La neuvième heure, d’Alice McDermott

Il fut un temps lointain où des femmes cumulaient les fonctions d’assistantes sociales, pompiers, médecins, infirmières, aides-soignantes à domicile, femmes de ménage, blanchisseuses, cuisinières, éducatrices, voire mères de substitution, et tout ça bénévolement. C’étaient les bonnes soeurs.

Il y avait les Petites Soeurs des Pauvres, les Petites Soeurs de l’Assomption, les Soeurs soignantes des Pauvres Malades de la Congrégation de l’Enfant-Jésus, les Soeurs des Pauvres de Saint-François, les Soeurs dominicaines des Pauvres Malades de l’Immaculée Conception, les Pauvres Clarisses, la Petite Compagnie de Marie. Il y avait les Soeurs de la Divine Compassion, de la Divine Providence, du Sacré-Coeur. Il y avait les Petites Soeurs des Pauvres Malades de la Congrégation de Marie devant la Croix, Stabat Mater, leur ordre.

Au début du XXe siècle, il y en avait des dizaines et des dizaines de milliers, appartenant à des milliers de congrégations, oeuvrant sur les cinq continents. Elles avaient renoncé à un époux terrestre pour épouser le Christ et se mettre au service de leur prochain, selon le commandement d’amour de leur divin époux. C’était aussi pour elles une façon de gagner une certaine forme d’autonomie et de compétence socialement reconnue, dans un monde encore très patriarcal. Certaines quittaient leur pays natal sans espoir de retour, pour gagner les contrées les plus lointaines.

J’en ai croisé beaucoup de ces bonnes soeurs jamais inactives, à la pointe du progrès social de leur temps sous leur cornette et leur scapulaire, quand je faisais ma thèse d’histoire sur les femmes catholiques au Mexique dans l’Entre-deux-guerres. La série Call the midwife a braqué le projecteur sur elles, en mettant en scène une communauté de religieuses sages-femmes opérant dans les quartiers pauvres du Londres des années cinquante. Il manquait un roman sur ces héroïnes mal connues ; Alice McDermott l’a fait. Elle a même inventé sa propre congrégation religieuse pour l’occasion : les « Petites Soeurs des Pauvres Malades de Marie devant La Croix » !

La neuvième heure, c’est celle du milieu de l’après-midi, quand les religieuses présentes au couvent arrêtent leurs activités pour prier ensemble à la chapelle. Après une journée à quêter dans le grand magasin Woolworth, soeur Saint-Sauveur a largement dépassé la neuvième heure, mais elle n’aspire qu’à rentrer dans son couvent de Brooklyn pour soulager sa vessie et reposer ses vieilles jambes gonflées. C’était sans compter l’incendie d’un immeuble sur son chemin du retour. Elle se sent appelée à secourir Annie, jeune Irlandaise pauvre et enceinte de son premier enfant, dont le mari vient de se suicider au gaz (d’où la cause du sinistre). Dès lors Annie est employée à la blanchisserie du couvent tandis que sa fille Sally grandit entourée des robes bruissantes des religieuses, dans les vapeurs de la buanderie du sous-sol, bercée par les histoires de rédemption racontées par la jeune et enthousiaste soeur Jeanne.

Soeur Saint-Sauveur avait pour vocation d’entrer chez des gens qu’elle ne connaissait pas, surtout des malades et des personnes âgées, de pénétrer dans leur foyer et de circuler comme si elle était chez elle, d’ouvrir l’armoire à linge, leur vaisselier ou les tiroirs de leur commode…

Plus tard, Sally se croit une vocation religieuse. La sévère soeur Lucy se charge de l’éprouver. Issue d’une famille aisée, soeur Lucy est entrée dans cette congrégation soignante par devoir, pour aider les souffrants en qui elle voit le Christ en Croix. Sensible aux violences faites aux femmes, elle les prévient contre les grossesses rapprochées et les maris brutaux. À sa suite, Sally pénètre au coeur de la misère humaine, qu’elle découvre sous ses aspects les plus repoussants – comme cette femme unijambiste, geignarde et en pleine période menstruelle (youpi tralalala) qu’elle doit laver et coiffer. Sally serre les dents et tient bon. Elle est prête à embrasser cette misère-là pour racheter le péché de son père. Mais elle n’est pas au bout de son voyage au bout de la nuit…

Comme l’indique sa quatrième de couverture, ce roman emprunte au gothique irlandais. Des fantômes y croisent une fondatrice de congrégation catholique dépossédée de son oeuvre (Jeanne Jugan, pour ne pas la nommer) ; une famille nombreuse et bohème côtoie un ancien de la Guerre de Sécession ; les rues populeuses du Brooklyn du début XXe pullulent de chiens errants, d’immigrés descendus du bateau, d’enfants négligés, de mères poussant de lourds landaus, et de bonnes soeurs empressées.

Pendant des années, nous crûmes que les Petites Soeurs soignantes des Pauvres Malades de la Congrégation de Marie devant La Croix apparaissaient dans tous les foyers chaque fois qu’une crise ou qu’une maladie en perturbait la routine, chaque fois qu’un substitut était nécessaire pour Celle Qui Ne Pouvait Pas Être Remplacée.

J’ai été profondément touchée par l’atmosphère de ce roman, tissée de détails très texturés – à l’image d’un rayon de soleil sur du mobilier verni, d’images saisissantes (comme ces deux vieilles poupées sur la cheminée d’une morte) et d’une certaine forme de mélancolie, car c’est raconté par les petits-enfants d’Annie sur le ton d’une perte irrémédiable. Mais ce qui m’a le plus touchée, ce sont ces religieuses dont la foi impétueuse, parfois doloriste, naïve ou hygiéniste, déplaçait les montagnes. Certaines vont jusqu’à braver les interdits, affronter un monstre ou risquer leur paradis pour sauver la mise à leurs amis.

« Il n’est pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu’on aime ». Ces religieuses-là l’illustrent bien, à leur manière. Il était peut-être risqué d’en faire les personnages d’un roman ; on aurait pu craindre l’écueil hagiographique, le portrait à charge (façon Magdalene Sisters) ou simplement l’ennui mortel, avouons-le. Mais Alice McDermott a pleinement relevé le défi en livrant un récit nuancé et humain, où aucun personnage n’est de trop.

Premier livre lu en 2020 (oui, je ne suis pas en avance dans mes chroniques), et je peux le dire, premier coup de coeur de l’année !

Et je ne l’ai pas fait exprès, mais la thématique tombe pile avec le premier jour du Carême aujourd’hui 😉

Charlotte a trouvé ce roman « absolument magnifique », pour Dominique c’est un roman « très vivant, plein d’humour, de chaleur et de réalisme », Virginie a été touchée.

« La neuvième heure » d’Alice McDermott, Traduit de l’anglais (États-Unis) par Cécile Arnaud, Quai Voltaire, 2018, 288 p.

Être ou ne pas être… à son image, avec Jérôme Ferrari

J’ai lu du Jérôme Ferrari, une première pour moi. Jusqu’ici, l’auteur corse ne m’attirait pas particulièrement, mais c’était sans compter ma chère belle-mère, chez qui je suis tombée sur un vieux numéro de La Vie (hebdo bien connu des sacristies ayant le coeur à gauche) qui titrait « Le retour du héros religieux ». Il s’agissait de la rentrée littéraire 2018. Dedans il y avait une interview de Jérôme Ferrari qui parlait de son dernier livre, À son image. Il y évoquait notamment sa passion pour le chant polyphonique corse (catégorie chant sacré, donc).

Or moi, la religion dans la littérature, c’est un thème qui m’intéresse. Je sais que c’est un peu casse-gueule comme thème. Disons que ça peut autant verser dans le sublime élyséen que dans le sucré sulpicien (ou le simplement fumeux). Mais ça vaut le coup de voir comment un auteur contemporain aborde les rivages de l’invisible.

Invisible, c’est la question. À  son image est autant un roman sur l’art de la photographie que sur la religion. Où l’on fait connaissance avec Antonia, jeune photographe corse qui a fait une croix sur une carrière de reporter de guerre pour se consacrer à la mascarade des photographies de mariage. Antonia se tue dans un accident de voiture. C’est son parrain curé qui célèbre ses funérailles, dont les différentes étapes, suivant le rite traditionnel (en latin), rythment le découpage des chapitres. Ce faisant on remonte jusqu’à l’enfance d’Antonia pour raconter la naissance d’une vocation, le basculement dans la violence des luttes nationalistes, et le lien de la photographie avec la mort.

Le lien de la photographie avec la mort, me direz-vous ? Selon l’auteur, qui cite Barthes, la photo fixe à un instant T « ce qui a été » (et n’est plus) tandis que la peinture suspend le temps dans une forme d’éternité.

Invisible, donc. On ne saura (presque) rien de ce qu’Antonia a vu et photographié pendant la guerre de Yougoslavie par exemple. Mais il y a des descriptions de photos, fictives ou non, en ouverture de chaque chapitre ; par ailleurs, deux chapitres « hors champ » racontent les histoires bien réelles de deux photographes de guerre du début XXe, avec forces détails macabres de leurs prises de vue, que ce soit de la guerre coloniale de l’Italie en Libye (toute résonance avec l’actualité étant fortuite – ou pas) ou de la Première Guerre mondiale dans les Balkans (toute résonance avec le conflit yougoslave de 1991, blablabla).

Invisible aussi pour moi, le fil conducteur unissant les différents thèmes que l’auteur met en avant : la photo, le nationalisme corse et le culte des tueurs, le sentiment religieux, la mort et l’au-delà, la relation d’Antonia avec les hommes, sa carrière avortée, son avortement (et le chant polyphonique, qui ne fait qu’une petite apparition finalement). Y a-t-il un sens caché derrière tout ça, du style « l’essentiel est invisible pour les yeux », ou bien  l’auteur a-t-il assemblé ses thèmes fétiches au petit bonheur la chance ? J’ai parfois eu l’impression que l’histoire racontée n’était qu’un prétexte, et un coup d’épée dans l’eau : il ne se passe rien de significatif dans la vie d’Antonia, à part sa mort, et son personnage est creux et inintéressant au possible, pour tout dire. C’en est même frustrant à la longue. Pourquoi n’a-t-il pas écrit plutôt un essai sur la photographie, me suis-je demandée vers le milieu du livre.

Je m’aventurerais à citer les trois derniers paragraphes de la chronique du journal En attendant Nadeau, qui exprime – car il s’agit justement d’un problème d’expression – bien mieux que moi le malaise que peut susciter ce roman :

« À différents moments du cheminement d’Antonia sont encore formulés des doutes sur la valeur de la photographie, enfermée dans une alternative impossible entre l’insignifiance et l’irreprésentable. À chaque fois, revient à Antonia la lourde charge d’incarner et de faire vivre ces énigmes et ces insondables ambiguïtés du medium. À la longue, ces dernières finissent par prendre le pas sur le récit lui-même et, plus complexes et plus troubles que les situations où elles sont mises en scène, les étouffent.

On croit toujours entendre la voix de Jérôme Ferrari souffler derrière l’épaule de sa créature ses propres questionnements abstraits. Et cet affleurement permanent de l’auteur et de ses préoccupations dans le roman fait que les péripéties traversées par Antonia – y compris sa mort elle-même et l’échec de sa vie – restent extérieurs au lecteur. Même la construction élaborée du roman, calquée sur les périodes de la messe, peine à éclairer les relations existant entre la photographie et la mort, sur lesquelles Ferrari voudrait nous inviter à réfléchir.

Finalement, le roman donne l’impression de buter sur les mêmes écueils que ceux où achoppe son héroïne au cours de sa pratique de la photographie : une difficulté à exprimer. Il paraît frappé de la même impossibilité qui affecte la plupart des personnages enfermés dans des voies sans issues : impossible à Antonia de rencontrer sa vocation de photographe – elle y laissera sa vie –, impossible au parrain d’Antonia officiant le jour des funérailles de trouver la voix juste pour la remettre entre les mains de Dieu comme l’y invite sa mission. Impossible aussi, peut-être, aux amis d’enfance d’Antonia d’échapper au combat d’un nationalisme ancestral devenu stérile.« 

Ne nous méprenons pas : j’ai apprécié tout ce que j’ai pu picorer de savoureux dans ce roman (les questions techniques), mais l’ensemble m’a paru singulièrement fade, alors même qu’on sent que l’enjeu de l’auteur est d’évoquer des sujets « pointus » dans une perspective un peu originale.

S’il y avait un personnage à sauver, ce serait celui du prêtre. Cas singulier d’un homme qui a décidé sans préméditation de devenir prêtre, au retour d’une soirée arrosée. Passeur de l’âme d’Antonia dans l’au-delà. Parrain en deuil, dont la paternité spirituelle n’était pas toujours très bien acceptée par sa filleule. J’aurais préféré que Jérôme Ferrari creuse davantage cette figure-là. La Vie avait raison, il y avait bien un héros religieux, et c’est celui qui m’a le plus intéressée.

« À son image » de Jérôme Ferrari, Actes Sud, 2018, 224 p.

Lignes de failles, de Nancy Huston

lignes-de.gifIl y a des psychiatres qui se sont intéressés aux liens transgénérationnels : le fait que l’on porte bien souvent le poids des de nos aïeux sur nos propres épaules, sans toujours en être conscient (à ce propos lire Aïe mes aïeux, de Géraldine Fabre, c’est très instructif).

Nancy Huston en a fait le principe de son singulier roman. Quatre chapitres : quatre voix, celles de Sol, Randall, Sadie et Kristina. Chacun est le parent du précédent et narre son présent d’enfant de six ans. Sol, en 2004, est un petit garçon californien surprotégé par sa mère adepte de psychologie positive et veillé de loin par son père travaillant dans l’industrie de l’armement. Randall en 1982, vit à New-York entre son « père au foyer » dramaturge et sa mère chercheuse et globe-trotter, obsédée par la quête de ses racines familiales qu’elle confond avec le « mal », ce qui les amènent à s’installer à Haïfa en Israël. Sadie en 1962 vit tristement à Toronto entre des grands-parents rigides et ne revit que lorsque sa mère, chanteuse bohème, vient la voir et l’emmène avec elle. Kristina en 1944 vit en Allemagne avec ses parents, ses grands-parents et sa soeur aînée ; malgré la guerre, elle sait vivre l’instant avec passion et ne se doute pas des bouleversements à venir dans la part la plus intime d’elle-même, son identité.

Un secret empoisonné, presque un péché originel, couvre l’arbre généalogique de son ombre, de l’arrière-grand-mère à l’arrière-petit-fils. Il détermine les brusques embardées du destin des uns et des autres, entre Allemagne, Israël et Amérique du nord. Il explique peut-être aussi la fascination-répulsion des uns pour le sang, la guerre, la domination de soi ou des autres, ou au contraire la fuite en avant des autres, l’oubli volontaire. Les générations avancent par contrecoups, se blessant aux erreurs des générations précédentes, et inversent le mouvement du balancier. Les sauts à rebours du temps, de 2004 à 1944, permettent très graphiquement d’en rendre compte, tout comme la transmission d’une tâche de naissance de l’un à l’autre.

Pour prendre un exemple parmi d’autres, on comprend que Randall a souffert d’une mère à la fois peu attentive et très exigeante, et l’on en déduit la raison pour laquelle il a épousé la femme au foyer modèle, pleine de bons sentiments, laquelle, aveuglée par le prêt-à-penser éducatif, ne s’aperçoit pas qu’elle fait de leur fils Sol un monstre. En remontant dans le temps, l’enfance de Sadie, la mère de Randall nous informe sur la femme qu’elle est devenue : née d’une mère adolescente et de père inconnu, victime d’une éducation puritaine, elle a dû fournir de gros efforts pour surmonter cette première blessure et exorciser sa honte. C’est elle qui va enquêter sur le « péché originel » de la famille et mettre en route une série de retours sur le passé plus ou moins maîtrisés.

Sol, le narrateur du premier chapitre, est un cas d’école des dangers (encore peu connus en 2004 ?) de l’accès non-encadré des enfants à Internet. Je n’en dis pas plus, ce chapitre glaçant parle de lui-même. 

A la fin du livre on se demande : les horreurs vues et vécues par Kristina au cours de la fin de la Seconde Guerre mondiale ont-elles servi de leçon aux générations suivantes ? Ne retombent-elles pas, chacune selon leur moment historique, selon leurs guerres, dans les mêmes ornières, dans une barbarie aussi ancienne qu’elle apparaît sous des oripeaux nouveaux ? Ce roman est à la fois un cri de dénonciation et une ode à la force de la vie qui se fraie un chemin dans les décombres. Les blancs narratifs permettent d’intercaler toute une part de non-dit dans la croissance des personnages, ce qui invite à penser leur liberté de personnes dotées d’un libre-arbitre malgré le poids du transgénérationnel. Le choix de faire parler des enfants de six ans peut être questionné (c’est un bien jeune âge pour leur faire aborder une série de considérations existentielles) mais il est intéressant en ce qu’un enfant de cet âge se conforme à la fois à la parole des adultes qui ont autorité sur lui, captant le monde à travers leur prisme, mais cherche aussi à lever le voile du mystère… à sa façon.

J’ai apprécié le procédé de conter l’histoire d’une lignée « à l’envers ». L’intrigue est bien construite, bien renseignée, bien écrite, rien à dire. Justement : les mots de cette chronique me viennent aussi mécaniquement que ceux d’une annonce immobilière. Je n’ai pas été si touchée que ça par les destins racontés, comme s’ils l’étaient par des androïdes, et non par des êtres de chair. Nous avons affaire à un roman reposant sur des idées tout-à-fait passionnantes. Plaquées sur des personnages, elles peinent à trouver vie. L’ensemble pourtant se dévore vite fait bien fait : envie de comprendre certains mystères (pourquoi Sadie est en fauteuil roulant, pourquoi certains jouets prennent-ils une si grande importance, pourquoi Erra chante sans paroles, pourquoi Randall est-il aussi agressif contre les Irakiens, etc).

La morale de l’histoire c’est qu’il est important, vital même, de parler à son enfant avec des mots justes, de ce qui l’engage directement, y compris dans son histoire familiale, tout en veillant à ce qu’il ne tombe pas dans la gougueule du loup.

Un avis mitigé donc, pour un roman qui vaut quand même le coup d’être découvert.

Les avis de Lili Galipette (mitigé), LillyKeisha et Anne (enthousiastes).

« Lignes de faille » de Nancy Huston, Babel, Actes Sud, 2006, 486 p. 

Prix Femina 2006.

Les braves gens ne courent pas les rues, de Flannery O’Connor

Des chutes qui cinglent comme des coups de triques. Un ton grinçant comme les essieux d’une carriole mal huilée. Une Amérique peuplée de personnages rusés, avides,  et de quelques rares innocents (pas forcément les enfants). Des barrières raciales qui paraissent d’autant plus infranchissables qu’elles sont peu questionnées. Voilà le monde auquel nous donne accès l’écrivaine américaine Flannery O’Connor (1926-1965). Je ne me rappelle plus comment j’ai entendu parler d’elle pour la première fois, mais dès lors j’ai eu immédiatement envie de la lire. Sa vie interrompue à 39 ans par la maladie, presque intégralement déroulée dans une ferme de sa Géorgie natale, entourée de paons qu’elle affectionnait, m’a semblé à la fois décalée et romantique. Je croyais avoir affaire à une autre Harper Lee (l’auteure de Ne tirez pas sur l’oiseau moqueur étant également originaire du vieux sud). Et puis elle est l’écrivaine qui en a inspiré d’autres parmi les plus grands, comme Joyce Carol Oates par exemple. Une sacrée aura, donc.

J’ai donc acheté son recueil le plus connu, Les braves gens ne courent pas les rues (A Good Man is Hard to Find en anglais), par le titre alléchée. J’ai fait la connaissance d’une grand-mère  peu éclairée qui part en vacances en Floride avec sa famille alors que rôde un serial killer. D’un petit garçon submergé par le prêche d’un prédicateur debout dans un fleuve. D’une mère et sa fille simple d’esprit dont on se sait si elles sont abusées ou prises en pitié par un vagabond. D’une femme qui se ment à elle-même en raison de son passé honteux (arrivera-t-elle à monter jusque chez elle ??). De deux adolescentes écervelées et d’une petite fille pleine de sagesse qui font la rencontre de la différence à une foire (une de mes nouvelles préférées, avec cet usage du style indirect et du parler familier portés à un point d’incandescence). D’un grand-père qui emmène son petit-fils à la ville pour la première fois, où les deux subissent une telle désorientation qu’ils agissent de façon totalement insensée (mon autre préférée : une tension qui s’accroît, des rapports psychologiques complexes, une grande portée symbolique). D’enfants qui squattent une ferme au grand dam de sa propriétaire (hyper tendu). D’un « brave garçon de la campagne » et d’une philosophe unijambiste athée : la clairvoyance n’est pas toujours là où on la cherche. D’un vieux général qui a fait la guerre de Sécession, ne se souvient de rien, que l’on exhibe comme un trophée et qui aime ça. D’employés d’une ferme confrontés à l’arrivée à de « déplacés » polonais pendant la guerre (cela résonne curieusement ces temps-ci).

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Bref, des gens que croisait peut-être Flannery O’Connor à l’époque, tous croqués avec ironie, mais qui m’ont paru plus qu’exotiques. Il est vrai qu’il y en a peu de foncièrement bons parmi eux, même s’ils éprouvent parfois des élans de compassion ou de remord. La plupart d’entre eux restent opaques, j’ai ressenti peu d’empathie pour eux, ce qui ne semble d’ailleurs pas le but de l’auteure. Catholique fervente (même si cela affleure peu dans ses textes), je pense que Flannery O’Connor cherche plutôt à montrer que de si « pauvre gens » ne peuvent espérer de rédemption que de façon surnaturelle. Et que quand bien même nous serions tentés de faire les pharisiens face aux cas humains présentés ici, nous avons nous-même nos propres zones d’ombres. A deux reprises apparaît en filigrane la figure christique.

Je n’ai pas encore vraiment parlé des rapports raciaux. Ils apparaissent évidemment, puisqu’ils font partie de la photographie en noir et blanc de l’Amérique ségrégationniste dans laquelle elle vivait. Même si elle montre (et dénonce peut-être implicitement) la situation de subordination des Noirs par rapport aux Blancs (qu’ils soient valets de ferme traités en inférieurs, ou Afro-Américains à l’élégance marquée, tournés en dérision par un péquenaud) l’auteure n’en fait pas un point central de ses récits. Son sujet, c’est plutôt l’Amérique blanche, de petite classe moyenne, superstitieuse, remplie de préjugés mesquins, du vieux Sud. Ridicule et grotesque en deux mots. Mais elle déborde souvent sur les marges, des marges d’une « inquiétante étrangeté ». Et c’est en cela qu’elle est fascinante.

Une lecture dérangeante en résumé, dans sa façon de dévoiler les aspects les plus sombres de la nature humaine, mais qui restera marquante pour moi.

Lire l’enthousiaste et délicieux avis de Nébal qui vous en parle avec beaucoup de verve.

Lu en VO : « A Good Man is Hard to Find » de Flannery O’Connor, A Harvest Book, Harcourt Brace & Company, 1983, 251 p.

En VF : « Les braves gens ne courent pas les rues », de Flannery O’Connor, traduit de l’anglais par Henri Morisset, Gallimard, coll. Folio, 2010, 277 p.

Participation au challenge « Petit Bac » d’Enna dans la catégorie « mot positif » (BRAVES GENS).

Bakhita

jEpjJ24kQuoi de mieux que d’exorciser les vieux démons de la rentrée – Tonnerre de Brest, avec l’entrée en petite section, Bambinette en a pris pour 20 ans ! – par une pépite de la rentrée littéraire ? Ceux qui connaissent ce blog doivent avoir remarqué que je suis immunisée par rapport aux sirènes des sorties littéraires, et notamment de ce phénomène bien français de la rentrée papivore. En France, nous aimons les marronniers et les feuilles qui tombent rituellement à l’automne ; nous devons être au fond un peuple épris de routine et de petites habitudes, nous qui aimons nous poser en révolutionnaires râleurs. Étant donné que je suis un peu d’ici et d’ailleurs, je n’ai jamais contracté cette habitude de courir les nouveautés ou les salons, ayant été biberonnée aux classiques et aux livres chinés en bibliothèque recelant l’odeur caractéristique du vieux papier jauni. /// Je fais une petite pause pour savourer ma madeleine de Proust, permettez...///

C’est bien mon entrée en blogosphère qui m’a convertie (un peu) à l’actualité du livre.
Bref, tout ça pour vous dire que si j’ai foncé droit sur le roman de Véronique Olmi, c’est bien parce que son sujet m’attirait fortement, et pas seulement parce que le livre était en tête de gondole. Bakhita, je connais, puisque c’est une sainte récemment canonisée par l’Eglise catholique. Sa légende dorée m’était vaguement familière, friande que je suis depuis mon enfance des vies de saints (ceux qui ont passé dans leur enfance des voyages en voiture entiers à écouter les cassettes audio de soeur Laure, dont la voix sirupeuse et magnétique exaltait les aventures de saint François d’Assise, saint Ignace de Loyola ou sainte Kateri Tekakwita – alias la Pocahontas chrétienne – me comprendront peut-être). Eh oui, être catho permet de connaître des personnages inconnus du grand public parfois. C’est un avantage comme un autre 😉.

Enfin, tout cela ne nous dit pas de quoi il est question dans ce livre, ni de qui est Bakhita, me direz-vous. Alors là, excusez-moi mais je vais devoir quitter mon ton léger et mondain pour aborder une tonalité beaucoup plus grave. Car voyez-vous, ce « roman vrai » de la vie de Bakhita m’a fait l’effet d’un coup de poignard dans le coeur. Peut-il en être autrement à la lecture de la vie de cette petite Soudanaise née à la fin du XIXe siècle, kidnappée de son village tranquille à l’âge de 7 ans, enlevée aux siens pour être vendue comme une bête à des marchands d’esclaves avides de chair fraîche ? Oui, la vie de Bakhita nous plonge dans la réalité inhumaine de l’esclavage. Oui l’esclavage a continué d’exister après l’abolition de la traite transatlantique. Et il cesse d’être cette sous-catégorie du programme d’histoire que les collégiens étudient en classe de 4e, qu’il est de bon ton de déplorer pour mieux nous conforter dans la morgue de notre supériorité progressiste. Il ne se réduit plus à des chiffres, des dates, des flèches sur une carte de l’Afrique et quelques grandes figures de la lutte anti-esclavagiste. Il prend un visage et une voix, ceux de Bakhita que Véronique Olmi a su capter miraculeusement, se fondant sur des archives trouvées dans le couvent où plus tard, bien plus tard, Bakhita a trouvé une forme de paix, en Italie… La vie de Bakhita nous fait croiser une foule de personnes réduites au rang de marchandises que l’on déplace avec une brutalité sans nom, que l’on abîme ou supprime pour des raisons atroces, pour ne pas les laisser au marchand concurrent par exemple ou pour le plaisir de dominer un être humain totalement à merci. Nous croisons des hommes, des femmes, des enfants, des bébés broyés dans l’engrenage mortel du trafic d’êtres humains. Des petits garçons que l’on castre pour en faire des eunuques, qui pourvoiront les harems (8 sur 10 meurent d’une telle « opération ») ; des petites filles que l’on viole ou « tatoue » en insérant du sel dans des plaies tracées au couteau. C’est vrai, c’est insoutenable, et j’ai dû sauter certains passages car j’ai plutôt l’âme sensible.

« Ce qui se passe après, le saccage, être battue dehors et dedans, elle le connaît déjà, c’est le gouffre sans fin, sans secours, c’est l’âme et le corps tenus et écrasés ensemble. Le crime dont on ne meurt pas. » (P. 127)

Mais au-dessus de ce cauchemar, il y a la grâce : cette petite Bakhita à qui on a volé jusqu’à sa langue maternelle et le prénom donné par son père. Une vie nue. Une petite fille qui parle plusieurs langues et dialectes (arabe, turc, vénitien entre autres) mais qui n’en maîtrise aucun, qui ne sait parler qu’au présent, ce qui colorera pour toujours son langage d’une naïveté enfantine. Il faut dire la force et la douceur de ce personnage que l’auteur a su faire revivre comme si elle avait eu une connexion mystique avec elle (j’ai l’air de m’emballer mais Véronique Olmi ne dit pas autre chose dans une interview que je n’arrive pas à retrouver).

« Elle comprend qu’elle a perdu sa langue maternelle. Son enfance se dérobe, comme si elle n’avait pas existé. Elle ne peut la nommer. Elle ne peut la décrire. » (P. 174)

Cette petite fille passée de maîtres en maîtres, tour à tour « jouet » des enfants d’une famille arabe, bête de somme d’une maisonnée turque impitoyable, domestique d’un consul italien humain mais détaché, jusqu’à échouer, au prix d’un incroyable concours de circonstances, en Italie, sa terre promise, a toujours su garder sa dignité profonde malgré les sévices, un regard pur, une âme d’enfant. Une rescapée de l’enfer. C’est incompréhensible. C’est grand. Cela fait espérer.

« La solitude. Bakhita n’est plus battue. Elle ne se couche pas dans la batisse des esclaves. Mais elle a, planté en elle comme un pieu, son besoin d’autre chose. Une autre lumière. Un peu de cet amour qu’elle a reçu chez Stefano et Clementina et qui, si dissemblable à son enfance, en avait pourtant la même musique. Elle garde les mains dans les poches de son tablier, alors qu’elle voudrait tendre les bras, généreusement, avec toute la force de sa jeunesse. Elle est entravée dans la nuit, alors qu’elle sait qu’une lumière existe, toute prpche, vers laquelle elle ne peut se tourner. Elle n’a jamaisoublié la voix de la consolation, la terre qui lui disait que ce n’était pas juste. Abda. Ça n’était pas juste et ça n’était pas sa faute. Alors, il doit y avoir autre chose pour elle. » (P. 244)

Bon l’histoire ne s’arrête pas avec l’arrivée de Bakhita dans un village vénitien, puisqu’elle devra passer successivement par : l’attachement maternel à la fille de sa maîtresse qu’elle a sauvé de la mort ; sa découverte de Jésus (crucifié comme les esclaves qu’elle a vus) dans un couvent de Venise ; le long chemin vers sa reconnaissance juridique en tant qu’individu libre ; son entrée en religion ; sa confrontation aux peurs que suscite sa peau d’ébène ; sa tendresse pour les petits orphelins qui lui sont confiés…
De chose « cassée » par l’esclavage, elle est redevenue femme (dont le vêtement joue beaucoup pour la réappropriation de son corps), puis « mère » de la petite Mimmina, puis « fille » de la madre Fabretti (des affections profondes qui mettent un baume sur les blessures béantes de l’esclavage mais auxquelles on va l’arracher), puis soeur « Moretta » (Mauresse, son surnom donné par les Italiens) dévouée à « el Paron » (« Le Patron » en dialecte vénitien, c’est-à-dire Dieu), puis sainte…

« … Madre Fabretti répète sans cesse : « Il t’aime. » Et elle pense que Madre Fabretti se trompe, Il ne voit pas tout. Il n’est pas tout le temps là. Et Il ne sait pas. Elle est une esclave, et personne. Aucun maître, même le meilleur, personne, jamais, n’aime son esclave. Et elle se dit qu’un jour, la Madre, d’une façon ou d’une autre, apprendra ce qu’est l’esclavage et ce jour-là, elle la punira pour avoir caché la monstrueuse existence qui a été la sienne. Une vie moins qu’une bête. Une vie qui se vole, une vie qui s’achète et s’échange, une vie qui s’abandonne dans le désert, une vie sans même savoir comment on s’appelle. » (P. 288)

On peut reprocher à Dieu d’avoir laissé l’esclavage exister (comme tout un tas d’horreurs jusqu’à aujourd’hui), et puis on peut s’émerveiller devant Bakhita, sans pouvoir mettre des mots sur tout ce qu’elle dépose en nous d’émotion. C’est la rédemption de tous les siens opprimés par un système bestial. Une lumière qui luit dans les ténèbres.
Véronique Olmi l’a captée pour nous avec des phrases courtes, répétées, entrecoupées de termes dialectals, qui forment un tempo binaire comme un rythme cardiaque fondamental. On est Bakhita et on perçoit ses peurs, sa souffrance (évidemment), mais aussi sa bonté indéracinable, son courage, sa ténacité, son espérance, sa soif d’aimer, son humilité, et je rajouterai aussi, son humour. Mais on n’est pas du tout dans la vie de saint style sulpicien, l’auteur n’occulte pas les violences y compris sexuelles, ni les réactions parfois peu charitables ou intéressées de ceux qui néanmoins, en Italie, lui ont apporté amour et liberté.

« … c’est le jour de son baptême… Mais y a-t-elle vraiment droit ? Elle est toujours une esclave. L’esclavage ne s’efface pas. Ça n’est pas une expérience. Ça n’appartient pas au passé. Mais si elle a le droit d’être aimée, alors ce jour qui vient est sa récompense. Elle a marché jusqu’à ce jour. Elle a marché des années. Marché jusqu’à el Paron. Pour ne plus jamais obéir à d’autres ordres, ne plus jamais se prosterner devant d’autres maîtres. » (P. 317)

Un livre rare et essentiel, pas toujours facile à lire on s’en doute, mais lumineux et marquant. (Les lecteurs du prix du roman Fnac ne s’y sont pas trompés). Un plaidoyer sans plaidoirie contre l’esclavage. Un maëlstrom d’humanité qui culmine autant dans les bassesses innommables que dans l’altruisme le plus sublime et le plus désarmant. Pfiouh.

« Bakhita » de Véronique Olmi, Albin Michel, 2017, 456 p., Prix du roman Fnac.

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