La série des Brunetti, de Donna Leon

Description de cette image, également commentée ci-après

L’année dernière j’ai découvert la plus vénitienne des autrices américaines, Donna Leon, et sa série policière mettant en scène le commissaire Guido Brunetti officiant à la questure de Venise. J’ai été agréablement surprise par la qualité de la narration et par la mise en perspective des enjeux liés à la cité des Doges, à l’Italie, au monde contemporain. Voici un résumé des deux titres que j’ai lus d’elle jusqu’à présent. J’ai lu le premier en version originale – son titre en français est différent (Entre deux eaux) mais je préfère l’original, en vénitien !

Acqua alta (1996)

Acqua Alta' by Donna Leon | Reading Matters

Dans ce cinquième opus de la série, Brunetti patauge, littéralement, dans l’eau de la lagune qui a inondé les rues de Venise durant le mois de février : c’est l’Acqua Alta. Cette inondation se fait la métaphore de la confusion dans laquelle se déroule l’enquête de Brunetti, coincé entre un chef incompétent, des procédures tortueuses et une mafia omniprésente. Le commissaire s’est promis de mettre la main sur les malfaiteurs qui ont tabassé son amie, l’archéologue américaine Brett Lynch. Ce faisant, il découvre tout un trafic d’objets anciens et très précieux dont l’archéologue aurait été la victime collatérale.

Italy was full of experts; some of them even knew what they were talking about.

L’embuscade finale, dans l’ambiance poisseuse et glauque d’un palais vénitien inondé, est un grand moment de littérature policière.

Mais ce qui fait le sel de toute cette histoire, c’est l’ironie avec laquelle l’autrice nous livre ses petits apartés sur la situation unique, insulaire, isolée de Venise. Et ce qui m’a le plus choquée, c’est l’histoire de l’hôpital public de Venise, construit à grands frais… mais sans système d’évacuation des eaux usées. Et où il faut payer des pots-de-vin aux infirmières pour qu’elles vous changent les draps.

It always surprised Brunetti that anyone who lived in a city where there were no cars would read an automobile magazine. Did some of his sea-locked fellow citizens dream of cars the way men in prison dreamed of women?

La place Saint-Marc de Venise sous les eaux à cause de la

Le garçon qui ne parlait pas (2015)

Le garçon qui ne parlait pas: Amazon.fr: Leon, Donna: Livres

Brunetti était content d’être là, à observer les palais et la lumière, ébloui, comme il l’était souvent, par leur infinie et insouciante beauté. La pierre, le ciel, l’or, le marbre, l’espace, les proportions, le chaos, le désordre, la gloire.

Lire une enquête du commissaire Brunetti à Venise nous transporte immédiatement dans les canaux, rues, cafés, places et palazzi que le commissaire arpente ou fréquente assidûment ! Je constate une nouvelle fois les talents littéraires de Donna Leon, et la finesse avec laquelle elle explore les méandres de l’âme humaine (et spécifiquement, italienne 🤣).

J’admire le fait qu’elle soit aussi attentive à la question de la langue (peut-être parce qu’elle vit depuis des décennies dans une culture qui n’est pas la sienne ?) Et le langage acquiert une importance toute particulière dans l’histoire du garçon « qui ne parlait pas » : dialectes italiens, jeux de mots, doubles sens, choses qu’on choisit de taire, etc.

Tous les détails, même les plus insignifiants, entrent en résonnance subtile les uns avec les autres, mais on ne s’en rend compte qu’une fois le livre refermé. J’ai ainsi réalisé avec stupéfaction que le premier chapitre, en apparence « hors sujet », peut être interprété comme un reflet inversé de l’avant dernier (qui contient la révélation finale) mais cela est fait d’une manière aussi détournée que géniale. Cette subtilité peut tout aussi bien passer inaperçue. J’aime les auteurs qui suscitent la réflexion chez leurs lecteurs, leur laissant le soin, ou non, de déceler certains indices ! 

Bref un très bon cru. Je sens que je ne vais pas m’arrêter là.

Et vous, avez-vous déjà lu une enquête du commissaire Brunetti ?

Les brumes du passé, de Leonardo Padura

Seré en tu vida lo mejor de la neblina del ayer cuando me llegues a olvidar, como es mejor el verso aquel que no podemos recordar.

(Paroles du boléro « Vete de mi »)

 

En espagnol, le titre est « La neblina del ayer » qui se traduit littéralement par « La brume de l’hier », que je trouve plus poétique et collant mieux au sujet du roman que le titre français : une chanteuse de boléro !

Me voici donc, mille ans après tout le monde, à découvrir Mario Conde, l’ex-flic de La Havane devenu revendeur de livres anciens. Et comme tout le monde ou presque (à commencer par ma chère Lili qui m’a offert le livre ♥), je suis tombée sous le charme de cet homme ballotté entre le présent et le passé, entre deux métiers aux antipodes, et aux prises de sentiments contradictoires à l’égard de son île, Cuba.

Mais de quel hier parle-t-on ? De l’âge d’or du boléro, quand la Révolution castriste n’avait pas encore eu lieu et que tous les riches Américains venaient s’encanailler dans les innombrables cabarets de La Havane : les flamboyantes années cinquante. C’est en tombant sur une vieille coupure de presse retrouvée dans les tréfonds d’une fabuleuse bibliothèque que Mario Conde plonge dans ce passé brumeux. Là, se croisent une mystérieuse chanteuse de boléro disparue des écrans radar, l’héritier d’une vieille famille de l’aristocratie cubaine, une strip-teaseuse, un journaliste trop mondain, le propre père de Conde, et même l’ombre de  J.D. Salinger !

Avec une prescience digne du commissaire Adamsberg, additionnée d’une culture lettrée et d’un goût pour la dive bouteille qui le rapprocheraient plutôt de l’adjoint Danglard (vous aurez reconnu le duo d’enquêteurs cher à Fred Vargas), Mario Conde  parcourt les bas-fonds de la capitale cubaine à la recherche d’indices, si ténus soient-ils, qui lui permettraient de reconstituer l’histoire de la chanteuse disparue, dont la voix rescapée d’un vieux microsillon l’émeut si fort. Ce faisant, il n’oublie pas ses amis, avec qui il partage quelques agapes inespérées entre deux périodes de rationnement, et ne peut s’empêcher de constater mélancoliquement l’état de délabrement avancé dans lequel la Crise avec un grand C de la fin des années 1990 a plongé l’île.

Ce roman policier tropical se fait donc aussi enquête sociologique et presque ethnographique, au détour d’un quartier traversé ou d’un souvenir qui remonte à la surface. La langue employée, c’est-à-dire l’espagnol de la version originale, truffé de cubanismes, d’une précision baroque, chargé d’images, est une ode vivante à la liberté et à la rage gourmande de vivre, envers et contre tout. Quant au passage du temps, dont rend compte le titre lui-même, il est sans arrêt ressassé et remonté. Il y a bien sûr le pivot avant/après la Révolution, période cruciale sur laquelle enquête Mario dans ce livre, mais aussi les différences entre la génération de Mario et de ses vieux amis du lycée qui ont partagé la sueur des camps de coupe de la canne à sucre des années 1970 et le jargon de leurs manuels marxistes, et celle de son jeune associé « Yoyi el palomo » qui fait du fric avec tout ce qui lui tombe sous la main et qui n’hésiterait pas à émigrer de Cuba pour aller n’importe où, « Madagascar compris », si l’occasion s’en présentait. Je ne peux m’empêcher de penser que l’auteur met beaucoup de lui-même dans le personnage de Mario Conde qui a son âge, et, je me plais à l’imaginer, ses idées et son style de vie, y compris l’amour des livres.

Car oui, au milieu de cette enquête, il y a aussi cet eldorado bibliophile, cette bibliothèque de légende dénichée par hasard par Conde dans une ancienne maison de maître fortement décrépite, qui contient les trésors de la bibliographie cubaine et universelle, dont des premières éditions du XVIIIe siècle. Pour un peu, on se croirait dans Le nom de la Rose !

Les brumes du passé ne sont qu’un titre parmi d’autres de la série policière autour de Mario Conde. En avez-vous lu ? Si oui, lesquels ? Ou quels autres romans, hors-série, de Leonardo Padura ?

Il était temps que je participe à mon propre challenge latino cette année !

VO : « La neblina del ayer » de Leonardo Padura, Maxi-Tusquets, 2013, 368 p.

VF : « Les brumes du passé » de Leonardo Padura, traduit de l’espagnol par Elena Zayas, Métailié, 2015, 352 p.

M.C. Beaton, Agatha Raisin 1. The Quiche of Death

Est-il encore besoin de présenter la célébrissime célibataire des Cotswolds, ex-star des relations publiques à Londres, qui fait son installation fracassante dans un adorable petit village du sud-ouest de l’Angleterre ? Pour qui a déjà participé au mois anglais, certes non, mais pour les profanes…

Agatha Raisin 1

Allez, Agatha Raisin c’est le personnage-clé d’une série policière à succès créée dans les années 1990 par M.C. Beaton. Dans ce premier tome elle vient tout juste de vendre son agence pour prendre une retraite anticipée dans le cottage de la campagne anglaise de ses rêves. Son nom fait évidemment un clin d’œil appuyé à Agatha Christie, et le cadre villageois, avec ses rumeurs, ses mesquineries et son microcosme où tout le monde connaît tout sur tout le monde, fait bien-sûr penser à celui de miss Marple. Mais les ressemblances s’arrêtent là. Agatha Raisin est une femme moderne de 53 ans, grande gueule, avec une tendance à ne penser qu’à son intérêt, un penchant pour la boisson, et qui en fait de cuisine ne sait qu’appuyer sur la touche « on » de son micro-onde. Et c’est ce qui fait tout son charme. Avec son franc-parler, elle détonne dans le petit village suranné de Carsely où elle a choisi de s’installer – surtout quand elle rabroue quiconque lui parle du climat : so shocking m’dear! Après une carrière passée à côtoyer des VIP et les grands de ce monde, elle se sent bien seule dans ce trou, certes ravissant, mais où elle ne connaît personne… Elle s’inscrit donc à un « concours de quiche » avec un seul objectif : le gagner, afin que tout Carsely « sit down and take notice of her » ! Le problème c’est qu’elle y connaît macache en cuisine, comme on l’a dit. Sans une once de culpabilité, elle court acheter une quiche dans l’excellent « delicatessen » de Monsieur Economides à Londres et la fait passer pour sienne. Or le soir du concours, l’arbitre du concours décède en goûtant précisément une part de « sa » quiche… Pas le meilleur moyen pour se rendre populaire ! Est-ce vraiment un accident ? Agatha se décide à enquêter sur les dessous de l’affaire, tout en découvrant peu à peu les gens du village : le jeune et sympathique policier Bill Wong, sa détestable voisine Mrs Barr, les habitués du pub le « Red Lion », la présidente de la Ladies’ Society et épouse du vicaire Mrs Bloxby, et toute une galerie de personnages hauts en couleur dont les tics provinciaux sont savoureux (d’où l’intérêt de la VO pour les courageux les héros ceux qui lisent l’anglais à mon humble avis).

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Mais j’aime bien la couv’ de l’édition française perso… Ah, c’est peut-être culturel me souffle-t-on dans l’oreillette…

Je crois qu’on a ici affaire à un « cozy mystery« , ce genre de policier où les meurtres à la truelle sont bannis et où seuls comptent l’enquête, ainsi que des personnages et un cadre attachants. Ici l’enquête ne m’a pas tenue en haleine et se dénoue assez vite dans le dernier tiers du livre. Restent des personnages et un cadre effectivement attachants, des situations cocasses (où les ventes aux enchères, les concours de tout et n’importe quoi et les activités « culturelles » de la ladies’ society règnent en maître), et une Agatha Raisin en plein syndrome de l’ex-hyperactive récemment retraitée. Quelques détails glissés ici et là font des allusions intéressantes à l’époque (les rapports sociaux et hommes-femmes notamment). On a le plaisir de voir Agatha évoluer humainement et devenir un personnage finalement central de Carsely. Ses rapports avec Roy, son ancien jeune collaborateur punk, sur la voie de la yuppie-isation, donnent lieu à des comparaisons amusantes entre la vie à Londres et la vie à la campagne, que mille lieues semblent séparer tant géographiquement que mentalement.

Pas un suspense haletant, donc, plus une étude de mœurs cachée sous la forme d’une pochade humoristique comme seuls les Anglais savent nous en pondre. Un peu lent par moments, parfois répétitif et agaçant, mais réjouissant très souvent !

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Et voici à quoi ressemble un village des Cotswolds… Pas mal, je dois dire qu’Agatha a bien choisi son coin !

Edition originale : « Agatha Raisin and the quiche of death » de M.C. Beaton, Constable, 2014

Edition française : « Agatha Raisin enquête – tome 1 : la quiche fatale » de M.C. Beaton, Albin Michel, 2016

No automatic alt text available.Participation à la LC « Agatha Raisin » du fabulous Mois Anglais chez Lou et Cryssilda.

 

 

 

 

Claude Izner, Mystère rue des Saints Pères

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C’est jour de fête en ce 23 juin 1889 : pensez donc, elle vient d’être inaugurée ! Qui donc ? Mais LA tour évidemment, celle imaginée par Monsieur Eiffel pour être le clou de l’Exposition universelle de Paris ! Dans la ville-lumière en ébullition, les neveux de la brave Eugénie Patinot traînent la pauvre femme engoncée dans son corset jusqu’aux cinquante hectares de l’Expo. Ils veulent être parmi les premiers à se presser aux étages de la tour. Eugénie croit défaillir dans l’ascenseur qui lui fait penser au canon imaginé par Jules Verne pour se rendre De la terre à la lune. Elle se promet de déposer un cierge dès qu’elle sera sortie de cette tour infernale. Mais une mystérieuse piqûre la transportant illico dans un monde meilleur l’empêche d’accomplir son dessein. Cette mort subite n’échappe pas à l’attention de Victor Legris, jeune libraire de la rue des Saints-Pères, et de l’équipe du journal Le Passe-Partout qui trinquaient à ce moment-là sur la première plateforme de la tour. Les jours suivants, d’autres morts attribuées à des abeilles attirent les soupçons de Victor Legris. Aiguillonné par les beaux yeux de la dessinatrice russe Tasha Kherson, troublé par le comportement de son associé japonais Kenji Mori, il n’en faut pas plus pour le lancer dans une enquête entre les hauteurs de Montmartre, le quartier latin, le parc Monceau et les bas-fonds de Saint-Michel…

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Claude Izner est le pseudonyme de deux sœurs bouquinistes, romancières et réalisatrices. Ce Mystère rue des Saints-Pères est le premier d’une série consacrée au personnage de Victor Legris, libraire-enquêteur à la Belle Epoque. Et il est ma foi très plaisant.

Amis des livres, vous allez vous régaler en parcourant les rayons de la librairie Elzévir remplis de trésors (comme les Caprices de Goya), en croisant « Monsieur France » (Anatole !) en personne, en entendant Legris se moquer des « ismes » (romantisme, naturalisme, réalisme, symbolisme…) et menacer de les jeter dans « l’isthme de Panama », en lisant par-dessus l’épaule du commis Joseph les romans policiers que celui-ci dévore, ou en vous ébaudissant du goût de la Comtesse de Salignac pour les bluettes conventionnelles d’auteurs aujourd’hui oubliés mais ayant vraiment existé. Les amateurs d’art se réjouiront des querelles opposant les tenants de la peinture officielle et les avant-gardes comme les obscurs Cézanne, Gauguin ou Van Gogh et suivront avec intérêt les pas de Victor en tant que photographe amateur.

« – Vincent Van Gogh, un génie, incompris de même que tous les génies, je parie que vous n’en avez jamais entendu parler. Les fleurs, voyez-vous, personne ne rend ça mieux que lui. C’est si beau ! Chaque fois que je les admire, je reçois un choc. Dire qu’il ne vend rien ! Pas une toile ! On le traite de fou. Un fou pareil, on aimerait le recevoir à sa table. Et Cézanne ! Encore un laissé-pour-compte, à croire que tous ceux que j’admire et qui me déposent leurs oeuvres en échange de couleurs ne me rapporteront pas le moindre fifrelin. » (p. 139)

Plus largement, ce roman est une expérience immersive dans le Paris de la fin du XIXe car nos deux auteures ont soigné le décor : que ce soit les pavillons de l’exposition, la foule bigarrée, l’argot, les différents « villages » de Paris et les villages factices de l’exposition, la bohème montmartroise, les cafés, les chansons à la mode, la réception des découvertes scientifiques par les masses ou l’attente vaine du retour du Général Boulanger, tout est d’époque, jusqu’au moindre bec de gaz !

« Philomène Lacarelle ramassa mollement deux ou trois papiers gras abandonnés par les pique-niqueurs et marqua une pause à quelques pas d’un sanglier dont la hure mitée la fixait avec malveillance.

– Qu’est-ce que t’as à me lorgner de traviole, toi ? Tu ferais une belle descente de lit ! T’es rien qu’un gros cochon bourré de crin, marmotta-t-elle en sortant son attirail. Il paraît que nos ancêtres, ils logeaient là-dedans. J’suis sûre que les miens y s’débrouillaient mieux qu’ça. L’avantage, c’est qu’à l’époque on n’avait pas inventé le loyer… Cro-Magnon qu’ils s’appelaient, tu parles d’un nom ! Ça veut dire quoi, Cro-Magnon ? J’ai les crocs, magnons-nous ? Allez, Philomène, huile de coude et cœur au ventre ! » (p. 237)

C’est ce qui fait tout le sel de cette aventure digne des ambiances du Chat Noir, des tableaux de Toulouse-Lautrec ou des nouvelles de Maupassant. L’univers sensible de cette fin de siècle, avec sa fièvre, ses différences sociales, son attrait pour la nouveauté et l’exotisme, et pour le progrès scientifique, mais aussi sa misère cachée sous les ors de la jeune IIIe République confiante dans le progrès, tout cela est rendu de façon très attrayante. Tout cela stimule l’imagination, presque trop, comme si le duo d’auteures avaient voulu fignoler le moindre détail, et fait passer au second plan une intrigue qui reste assez classique, à la manière du genre policier de l’époque. Comme le pauvre Joseph, on se perd un peu à suivre Victor Legris dans ses incessants va-et-vient.

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« Bal au Moulin Rouge » de Toulouse-Lautrec, 1890

Qu’à cela ne tienne, je n’ai pas boudé mon plaisir, bien au contraire !

Un livre découvert grâce à Florence.

« Mystère rue des Saints-Pères » de Claude Izner, Editions 10-18, 2003, 283 p.

 

Dennis Lehane, Shutter Island

Comme Le meurtre de Roger Ackroyd d’Agatha Christie, ou La dame dans l’auto avec des lunettes et un fusil de Sébastien Japrisot, Shutter Island fait partie de ces thrillers génialement construits dont le twist final donne derechef envie de relire le bouquin sous un nouveau jour. Mais comme les deux livres susmentionnés, ce twist empêche d’en dire grand chose sous peine de le divulgâcher (que j’aime ce néologisme !).

Et ça me convient très bien car je suis un peu paresseuse en ce moment.

shutter-island

Nous suivons le marshall fédéral Teddy Daniels et son coéquipier Chuck Aule qui, par une belle matinée de 1954 se rendent à Shutter Island, une petite île au large de Boston qui abrite un établissement mi-pénitentiaire, mi-psychiatrique (d’emblée, ce côté fort Boyard vous rend claustrophobe !) Les marshalls enquêtent sur la disparition d’une patiente, façon « Mystère de la chambre jaune ». Une fois sur l’île, on se trouve dans un monde réellement à part. Le labyrinthe des pavillons ponctué par un phare aussi mystérieux que sinistre, les protocoles de sécurité qui défaillent à l’occasion, et les motivations de chaque personnage qui se révèlent par étapes – patients, médecins, aide-soignants, marshalls – se nouent pour créer une énigme de plus en plus sombre et oppressante.

Ne cherchez pas plus loin : si vous voulez faire vibrer vos nerfs au rythme de la guirlande clignotante de votre sapin – la délicate métaphore que voilà – édit : j’ai rédigé ce billet avant Noël – cet opus de Dennis Lehane est une « master piece », contrairement à Mystic River qui m’avait beaucoup déçue. Nous sommes « enfermés » dans cette île sinistre avec Teddy Daniels, et la pression monte, monte, monte, comme cet ouragan qui se déchaîne au même moment. Nous voyons l’étau se refermer sur l’enquêteur et jusqu’au bout nous nous demandons s’il ne va pas se « faire avoir » par les méchants médecins. Son caractère taciturne et son côté « Action Man » qui défie les forces des hommes et de la nature m’a fait jubiler.

Et puis, cerise sur la camisole, nous glissons dans l’univers fascinant de la psychiatrie et des grandes tendances qui le traversent dans les années 1950, entre les partisans du traitement des patients par électrochocs/lobotomies, ceux qui penchent pour les neuroleptiques, ou encore ceux qui privilégient la psychanalyse. Les échantillons de patients qui pointent le bout de leur nez ont l’air fichtrement zinzins ou terriblement rationnels, mais surtout complètement crédibles, au point que l’on oscille constamment entre l’horreur de leurs actes et la pitié. J’ai eu l’impression d’être moi-même un peu schizo à la lecture, et de voir des signes partout, sans même parler des codes chiffrés semés sur le chemin des deux marshalls. La peur de la contagion de la folie nous guette ! La structure du roman, avec les va-et-vient des marshalls et leur rapprochement progressif du cœur des bâtiments C (les détenus les plus dangereux) y sont sûrement pour quelque chose.

Cette histoire m’a hantée, sans qu’il n’y ait rien de gore (à part les colonies de rats sur la plage…) Et pourtant je n’avais pas vu venir le coup de massue final qui m’a dessillé les yeux comme un bon traitement par électrochocs.

Et, marque d’un thriller qui transcende le genre, il y a beaucoup d’humour dans les dialogues, une histoire d’amour tragique, et des histoires de guerre en Europe mémorables.

Je n’ai pas vu le film, qui est bon paraît-il mais reste abscons. Je ne peux que conseiller la lecture de ce thriller génial… et très humain en somme.

L’avis de Belette qui m’avait donné envie de le lire.