains ont pu se retrouver eux-mêmes, même s’ils restent un pays « sous-développé » . Il conclut par ces mots : « nous sommes, pour la première fois dans notre histoire, contemporains des autres hommes. » Si je cherchais à résumer l’essai d’Octavio Paz, je dirais qu’il s’agit d’un manifeste pour tracer une voie d’expression originale au Mexique, à un moment historique où d’autres peuples revendiquent leur autonomie et leur émancipation. En cela, il peut être considéré comme une oeuvre majeure, aux résonances multiples.
Le Labyrinthe de la solitude contient des assertions parfois un peu unilatérales, dont on se demande si l’auteur les fait siennes, s’il les a observées ou s’il les attribue simplement à un « Mexicain » mythique, mais qui sont sources d’images très poétiques, voire cryptiques. Elles se marient parfois admirablement avec certains tableaux de l’exposition. Octavio Paz dit que les Mexicains professent un grand amour pour la Forme : nous pouvons voir ici que la forme peut aussi être éclairée par un sens, un contenu.
Alberto Garduño, Le sarape rouge, 1918
« Vieux ou adolescent, créole ou métis, général, ouvrier ou diplômé, le Mexicain m’apparaît comme un être qui s’enferme et se préserve : masque son visage et masque le sourire. Planté dans une solitude farouche, à la fois épineux et courtois, tout lui sert pour se défendre : le silence et la parole, la courtoisie et le mépris, l’ironie et la résignation.«
Angel Zarraga, Le Mexique face à sa frontière nord, 1927
« La solitude du Mexicain, sous la grande nuit de pierre du haut plateau, encore peuplée de dieux insatiables, est différente de celle du Nord-Américain, perdu dans un monde abstrait de machines, de concitoyens et de principes moraux. »
Jean Charlot, Danse des Malinches
« Il est significatif que dans un pays aussi triste que le nôtre, il y ait de si nombreuses et si joyeuses fêtes… parce que nous n’osons pas ou que nous ne pouvons pas affronter notre propre être, nous avons recours à la fête. Elle nous lance dans le vide, ivresse qui se consume elle-même, coup en l’air, feu d’artifice. »
José Clemente Orozco, Défilé zapatiste, 1931
« Par la Révolution, le peuple mexicain rentre en lui-même, dans son passé et dans sa substance, pour extraire de son intimité, de ses entrailles, sa filiation. De là sa fertilité… la fertilité culturelle et artistique de la Révolution dépend de la profondeur avec laquelle ses héros, ses mythes et ses bandits ont marqué pour toujours la sensibilité et l’imagination de tous les Mexicains. » « Le Mexique ose être. L’explosion révolutionnaire est une fête tonitruante où le Mexicain, ivre de lui-même, connaît enfin, dans un mortel embrassement, l’autre Mexicain. »
José Clemente Orozco, Soldats
« [Le macho] est le pouvoir, isolé dans sa puissance, sans relation ni compromis avec le monde extérieur. C’est l’incommunication pure, la solitude qui se dévore elle-même, et dévore ce qu’elle touche. Il n’appartient pas à notre monde, il n’est pas de notre ville, il ne vit pas dans notre quartier. C’est l’Etranger. »
Ramon Cano Manillas, Indienne de Oaxaca, 1928
« La Mexicaine oppose un certain hiératisme, une sérénité faite à la fois d’attente et de dédain… Comme toutes les idoles, elle est maîtresse de forces magnétiques, dont l’efficacité et le pouvoir croissent dans la mesure où le foyer émetteur est passif et secret. Analogie cosmique : la femme ne cherche pas mais attire ».
David Alfaro Siqueiros, Mère prolétaire, 1929
« Qui est la « Chingada » ? Avant tout, c’est la Mère. Non une mère en chair et en os, mais une figure mythique. La Chingada est une des représentations mexicaines de la Maternité, comme la Pleureuse ou la « très patiente mère mexicaine » que nous fêtons le 10 mai. »
Mais que dirait Octavio Paz de cette footballeuse de 1926, si moderne et androgyne ?
Angel Zarraga, La footballeuse, 1926
Et surtout, n’oblitère-t-il pas tout un courant de « femmes fortes » comme les appelle l’exposition, que j’aimerais plutôt qualifier de « fortes têtes » : soldaderas, artistes, militantes de tous bords, simples paysannes ou filles de bonne famille, exilées, « femmes de » devenues presque plus connues que leur mari… L’expo fait la part belle aux artistes féminines, mais les amoureux de Frida auront peut-être été déçus car il y a peu de tableaux d’elle. En revanche, on découvre des œuvres colorées, riches de symboles et de représentations intimistes de la figure féminine (avec beaucoup d’autoportraits).
Oga Costa, La marchande de fruits, 1951Maria Izquierdo, La fillette indifférente, 1947Rosa Rolanda, Autoportrait, 1952
Et j’ai beaucoup aimé le regard de cette fillette peinte par Frida :
Frida Kahlo, Enfant tehucana, Lucha Maria ou Soleil et Lune, 1942
Dans un autre texte, Octavio Paz disait que le Mexique était le « miroir magnétique du surréalisme ». Bien des surréalistes des années 30 furent attirés par ce pays, comme Breton lui-même, ou Antonin Artaud. Certaines œuvres de l’expo ressortissaient clairement du surréalisme (même si celui-ci est en fait diffus dans la plupart des œuvres à mon sens), tandis que d’autres se réclamaient du « réalisme magique ». N’oublions pas le stridentisme, mouvement qui fusionne les apports du dadaïsme et du futurisme. Tout ça pour dire que le muralisme, s’il était hégémonique, ne résume pas à lui seul l’expression artistique mexicaine de l’époque…
Roberto Montenegro, L’épicerie du bon poète, 1939
Il m’a semblé que ce tableau de Montenegro pourrait parfaitement figurer dans les cartes du jeu de société Dixit (si vous ne le connaissez pas, je vous invite fortement à le découvrir !)
Et ces gros yeux littéralement plantés sur les jambes des danseuses de cancan m’ont bien fait sourire :
Gabriel Fernandez Ledesma, La passerelle
J’ai été aussi attirée par l’expressivité de cette sculpture de Francisco Arturo Marin, représentant le cortège mortuaire du héros révolutionnaire Zapata – les grands yeux, les grandes bouches, notamment celle grande ouverte du personnage de droite !
Francisco Arturo Marin, Deuil pour Zapata, 1957
« La contemplation de l’horreur, ainsi que la familiarité et la complaisance en sa compagnie, constituent l’un des traits les plus notables du caractère mexicain. »
En fouillant sur internet, j’ai découvert son travail et j’aime beaucoup la puissance de vie qui se dégage de ses statues (voir ici la femme buvant la pluie ou la femme en travail !)
Enfin, j’aimerais conclure ce billet déjà très long et un peu fourre-tout par ma découverte de trois artistes fascinants.
La première c’est Nahui Ollin, fille de générale née Carmen Mondragon, élevée à Paris, d’une beauté à couper le souffle et dont les yeux verts subjuguèrent toute une génération. Peintre, poète, mais surtout muse, c’est une femme hors normes, même dans le contexte sulfureux des années folles.
Gerardo Murillo dit Dr Atl, Nahui Ollin, 1922 (détail)
Et enfin, j’ai découvert le couple de photographes, Manuel et Lola Alvarez Bravo. Tombée sous le charme des prises de vue tendrement ironiques de Manuel (mort en 2002 à l’âge de 100 ans !), et des collages de Lola…
Manuel Alvarez Bravo, « Anges dans un camion »Lola Alvarez Bravo, Le rêve des pauvres, 1935
Voilà, cette expo contenait tellement d’œuvres, avec un parcours parfois un peu labyrinthique (!), zigzaguant entre salles thématiques et chronologie, artistes et courants, que ce résumé est forcément réducteur et subjectif. J’espère néanmoins qu’elle a pu être une porte d’entrée vers ce fantastique pays qu’est le Mexique, qui est loin, encore une fois, de se réduire aux œuvres ici présentées. D’ailleurs, la grande absente de l’expo c’était la « Imagen » la plus représentée au Mexique, que ce soit dans l’espace privé ou l’espace public, j’ai nommé la Virgen de Guadalupe :