Celle qui fuit et celle qui reste, d’Elena Ferrante

Celle-qui-fuit-et-celle-qui-resteLenu et Lila semblaient être parvenues à un point de non-retour à la fin du Nouveau Nom, le second tome de la saga d’Elena Ferrante. Dans une symétrie perverse, le destin souriait enfin à Lenu la bûcheuse, sous la forme d’un premier livre publié et d’un fiancé, tandis que Lila se brûlait les ailes à l’usine de salaisons après son mariage raté. On était en 1968 et le feu couvait sous la braise. Les choses étaient au bord de l’implosion et le destin comme toujours, se devait de rebattre les cartes de ce poker menteur entre les deux amies.

Au début de ce troisième tome, nous voyons Lila donner un grand coup de pied dans l’usine de son ancien pote Bruno Soccavo, où elle trime comme une bête en compagnie des autres ouvriers. Lors d’une réunion ouvrière, elle tacle la situation infra-humaine vécue à l’usine Soccavo. Comme toujours elle s’exprime bien et ses propos font mouche, au point qu’elle devient la nouvelle passionaria ouvrière de Naples et que son aura attise les luttes entre ouvriers, étudiants et fascistes à la solde du patron. Mais elle déjoue les pronostics, quitte l’usine et… finit par atteindre une position sociale enviée. Je vous laisse découvrir laquelle et comment.

Lenu quant à elle se marie avec Pietro Airota, et ils s’installent à Florence où il a obtenu une chaire universitaire. Et… elle ne fait pas grand chose d’autre, à part les devoirs immémoriaux d’une bonne épouse. Nous sommes dans les années 1970 et le monde entier autour d’elle commence à bouger beaucoup, à commencer par son Nino chéri. Tout le monde sauf elle. Serait-elle celle qui reste (sur le carreau), bien qu’elle ait fui le quartier et les conditions misérables de son enfance ?

Ce tome est aussi bon, aussi puissant que les précédents. La narratrice atteint une maturité qui lui permet de creuser assez profondément la condition féminine de son époque. Elle montre l’incomplétude de son être enchaîné dans un mariage qui malmène ses désirs profonds. A la faveur des tâtonnements de Lenu pour se sortir de sa bulle d’irréalité, j’ai découvert la féministe italienne Carla Lonzi, célèbre dans les années 1970. Avec son essai-phare « Crachons sur Hegel », elle théorise la nécessité de sortir des cadres de pensée forgés par et pour des hommes afin de laisser jaillir « l’être imprévu » féminin. Cet être imprévu, ce sont tour à tour Lenu et Lila, dont les décisions nous prennent toujours au dépourvu.

Parmi les choses qui m’ont plu dans ce troisième tome, il y a aussi ce personnage secondaire, Gigliola, que nous ne connaissions jusque-là que par sa condition d’éternelle fiancée du mafieux fascisant Michele Solara. Le tome commence littéralement à ses pieds comme pour symboliser son impuissance sur le destin, dont le côté grotesque n’a d’égal que son tragique (à l’inverse des deux amies qui elles cherchent à le maîtriser, le destin).

J’ai aussi aimé le fait que le roman laisse percevoir le changement de l’air du temps, la façon dont le cours historique façonne les individus. L’ambiance dans les facs italiennes, les étudiants idéalistes qui se rêvent en prolétaires, les changements de moeurs incarnés par Mariarosa, la soeur de Pietro. J’ai aimé que les itinéraires croisés de Lenu et Lila fassent des boucles chez l’ancienne prof de Lenu, Mme Galiani et sa fille, la diaphane Nadia. Les jeux de miroir auxquels s’adonnent les deux amies, entre elles et vis-à-vis d’autres modèles féminins, donnent toujours autant de force au récit.

Et pourtant, ce troisième tome m’a aussi laissé voir plus distinctement les défauts qui lui pendent au nez. Sur la forme tout d’abord. J’ai clairement eu l’impression de lire le premier jet d’un écrivain très pressé. Les phrases, les paragraphes s’enchaînent sans reprendre leur souffle, me donnant toujours plus l’impression de lire ce roman en apnée. Mais je vous l’accorde, cette construction est certainement voulue pour produire un tel effet.

En revanche je me pose des questions sur la traduction française du texte : est-elle responsable d’une certaine lourdeur du style que je n’ai pu m’empêcher de remarquer assez régulièrement cette fois-ci ? Florence, toi qui l’as lu en italien, qu’en dis-tu ? Je vous donne comme exemple le passage suivant, qui est aussi paradoxalement un passage introspectif de Lenu que j’aime beaucoup et que j’avais noté pour cette raison-même (et non pour « bitcher » sur le dos d’Elena Ferrante, que je révère toujours autant) :

« Je finis par conclure que je devais commencer par mieux comprendre ce que j’étais. (Dites-moi si je pinaille ou si l’association finir/commencer vous titille aussi ?) Enquêter sur ma nature de femme. J’étais allée trop loin et m’étais seulement efforcée d’acquérir des capacités masculines. Je croyais devoir tout savoir et devoir m’occuper de tout. Mais en réalité, que m’importaient la politique et les luttes ? Je voulais me faire valoir auprès des hommes, être à la hauteur. Mais à la hauteur de quoi ? De leur raison – ce qu’il y a de plus déraisonnable. » (p. 322)

Enfin, dans ce tome, la vie conjugale d’Elena m’a semblé mortellement ennuyeuse (ce qui était bien l’intention de l’auteur évidemment) mais du coup, son personnage qui fait du surplace, n’arrête pas de geindre et de rejeter la faute sur son mari, m’a passablement agacée. Il n’y avait pas de longue parenthèse enchantée, comme les vacances à Ischia dans le second tome, pour venir rompre la monotonie des jours et offrir un peu de suspense. Le seul suspense était ici : Lenu va-t-elle quitter son mari, oui ou non ?

… Mais chut !

Allez, ne fais donc pas tant la fine bouche, Ellettres, et avoue-le : tu as quand même dévoré ce troisième tome avec bonheur, ton électrocardiogramme épousant les sinusoïdes des trajectoires de ce duo infernal, Lila&Lenu. Tu es toujours aussi accro à cette saga napolitaine qui t’emmène si loin, dans des vies si différentes de la tienne,  auxquelles tu crois et tu tiens avec passion. Certes, tu chipotes un peu sur l’étiquette « coup de coeur »  pour cet opus, mais tu sais que tu te rueras sur le 4e tome dès que tu le pourras ! (Avec le dilemme familier de l’amateur des séries : se jeter sur la suite ou attendre un peu pour faire durer le plaisir et en ajourner la fin ??)

« Celle qui fuit et celle qui reste » d’Elena Ferrante, traduit de l’italien par Elsa Damien, collection Du monde entier, Gallimard, janvier 2017.

Edit : Participation de ce billet au Challenge « Petit Bac 2018 » d’Enna dans la catégorie « Déplacement ».

 

L’homme de la montagne

« Été 1979. J’avais 13 ans et deux mois, et je venais de terminer ma cinquième. Je n’avais pas d’amies intimes, mais j’aimais ma sœur plus que tout au monde, juste avant mon père. J’étais aussi amoureuse de Peter Frampton et de John Travolta, et je voulais être écrivain quand je serais grande. Ou bien espionne internationale, ou peut-être la première femme pilote de course. J’avais lu, quatre fois, le Journal d’Anne Frank, cornant les pages qui parlaient de sexualité et de sa colère envers sa mère, et je tenais moi-même un journal, sauf qu’au lieu d’y raconter des faits vrais, j’inventais des histoires avec deux thèmes principaux : de tragiques histoires d’amour et de folles aventures dans des pays que je découvrais grâce au National Geographic. » (p. 58)

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Il est des livres qui nous font respirer plus au large, une bouffée d’air pur et piquant. C’est le cas de ce merveilleux roman de Joyce Maynard qui évoque la vie de deux sœurs, jeunes adolescentes dans la Californie des seventies. Le récit à la première personne prend le temps de revenir sur l’enfance de Rachel, 13 ans, et sa petite soeur Patty, 11 ans, qui ont la chance (et la malchance) de vivre au pied des monts Tamalpais, au nord de San Francisco, dans ce qui est une formidable réserve naturelle au bord de l’océan Pacifique. Vous la sentez déjà, cette brise marine parfumée aux herbes, chatouiller votre nez de lecteur ? Bercé par la bande-son de ces années-là (Carpenters, Knacks, Leonard Cohen, Dolly Parton…), le récit m’a captivée dès les premières lignes. Il prend le temps de musarder, se raconte au ras de l’adolescence, ce temps des premiers émois amoureux et de l’imagination débridée, celle de Rachel surtout, qui entraîne Patty dans d’extraordinaires équipées sauvages dans « la montagne ».

Grandes gamines poussées comme des herbes folles, élevées aux boîtes de soupe Campbell par une mère neurasthénique, choyées par intermittence par un père italo-américain qu’elles adorent mais qui a délaissé le foyer, elles ont la chance extraordinaire de vivre leurs aventures en toute liberté, sans horaires fixés, et comme bon le leur semble – un fait qui semble déjà exceptionnel dans les États-Unis des années soixante-dix (sans parler d’aujourd’hui). Rachel et Patty, elles, n’ont pas la télé car leur mère ne peut payer la redevance ; elles la regardent donc en cachette depuis dehors, à travers la baie vitrée des living-rooms du voisinage, inventant les dialogues qu’elles n’entendent pas. C’est une activité qu’elles nomment « télé-plein air » ! C’est sur un de ces écrans muets qu’un soir elles voient apparaître le visage de leur propre père, l’inspecteur Torricelli. Il intervient à la télé en tant que responsable de l’enquête policière sur l’assassinat d’une jeune fille dont le cadavre a été découvert dans les monts Tamalpais, précisément le terrain de jeu favori de ses deux filles. Rachel se met en tête d’aider à tout prix son père dans son enquête, ce père-héros qui lui fait gagner un prestige inédit dans la cour de l’école. Une tragédie en plusieurs actes s’enclenche alors, qui ne laissera indemnes ni l’inspecteur, ni ses deux filles chéries. Une fois adulte, Rachel revient sur cet épisode traumatique de sa vie.

Inutile de dire que j’ai eu le coup de cœur pour ce roman. Il a suscité en moi de nombreux sentiments contradictoires : tendresse, malaise, rire, mélancolie… Comme tous les bons romans il ne se contente pas d’explorer un seul thème, mais fait jaillir d’une histoire marquante tout un tas d’étincelles, comme d’un silex : la sublime relation entre les deux sœurs, « l’hymne à l’adolescence, à ses outrances et à ses rêves » (comme le dit la 4e de couverture), la figure du père aimée et idéalisée, la pression du groupe au collège, les premières grandes désillusions, l’art de raconter des histoires, la poétique chorégraphie du basket-ball…

La mère pâtit de la surexposition flamboyante du père et de ses filles, très effacée, peu travaillée. Dommage car elle est sympathique pourtant cette ex-Mme Torricelli, dactylo qui aurait voulu aller à l’université et qui compense en squattant la bibliothèque municipale d’où elle rapporte tout un tas de livres (notamment un recueil de Sylvia Plath) qu’elle lit dans sa chambre en fumant des cigarettes. En échange de quoi elle fiche une paix royale à ses filles, même avec un tueur qui rôde dans la montagne au pied de chez elle… Je dois avouer que ça m’a fait travailler du chapeau, moi qui suis mère de deux petites filles (plus jeunes certes) : faut-il être une mère comme Mme Torricelli, libérale, limite distante, ou une helicopter-mom envahissante, ne lâchant son gamin que devant la porte d’entrée de l’école ou du cours de poterie ???

Seule la fin, un peu expéditive, ne m’a pas paru à la hauteur du reste. Un peu facile, elle rompt l’équilibre délicat, les émotions à fleur de peau, les sentiments tout en retenue de la partie « adolescence ». Mais qu’importe.

Bref, un coup de cœur. Merci au blogoclub, à Florence et vive le mois américain qui débute !

« L’homme de la montagne » de Joyce Maynard, traduit par Françoise Adelstain, Philippe Rey, 2014, 320 p.

P.D. James, An Unsuitable Job for a Woman

Afficher l'image d'origineQuand elle  retrouve un beau matin Bernie Pryde, son associé, suicidé dans son bureau, la jeune Cordelia se retrouve seule avec la Pryde’s Detective agency sur les bras et des tas de factures impayées. Ce suicide ne suscite aucune conjecture : Bernie a très clairement indiqué dans une lettre qu’il se donnait la mort car il ne voulait pas supporter le traitement de son cancer. C’est un autre suicide qui va occuper Cordelia. Une semaine après, un biologiste renommé de Cambridge la fait venir pour qu’elle enquête sur la mort de son fils Mark à l’âge de 21 ans. Celui-ci a été retrouvé pendu dans son cottage de jardinier, quelques semaines après avoir lâché ses études universitaires. La police a conclu à un suicide, mais Cordelia va vite s’orienter vers la piste du meurtre…

Je n’ai pas beaucoup lu P.D. James, l’une des reines du polar anglais (le seul livre dont je me souvienne est « La mort s’invite à Pemberley », une austenerie policière qu’elle a commise dans les dernières années de sa vie). Autant dire que cette lecture a été une jolie (re-)découverte.

Le personnage de Cordelia Gray est plaisamment croqué : fille d’anarchiste, ayant partagé son enfance entre différentes marâtres, le couvent et les vagabondages avec son père et ses « camarades » sur les routes de l’Europe révolutionnaire, elle a les pieds sur terre, un grand sang froid, une vivacité d’esprit bien utile pour ses enquêtes, mais aussi un zeste de sensibilité qui la rend très humaine.

Le contexte est enchanteur : la ville universitaire de Cambridge que P.D. James a bien connue, avec sa rivière sur laquelle canoter, ses bâtiments de pierre séculaire, sa lumière si particulière, son chœur… L’ambiance seventies, les façons d’être des étudiants d’alors sont aussi un atout charme de ce livre. Le superintendant Dalgliesh, inspecteur de Scotland Yard que P.D. James a créé avant Cordelia Gray, fait figure de statue du commandeur : plusieurs fois invoqué par le défunt Bernie Pryde (qui avait pourtant pâti de son intransigeance quand il travaillait encore dans la police), il apparaît à la fin pour tenter de faire la lumière sur toute cette histoire.

L’intrigue est bien ficelée sans être hallucinante. Mais j’ai quand même été captive. Je crois vraiment cependant que cette enquête « policière » est plus attrayante par l’âme de ses personnages principaux que par sa complexité.

Challenge « A year in England« 

Niccolo Ammaniti, Je n’ai pas peur

Afficher l'image d'origineBon, je me suis un peu payé la honte quand j’ai commenté, sur le blog italophile et raffiné de Florence, que je n’avais jamais lu d’auteurs italiens (alors que je partais pour Rome le surlendemain). Puis je me suis souvenu que j’avais lu « Le Guépard » de Giuseppe Tomasi di Lampedusa. Quand même. Et vu le film aussi, évidemment, avec des acteurs aussi mythiques !

Bref, j’emportais Haruki Murakami dans mes bagages, mais étrangement, à Rome je n’ai pas eu l’envie de l’ouvrir ne serait-ce que d’un millimètre, alors qu’il me plaisait bien pourtant. Je n’ai eu d’autre choix que de me rabattre sur la librairie française (à côté de Saint-Louis-des-Français), et acheter ce livre dont Florence parlait. Eh bien je n’ai pas été déçue ! Coup « di cuore » ! ❤

Un été de plomb, dans un coin perdu des Pouilles, à la fin des années 1970. Ces années 1970 qu’on a aussi appelées « années de plomb » en Italie. Michele, 9 ans, sa petite soeur, 5 ans, et leur bande d’amis partent souvent à l’aventure, sur leurs vélos tandis que les adultes restent tapis à l’intérieur des quatre maisons que compte en tout et pour tout Aqua Traverse, leur « village ». Ce jour-là, Michele fait une découverte étonnante qui va changer à jamais son rapport au monde et aux adultes…

Le personnage de Michele est une grande réussite. Peut-être l’un des enfants les plus attachants de la littérature, avec Scout Finch, la petite fille de « Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur » à qui il ressemble d’ailleurs étrangement. Il est droit, il est fidèle, il est pur, il est courageux, il aime sa maman, il admire son papa, il protège sa petite sœur, il a une imagination débordante mais il combat vaillamment ses « monstres », hybrides de la culture populaire et de la religiosité du sud de l’Italie. Il est un être lumineux qui traverse la bassesse, la cupidité, la lâcheté et la trahison de ses pairs et des adultes qui l’entourent.

« Qu’aurait fait Tiger Jack à ma place ? Il rebroussait pas chemin même si le Grand Manitou en personne le lui ordonnait. Tiger Jack. Voilà quelq’un de sérieux. Tiger Jack, l’ami indien de Tex Willer. (…) Moi je suisTiger Jack, ou mieux, je suis le fils italien de Tiger, je me suis dit. » (p. 56).

L’histoire est racontée par lui et elle acquiert une grande intensité, du fait de l’isolement total d’Aqua Traverse et du drame qui se noue et dont on se demande bien comment il finira. L’auteur a très bien su rendre la naïveté de l’enfant pauvre, confronté à des événements qui le dépassent. Il ne maîtrise pas tout le contexte que nous connaissons, en tant que lecteur, ce qui rend ses questionnements d’autant plus désarmants. Tout le dénouement final m’a fait battre le cœur avec intensité !

C’est simple, si j’ai un fils, j’aimerais qu’il ressemble à Michele*. (Mais j’espère ne pas ressembler à sa mère).

Merci Florence, pour cette jolie découverte. 🙂

*Vous avez remarqué comme certains prénoms un peu désuets en français, comme Michel ou Marcel, voire carrément plus du tout usités comme Ange (sauf en Corse !), sont très classes en italien : Michele, Marcello, Angelo ? 😉

Niccolo Ammaniti, Je n’ai pas peur, Collection 10-18, éd. Robert Laffont, 2012, 232 p.

Rohinton Mistry, Un si long voyage

un si long voyageDans le Khodadad Building de Bombay, je demande d’abord la famille Noble : Gustad le père, sa femme Dilnavaz et leurs trois enfants, Sohrab, Darius et la petite Roshan. Ils sont Parsis, comme l’auteur, et comme tous les autres habitants de l’immeuble : le vieux Cavasji qui invective les dieux depuis sa fenêtre, l’inspecteur Bamji, Mr Rabadi, ennemi de Gustad, la vieille Miss Kutpitia que tout le monde croit un peu sorcière, Tehmul le simple d’esprit… et puis le major Bilimoria, grand ami de Gustad, dont le départ inexpliqué de Khodadad, antérieur au début de l’histoire, tracasse beaucoup notre héros.

L'entrée d'un temple du feu parsi à Bombay
L’entrée d’un temple parsi à Bombay

Point culture : Les Parsis sont une petite minorité parmi la grande mosaïque de peuples et de religions d’Inde. Leurs ancêtres ont fui la Perse au moment de la conquête musulmane car ils étaient des adeptes de la religion de Zarathoustra le prophète. Je sais, ça ne dit pas grand chose à pas grand monde, à moi non plus d’ailleurs (à part le titre du livre de Nietzsche, « Ainsi parla Zarathoustra ») et le roman ne se centre pas sur les spécificités parsies, même s’il en dévoile quelques rites : la prière du kusti, la croyance que si l’on profère des malédictions des petits anges viendront les accomplir, et surtout, le rite mortuaire (âmes sensibles, s’abstenir) : le corps nu du défunt est emmené en haut d’une haute tour, la tour du silence, et laissé à l’appétit des vautours jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien de lui (les Parsis ne pratiquent pas la crémation comme les hindous car ils révèrent le feu). Les Parsis vivent de façon très communautaire, on les retrouve surtout à Bombay et dans le secteur bancaire. (Au fait, saviez-vous que Freddy Mercury, le chanteur de Queen, était parsi ??).

L'entrée du sanctuaire Sainte Marie du Mont de Bombay
L’entrée du sanctuaire Sainte Marie du Mont de Bombay

Mais l’on croise d’autres religionnaires dans ce roman : des chrétiens venus de la Goa voisine qui vénèrent la Vierge au Mont-Marie (Malcolm Saldanha y emmène Gustad pour demander des guérisons), un musulman, les sikhs sont évoqués, et des hindous bien-sûr… Cette grande diversité de religions et la place énorme que tient la spiritualité dans la vie quotidienne des Indiens pourraient être illustrées par l’histoire du mur d’enceinte du Khodadad Building, une sorte de running gag qui file durant tout le roman : ce mur sert de toilettes en plein air à tout le quartier, entraîne puanteur et moustiques et fait le malheur des habitants de l’immeuble. Jusqu’à ce que Gustad ait une idée lumineuse : il propose à un artiste de rue peindre les dieux de toutes les religions sur le mur d’enceinte. A partir de là, non seulement les passants n’osent plus se soulager sur l’image des dieux mais ils apportent fleurs, bougies et encens pour les honorer, ce qui embaume l’atmosphère des habitants du Khodadad et les délivre des moustiques… Les miracles existent bel et bien !

L’histoire en bref : on est en 1971, à la veille de la partition du Pakistan en deux (donnant naissance au Bangladesh) et d’une nouvelle guerre entre le Pakistan et l’Inde. Indira Gandhi est au pouvoir. Gustad Noble est employé de banque et son ancien ami, le major Bilimoria, dont il ne sait plus rien, lui envoie un jour une lettre mystérieuse qui va lui poser un gros dilemme. Il « va voir sa modeste existence bouleversée par une série de tourmentes qui le laisseront pauvre comme Job… Des événements dont Gustad ne soupçonne pas l’ampleur et qui marquent pour lui le début d’un long voyage : celui d’un cœur vertueux dans un monde en pleine turbulence » nous dit la 4e de couverture. Mouais. Je m’attendais à un roman trépidant, en fait, j’ai plutôt eu l’impression de lire une fresque familiale et un portrait du Bombay des années 70, avec ses gros problèmes de voirie, le rationnement de la nourriture, le nationalisme indien teinté de socialisme, l’essor du Shiv Sena (ces « fascistes » hindous, comme dit l’un des personnages parsis), le souvenir récent de la guerre contre la Chine qui marqua le déclin de l’ère Nehru (père d’Indira), la montée du coût de la vie, les marchés bourdonnants, la survivance de pratiques anciennes et le développement du capitalisme… une période de transition.

Tout cela est entrecoupé de façon très sympathique par des anecdotes de voisinage ou de bureau, des réminiscences du passé de Gustad, des aléas de la vie de famille (le fils aîné qui refuse d’entrer dans une école d’ingénieur, se brouillant avec son père, le second qui conte fleurette à la fille du voisin détesté, remake indien de Roméo et Juliette, la petite dernière qui tombe malade…), des personnages cocasses (comme Miss Kutpitia, détentrice du seul téléphone de l’immeuble et de recettes magiques qu’elle délivre au compte-goutte à une Dilnavaz éplorée par le départ de son fils, ou le vendeur de « paan » à l’entrée de la « maison des cages » – je n’en dis pas plus pour titiller votre curiosité)… Le ton est tendre et humoristique.

C’est donc un roman agréable à lire, à l’écriture circulaire faite de va et vient entre le passé et le présent, entre les pensées de Gustad et l’action, entre les différents personnages, mais ce n’est pas non plus transcendantal. D’ailleurs, je n’ai pas trop compris à quoi renvoyait ce « si long voyage ». Je m’attendais à un peu plus de souffle. Je l’ai lu avec plaisir mais sans grande ferveur car je n’ai pas trop réussi à m’attacher aux personnages. La fin cependant, avec la juste dose de dramatisme, de mythique et de burlesque a suscité chez moi l’émotion pour la première et seule fois dans cette lecture, grâce au personnage pathétique de Tehmul.

Ce livre est le premier que je lis dans le cadre de mon auto-challenge « romans d’Inde ».

Challenge Romans d'Inde(s)