Le problème, quand on étale une lecture sur un an, c’est qu’une fois terminée, on en a oublié les détails du début. A fortiori quand il s’agit d’une écriture aussi touffue et sinueuse que celle de Proust. Si j’interroge ma mémoire, à la façon du narrateur de la Recherche, sans tricher (= sans regarder le résumé en fin d’ouvrage), la première partie du côté de Guermantes m’apparaît comme l’effort désespéré du héros d’attirer l’attention de la duchesse de Guermantes depuis l’instant inouï où elle lui a souri du haut de sa loge d’opéra (or ses parents louent un appartement dans l’hôtel particulier des Guermantes, les mêmes qui ont leur seigneurie de « l’autre côté » de Combray – par rapport à Swann -, haut lieu des vacances du narrateur dans le premier tome).
… je me disais que si j’avais été reçu chez Mme de Guermantes, si j’étais de ses amis, si je pénétrais dans son existence, je connaîtrais ce que sous son enveloppe orangée et brillante son nom enfermait réellement, objectivement…
Après Gilberte et Mme Swann, après Albertine, on a l’impression qu’à chaque nouveau « crush » amoureux, il monte plus haut dans l’échelle sociale. Les Guermantes, c’est la grande famille d’aristocrates imbus d’eux-mêmes, considérant tous ceux qui ne font pas partie du cercle très fermé du « faubourg Saint-Germain » comme du vil peuple. Notre jeune narrateur est donc tout déconfit de ne pas réussir à entrer dans l’intimité de la belle duchesse malgré tous ses efforts (tous les jours, il se poste sur l’itinéraire de sa promenade pour être salué d’elle – le lourd !), d’autant qu’il est familier de certains membres de sa famille, comme Robert de Saint-Loup, la marquise de Villeparisis, et même le baron de Charlus. C’est d’ailleurs lors d’une matinée chez Mme de Villeparisis que le narrateur approche un peu plus la duchesse, se fâche avec Saint-Loup, et se fait approcher d’une bien étrange façon par Charlus.
« Mais si » dit-elle avec un demi-rire que les restes de la mauvaise humeur jouée réprimaient, « tout le monde sait ça, un plumitif c’est un écrivain, c’est quelqu’un qui tient une plume. Mais c’est une horreur de mot. C’est à vous faire tomber vos dents de sagesse. »
Au fur et à mesure qu’il entre dans « le monde », le narrateur commence à perdre ses illusions, ce qui fait de la Recherche un texte de plus en plus cynique : l’amour n’est pas absolu, un duc peut s’exprimer plus mal qu’un cocher, un prince ressembler à un « concierge alsacien » et une dame usurper un nom de famille. Les noms et les choses ne concordent pas forcément, et toute la rêverie poétique du narrateur autour du nom de Guermantes, beau comme un vitrail armorié de la vieille église de Combray (qu’il voit orangé et moi vert-menthe), doit s’incliner devant une réalité plus prosaïque, donc forcément décevante.
Nous travaillons à tout moment à donner sa forme à notre vie, mais en copiant malgré nous comme un dessin les traits de la personne que nous sommes et non de celle qu’il nous serait agréable d’être.
Il n’y a qu’avec Charlus que le narrateur garde encore sa naïveté. Il ne perçoit pas le sous-texte de son attitude alambiquée, qui oscille entre une arrogance démesurée, un souci extrême du regard des autres et une familiarité parfois presque obscène. Si le lecteur est au courant des « tendances » (cachées) de Charlus, le décalage entre l’innocence du narrateur, les non-dits de son entourage et le double sens de certaines affirmations de Charlus a de quoi faire sourire.
Toute la scène mondaine chez Mme de Villeparisis est d’ailleurs remplie d’humour (et tant mieux, parce qu’elle est bien longue), mais d’un humour qui tourne vite au grinçant. Et ça, ça tient au contexte délétère de cette fin de siècle. La plupart des références politiques et culturelles de l’époque me sont passées au-dessus, mais celle qui est centrale, l’affaire Dreyfus (l’Affaire, comme on aurait dit), m’a particulièrement marquée. Je ne suis pas en général prompte à me scandaliser, et pourtant, à plus d’un siècle de distance, l’attitude de la coterie Guermantes à l’égard des juifs, matérialisée par le mépris ouvert que suscite Bloch, camarade juif du narrateur, m’a paru singulièrement abjecte. Le seul à relever l’honneur si l’on peut dire, c’est Saint-Loup, ardent dreyfusard, mais on peut supposer qu’il prend le contre-pied de sa famille par pur esprit de contradiction. Bref, on sent ici le vécu personnel de l’auteur à l’égard de l’antisémitisme qu’il a pu croiser maintes fois dans la « bonne » société.
« Vous n’avez pas tort, si vous voulez vous instruire, me dit M. de Charlus après m’avoir posé ces questions sur Bloch, d’avoir parmi vos amis quelques étrangers. » Je répondis que Bloch était français. « Ah ! dit M. de Charlus, j’avais cru qu’il était juif. »
Mais il y a aussi de très belles pages dans le Côté de Guermantes, profondes et justes, de cette finesse et de cette densité qui me fascinaient tant dans « Combray », la première partie du premier tome. J’ai aimé toutes ses réflexions sur les sensations, comme le son et l’absence de son, ou les « auras » de certaines personnes, mais aussi sur le sommeil, sur la dissociation entre l’espace et le temps provoquée par le téléphone. On retrouve toute l’ambiance intellectuelle de l’époque, Einstein, Bergson, Freud (même s’ils ne sont pas cités nommément – mais Charcot l’est).
Il en est du sommeil comme de la perception du monde extérieur. Il suffit d’une modification dans nos habitudes pour le rendre poétique…
Symbole du vert paradis de l’enfance, la chère grand-mère du narrateur a sa première « petite attaque » à la toute fin de ce tome, et ne va pas tarder à tirer sa révérence. Mais elle finit en beauté en comparant la « dame pipi » du bois de Boulogne qui trie ses « clients » à la société des « Guermantes et petit noyau Verdurin », tout en citant Molière et Mme de Sévigné. Et ça, c’est du grand art !
Voilà, je n’ai pas poursuivi sur la seconde partie du roman car j’avais envie de passer à autre chose, mais je sais bien que prochainement, l’envie me reprendra de lire Proust (une vraie drogue).
Et les autres, ils en pensent quoi ?
C’est un excellent tome pour Red Blue Moon, le livre du désenchantement pour La vie errante, un épisode addictif comme celui d’une série malgré ses lenteurs selon Le Colibri, un roman passionnant pour F., et Keisha l’a relu. (Je me rends compte à ce propos que je ne suis pas la seule à lire un tome de la Recherche par an, et cela me fait plaisir d’appartenir à cette petite secte de proustomanes invisibles) (bon c’est pas le petit noyau Verdurin ni le salon des Guermantes, mais c’est mieux !).
« Le côté de Guermantes » de Marcel Proust, préface de Thierry Laget, Folio Classiques, 2003 (1ère édition 1920), 765 p.
Ce matin je découvre le titre de ton billet, quoi? Bonne surprise , et tu vois, Proust c’est une drogue (douce et légale). Je lis toute la Recherche en 10 ans, en gros, tu vois le rythme, mais là je cale sur les derniers, Albertine , bof. Mais le temps retrouvé est tellement génial. Bon, je craquerai, je le sais, un jour où je veux du bien écrit respectant la grammaire
Ah oui, une petite piqure de Proust de temps en temps, ça fait tellement de bien !
Je croyais que tu avais définitivement clos le cycle de La Recherche, et que tu ne les re-relirai plus. Mais me trompé-je ?
En tout cas, je penserai à ce que tu m’as dit quand je calerai sur Albertine disparue, je persévèrerai pour pouvoir savourer Le temps retrouvé.
En fait j’ai terminé -sur le blog- mais je peux repiquer au truc pour moi seulement (quoique)
Il y a des choses fabuleuses, n’hésite pas à lire les Albertine
Quel beau billet. Qui arrive à point. J’ai lu le premier tome de la Recherche il y a une éternité, sans y revenir. Il y a peu, je me suis plongée dans le petit opus » Journées de lecture » et j’ai été absolument charmée ! Tout cela me dit qu’il est temps pour moi de lire La Recherche. Une bonne résolution ? Rejoindre la secte ? 😉
Oh oui, Marilyne, avec nous ! Marilyne, avec nous ! Préviens-moi si tu t’y mets (Lili aussi veut s’y remettre). Recommenceras-tu par Du côté de chez Swann ?
Moi aussi j’ai beaucoup aimé son petit essai « Sur la lecture », serait-ce le même ?
J’ai tenté de ma lancer dans La Recherche cette année, pour abandonner aux deux tiers du premier tome.. Et je ne pense pas y revenir, dans la mesure où c’est le style qui ne me convient pas…
Ah ça, je reconnais que le sieur Proust a inventé un style bien particulier, plein de circonvolutions, de retours sur épisodes précédents, de réminiscences, de dissections obsessionnelles d’un micro-événement, un vrai palimpseste. D’ailleurs, lui-même rajoutait plein de morceaux de papier à son manuscrit (ses fameuses « paperolles » !), ce qui devait bien faire criser son éditeur. Ça prend un temps de s’y habituer, de s’imprégner… ça passe ou ça casse !
Après, je te comprends, je n’ai pas tellement aimé « Un amour de Swann » qui forme le deuxième tiers du premier tome. Mais le reste, j’adore !
Je pense de plus en plus à Proust ces derniers mois ; je sens que le moment de me couler à nouveau dans son œuvre et d’essayer de la lire en entier ce coup-ci est proche.
En attendant, dans un autre genre, je frétille à l’idée de la sortie du dernier tome de La Passe-Miroir, héhéhé.
Chaque chose en son temps ! Préviens-moi quand tu plongeras à nouveau dans Proust.
Quant à La Passe-Miroir, elle a bien choisi son moment : elle revient pile pour les premiers frimas de l’hiver, quand le moral est tenté de baisser… 😉 (Moi il me manque encore le tome 3 à lire, j’ai de la marge !)
Merci pour ce très beau billet qui donne vraiment envie de se replonger dans Proust.
Merci Cléanthe, Proust t’attend… 😉
Quel beau billet ! Comme quoi cela vaut le coup de prendre son temps. Je ne pense pas me remettre à relire Proust tout de suite (il prend beaucoup de temps ce monsieur), mais c’est un bonheur de voir des gens le découvrir.
Merci Nathalie ! Oui, avec Proust il faut accepter de prendre son temps et sortir de cette boulimie de lectures que nous infligent parfois le rythme des rentrées littéraires et les réseaux sociaux. Mais quel bonheur en effet ! Contente de croiser des amatrices éclairées de ce monsieur par ici 😉