Les Bourgeois, d’Alice Ferney

Detail

Ils sont dix, nés d’Henri et Mathilde Bourgeois, dans le Paris de l’Entre-deux-guerres. Bourgeois ils le sont par leurs moeurs, leurs idéaux, leur éducation, axée sur l’effort et l’honneur (notion pourtant considérablement mise à mal au cours du XXe siècle). Ils vivent les événements contemporains de façon parfois décalée, avec leur propre rythme et les lunettes de la classe sociale à laquelle ils appartiennent, mais ils débordent de vitalité et tracent leur chemin avec droiture « aux places favorites de la société bourgeoise – l’armée, la médecine, le barreau, les affaires » nous dit la quatrième de couverture.

De plus en plus, les Bourgeois vivaient à contretemps, qui faisaient des enfants comme si la chose allait de soi. (p. 410)

Cette force vitale va les aider à surmonter les remous et traumatismes de l’histoire (la petite comme la grande) : le deuil de la mère, qui meurt en donnant la vie à son dixième enfant durant la Drôle de Guerre ; la guerre justement qui bouleverse les plans d’avenir et confronte à l’horreur et à la perte ; les accidents ; les blessures d’enfance ; la décolonisation ; mai 68 et ses suites… À leur tour ils se marieront pour la plupart, et certains auront même beaucoup d’enfants, quoique moins que leurs parents. Et puis ils deviendront grands-parents, et certains achèveront leur vie terrestre dans le temps du roman.

Je me demande toujours si vraiment l’on se prépare à la mort. Il paraît que cette idée répandue est un leurre : la mort serait si étrangère à la vie qu’on ne pourrait en réalité la penser et qu’il ne servirait à rien de l’apprivoiser, ce que l’on apprivoise d’elle n’étant jamais elle. (p. 13)

Sur cette valse du cycle de la vie (naissance, vie, mort), Alice Ferney donne le point de vue d’une narratrice impersonnelle – qui pourrait bien être elle – alternant entre le présent et le passé. Cela donne une profondeur particulière à l’exercice de la biographie familiale, et en même temps décentre l’attention du moment « où les choses se font » pour nous donner à considérer la brièveté d’une vie humaine, même quand elle dépasse son terme admis. Car le roman commence avec la mort de Jérôme en 2013, le septième de la fratrie, et procure particulièrement le ressenti de Claude, son cadet immédiat, face à cette mort subite.

Elle savait comment la vie passe sur les hommes à la manière d’un vent si fort qu’il les pousse en avant sans qu’ils s’en aperçoivent, croyant demeurer immobiles, inchangés, immortels. Le vent du temps avait soufflé. Le petit garçon qui dans la cour des Invalides avait reçu la Légion d’honneur au nom de son frère défunt était aujourd’hui capitaine et prêt à mériter la même décoration. La guerre était de tous les temps. Elle était pour l’éternité le noir élixir de l’histoire. (p.139)

La narratrice remonte ensuite dans le passé, à la racine de cette nombreuse fratrie, et tout d’abord aux parents, Henri et Mathilde, nés à la toute fin du XIXe siècle, marqués par la Grande Guerre et mariés au lendemain de celle-ci. Elle s’efforce de faire comprendre au lecteur la mentalité patriotique de l’Entre-deux-guerres, qui faisait qu’une femme de la bonne bourgeoisie acceptait, à quelques exceptions près (tout le monde n’est pas Beauvoir) que son seul horizon soit le mariage et l’éducation des enfants. Cela était sous-tendu par un catholicisme empesé et strict (mais aussi intellectuel et doué de générosité) qui fournissait des repères pour toutes les situations de la vie. Le recul que procure le regard du présent sur le passé permet de mesurer l’écart entre le mode de vie de cette époque (pas si lointaine…) et la nôtre, ce qui peut susciter l’effarement. Mais la subtilité de la plume d’Alice Ferney est aussi de savoir considérer avec tendresse et respect « l’Autre », y compris celui qui est relativement éloigné dans le temps, par le truchement du dialogue entre sa narratrice et le vieux Claude, attaché aux modèles culturels de son enfance.

Six sont morts et les quatre autres ont passé l’âge de faire des projets. J’ai compris ce qu’ils ne savaient pas pendant qu’ils vivaient et mesuré ce que j’ignore. Le secret des autres est immense. (p. 474)

Par cette disposition narrative, mêlant habilement les événements historiques et biographiques, l’autrice nous plonge dans les différentes strates d’une époque, où l’intime côtoie le politique, s’y fond, en est modelé, et vice-versa. La scansion des générations et des époques (autour du pivot que représente la Seconde Guerre mondiale), les répétitions ataviques et les pas de côté arbitraires donnent un rythme empressé, presque galopant, à cette exhumation du « temps perdu ». Paradoxalement cette anamnèse réussit aussi à donner le goût et le sens d’une époque révolue. On se retrouve à la lecture comme devant une photographie jaunie, découvrant « ce qui a été » et n’est plus.

Notre psychisme est ainsi fait que nous oublions. Nous oublions les événements, la forme des journées que nous avons vécues, les pensées que nous avons eues, les sentiments et les humeurs qui nous ont envahis. Ne restent que des impressions sommaires. Le passé devient un grand résumé indistinct. Les dates s’emmêlent, des pans entiers s’engloutissent, et nous ignorons même ce que nous avons oublié. C’est merveille. Sans cette machine à estomper, sans cette sorte de gomme intérieure, nous serions éternellement dans le deuil, le chagrin et l’angoisse. (p.295)

Pour tout dire, en lisant ce livre, j’ai eu l’impression de lire l’histoire de la famille de mon grand père. Tout y est : la famille nombreuse, l’attrait pour le maurassisme, auquel on s’arrache après la condamnation papale de l’Action Française en 1926 (car on obéit d’abord au pape chez ces catholiques convaincus), le côté patron chrétien proche de ses ouvriers, la scolarisation chez les bons pères, les vacances à la campagne, le tennis, les choix professionnels… J’y ai retrouvé un peu de cette veine à la Annie Ernaux ou à la Isabelle Monnin, qui ont soumis leur passé familial au creuset de la littérature dans Les années pour l’une et Mistral perdu pour l’autre. Mais il y a deux différences de taille entre les Bourgeois et les livres des autrices citées : d’une part, Ernaux et Monnin s’attachent à décrire un milieu plutôt populaire, pour le faire accéder à une certaine reconnaissance littéraire, tandis que Ferney sonde un milieu bourgeois (pour faire pardonner ses errements ?) ; d’autre part, Ferney ne dit pas explicitement qu’elle s’inspire de sa famille, ni dans quelle mesure (sa présence-absence dans le roman serait d’ailleurs mon seul petit regret à son propos).

Mais j’ai aussi apprécié, en historienne, le formidable travail historique réalisé par Alice Ferney dans ce roman qui a reçu le prix Historia du roman historique en 2018. Je crois que c’est pourquoi, en plus de sa langue somptueuse enchâssant de manière fluide la petite histoire dans la grande, ce fut une lecture aussi marquante et émouvante que la traversée d’un album de famille…

Le temps filait comme l’eau du monde, la vie avançait comme les fleuves vers leur estuaires. (p. 402)

« Les Bourgeois » d’Alice Ferney, Actes Sud/Babel, 2017, 474 p.

L’île des morts, de P.D. James

Avec trois neurones azimutés et deux bras squattés par Junior, j’ai eu cent fois le début du commencement d’une velléité de venir rédiger un article ici, pour renoncer aussitôt devant l’ampleur insurmontable de la tâche (pensez, aligner trois phrases à peu près correctes quand on a fait une nuit fragmentée en périodes de 15 minutes…). Alors pour recommencer doucement, bébé bien calé en bandoulière dans son sling (et non pas son string, je vous rassure), je me suis dit que parler d’un bon vieux petit polar des familles était tout indiqué pour mon premier billet post-partum. 

P.D. James (la baronne Phyllis Dorothea de son p’tit nom) est peu présente sur la blogosphère  littéraire. Elle n’est plus tellement à la mode. Et pourtant cette grande dame du polar british coche les bonnes cases, dont la moindre n’est pas d’être une fan de Jane Austen (sa dernière oeuvre est une austenerie policière). Elle a aussi eu l’idée de créer une jeune détective, fille de révolutionnaire marxiste élevée au couvent, ce qui nous change des vieux de la vieille du crime. Enfin, elle a le goût d’être une adepte du combo gazon-et-vieilles-pierres, et une romancière subtile et pleine d’humour… I say, this is a very tempting cocktail, isn’t it? (but be careful, it could be poisoned). 

Voilà donc notre jeune Cordelia Gray à la tête d’une agence de détective dont les affaires relèvent plus des chats perdus que de la rubrique judiciaire. Or elle se retrouve un beau jour embauchée par un baronnet pour veiller sur sa femme, une célèbre comédienne de théâtre, le temps d’un week-end. Clarissa va en effet jouer le rôle principal de La duchesse de Malfi de John Webster dans un château situé sur une petite île au large du Dorset, appartenant à un vieux célibataire baba de la période victorienne, Ambrose. 

Décor idyllique, invités de choix : tout serait parfait, n’étaient-ce de fâcheux petits messages anonymes que Clarissa reçoit depuis un certain temps. Surmontés d’une tête de mort, ces messages reprennent des vers de Shakespeare ou Webster qui tous parlent de la mort d’une façon ou d’une autre (ces chers dramaturges élisabéthains étant, ô combien, des spécialistes de la chose). Clarissa est persuadée que quelqu’un cherche à la tuer et requiert la protection d’un « privé » déguisé en innocente secrétaire : Cordelia donc. Après tout, chacun des hôtes d’Ambrose a une bonne raison d’en vouloir à sa vie : de l’ex-amant amer au bord de la mort, à la cousine jalouse au bord de la faillite, en passant par le beau-fils mal dans sa peau écrasé par la personnalité étouffante de sa belle-mère. 

Sous peine de mort, que personne ne me parle de mort. C’est là un mot infiniment terrible.

Huis-clos, atmosphère gothique, galerie de personnages typés : en apparence, on a affaire au vrai polar british, déjà vu chez Agatha Christie. Ajoutez à cela l’ambiance victorienne – Ambrose est un collectionneur maniaque des objets de cette époque avec un penchant prononcé pour le morbide, genre photographie des morts – et un château hanté par une histoire sanglante – depuis le seigneur du lieu adepte du droit de cuissage en pleine épidémie de peste, jusqu’au camp de prisonniers nazis établi là en 1940 – et vous aurez une petite idée du genre d’aura maléfique que l’auteur cherche à faire souffler sur l’île (fictive, il faut bien le dire) de Courcy. 

Arnold Boecklin, L’île des morts (1883) : une source d’inspiration ?

Mais on n’est pas dans les Dix petits nègres non plus. L’intrigue ne parvient ni à se dévider à la manière virtuose d’Agatha Christie, ni à atteindre le point de tension extrême auquel les polars récents nous ont habitués. La 4e de couverture est à ce propos complètement à côté de la plaque (pour changer…). Tout le potentiel terrifiant est vite banalisé devant une bonne tasse de thé bien serré. Cordelia elle-même semble plus profiter des charmes du lieu que de faire fonctionner ses petites cellules grises à plein régime devant la mort qui frappe l’île une nouvelle fois dans son histoire. Ni héroïne, ni anti-héros, comme je l’ai lu sur une critique Babelio, il est vrai qu’elle n’emporte pas la conviction.

Et pourtant je n’ai pas boudé mon plaisir. L’originalité du roman tient au goût de P.D. James pour l’art, l’histoire et la littérature. L’action est truffée de vers de théâtre et d’anecdotes historiques (ça peut être un défaut pour d’autres). Et puis la fin est une des plus étranges que j’ai jamais lue dans un policier : la détermination de qui est le coupable ne tient qu’à la capacité de persuasion narrative de l’un ou l’autre personnage. Un clin d’oeil à la supériorité du mensonge romanesque sur la réalité ?

Bref, si vous croisez L’île des morts dans un vide-grenier ou une bibliothèque partagée, n’hésitez pas, c’est de la bonne came pour qui aime le genre.

« L’île des morts » de P.D. James, Le Livre de poche, 1987.


L’été des quatre rois, de Camille Pascal

En lisant Miniaturiste, j’ai cru que le manque d’épaisseur de l’histoire tenait à son cadre temporel trop réduit. Eh bien j’ai ici l’exemple exactement contraire : ces quelques jours de L’été des quatre rois, en pleine canicule parisienne, m’ont paru aussi denses que des années et aussi vibratiles que des coups de canon dans un ciel bleu.

Mais dites-moi, ça vous parle, à vous, « l’été des quatre rois » ? (Pour mon concours, j’avais révisé l’année des quatre empereurs, mais pas cet été-là). Quand est-ce qu’en France, quatre rois se sont succédés sur le trône en moins de 15 jours ? Non, ce n’était pas dans une obscure période sous-mérovingienne de rois fainéants. C’était en 1830. Si, si, essayez de vous rappeler de vos cours d’histoire, souvent relégués en fin de programme de 4ème (et donc survolés) : la Révolution de Juillet, les Trois Glorieuses, Gavroche sur les barricades, la Liberté guidant le peuple… Ça y est, ça revient ?

M’enfin, me direz-vous, p’t’êt bien que notre prof nous avait parlé d’un vieux roi de la Restauration, Charles X (frère de Louis XVI !) qui se faisait saquer et remplacer par un roi moderne, dynamique, dans le sens de l’histoire (habile transition vers la lente démocratisation de notre beau pays la France et le cours d’éducation civique), Louis-Philippe quoi. Mais quand est-ce qu’il ou elle nous a parlé des deux autres rois qui sont censés avoir régné entre les deux ? Aurais-je loupé un épisode du cours en raison d’une passionnante conversation par petits papiers interposés sur les mérites comparés des garçons de 4ème B par rapport à ceux de la 4ème A avec ma voisine de table ? (Nooooon).

—> Si à la lecture de ces lignes alléchantes, votre curiosité s’ébroue telle un cocker rendu fou par un os en plastique, vous pourrez toujours la satisfaire en lisant le livre de Camille Pascal, tiens (Mais quel talent de pubarde) (Et quelle subtilité) (Vous ne savez pas ce que c’est que d’attendre un bébé et de dépasser son terme) (Alerte, ce blog respectable est en passe de se transformer en défouloir pour femme enceinte dépassée !!! 😵).

Bref, que ces apartés douteux ne vous dissuadent pas de lire cette chronique « comme si on y était » de la révolution de 1830, qui relate des choses passionnantes sur le changement de régime, plein de drame, de bouillonnement populaire, de pathétiques bouffonneries et de trahisons de salon.

Au moment de l’élévation, le roi se prosterna, priant à nouveau pour la France, pour ce frère martyrisé qui lui avait laissé une couronne tachée du sang de Saint Louis et pour son fils poignardé un soir de fête. Sa Majesté n’aimait pas à penser mais se plaisait à prier. Sur la recommandation de son directeur de conscience, il associa à ses prières sa pauvre femme morte depuis des lustres et dont il ne parvenait pas à se rappeler exactement son visage, tant il l’avait peu regardée de son vivant.

Comme dans un fil d’actualité, on suit l’action en direct, presque heure par heure, depuis le 25 juillet 1830, jour où le roi Charles X décida de commettre une sorte de coup d’Etat absolutiste, jusqu’à l’exil de la famille royale le 16 août vers l’Angleterre et l’avènement de la monarchie de Juillet qui offre un régime constitutionnel à l’anglaise. 

Grâce à une narration fluide, on se déplace entre les lieux névralgiques où s’est nouée l’Histoire en majuscule (et les petites histoires personnelles à l’ombre de la grande) : la cour de Saint-Cloud, le Palais-Royal, les ministères, les sièges des journaux, les rues et salons de Paris, ou le château des royaux cousins Orléans à Neuilly. Les acteurs principaux de ce drame d’opérette sont Charles X, le roi âgé qui n’a pas vu d’où venait le vent, son plus qu’ambigu cousin Louis-Philippe, les grands serviteurs de l’Etat. Mais il y en bien d’autres : l’opposition parlementaire ; le grand banquier Lafitte (qui ne se déplace qu’en pantoufles à cause de sa goutte) ; le petit et coriace Adolphe Thiers aux allures de Sancho Pança (qui ne sera plus pour moi juste le nom d’une avenue ou d’un lycée) ; cette « vieille poupée » de Lafayette (coucou le revoilà) ; le roué Talleyrand qui, lui, sait changer sa veste en fonction du vent qui tourne (mais dédie des heures à sa toilette chaque matin, révolution ou pas) ; Chateaubriand qui prend la pose pour la postérité (et la Récamier qui cherche à le faire redescendre sur terre)… J’ai adoré en particulier découvrir l’attachante comtesse de Boigne qui recevait le tout-Paris dans son salon, aussi bien les royalistes les plus légitimistes que les libéraux les plus maçonniques, et sans qui peut-être la monarchie de Juillet aurait peut-être avorté dans l’oeuf. 

« En rentrant chez elle, éreintée par cette journée folle qui l’avait vue tout à la fois sauver l’Europe d’une guerre continentale et Chateaubriand de ses propres démons, la comtesse de Boigne ne tenait plus debout, mais un petit sourire de triomphe ne la quittait pas. »

Mais il y a aussi et surtout le peuple parisien qui empile vieux matelas et pots de chambre pour en faire des barricades, met à sac Notre-Dame-de-Paris (tiens, salut Victor Hugo qui se promenait justement par là pour oublier l’accouchement de sa femme et trouver l’inspiration de son roman) et défile dans le Palais-Royal pour s’asseoir chacun à son tour sur le trône royal et se prendre un instant pour le souverain, comme dans un Disneyland du pouvoir. 

Dans le genre « écrivain absorbé par son oeuvre » pendant que tout s’agite autour de lui : « La bêtise du peuple le désespérait. Ce n’était pas demain la veille que l’on verrait la république régner. Stendhal referma sa fenêtre violemment, alluma une chandelle, attendit impatiemment que la cire chauffe, en recueillit quelques gouttes, se brûla les doigts puis les malaxa un long moment pour en faire des boulettes qu’il se glissa ensuite dans les oreilles. Un grand silence s’installa aussitôt… »

Si j’étais politicienne, mémorialiste ou chroniqueuse dans un grand hebdo national (en fait, c’est un peu la fonction de Camille Pascal dans le civil), je dirais que ce roman vrai de la Révolution de Juillet est aussi le parfait manuel de tout ce qu’il ne faut pas faire en politique, genre s’aveugler sur la colère populaire qui couve et penser qu’envoyer les CRS, heu la Garde, va suffire à résoudre les problèmes (allo Manu). Il est aussi l’illustration du principe qu’à la fin, quand les souris ont bien dansé, la loi du plus fort est toujours la meilleure.

Alors certes, au bout d’un moment, l’accumulation du récit événementiel peut sembler un peu too much, surtout quand on sent que l’affaire est pliée, et que Charles X se retient inutilement à de vieilles chimères (allez, lâche le morceau à la fin) (cocker emperruqué, va) (roooh, le manque de respect, va-z-y la prof, ho !…). Mais l’auteur se tire bien de l’exercice délicat de romancer avec exactitude un épisode historique, dans un genre qui sent un peu son « historien de droite » (mais c’est beaucoup mieux que Max Gallo), avec panache, humour et sympathie pour tous ses personnages, de quelques bords soient-ils. Et un style magnifique.

« L’été des quatre rois » de Camille Pascal, Plon, 2018, 662 p.

Les oiseaux morts de l’Amérique, de Christian Garcin

Les oiseaux morts de l'AmériqueC’est fou comme le fait de bloguer peut vous changer vos habitudes de lecture et vous pousser à sortir de votre zone de confort. Tenez, moi par exemple. Il y a quelques années j’aurais très rarement bougé d’un iota de mes auteurs fétiches. Et voilà-t-y pas que, comme l’a fait Lili récemment, je saute dans l’inconnu, j’ose, je me montre d’une audace folle : j’emprunte à la bibliothèque un livre qui vient de paraître, d’un auteur inconnu au bataillon (enfin, le mien de bataillon, car il est tout de même reconnu dans le milieu, Garcin), et dont je n’ai encore lu aucune critique. La révolution, en quelque sorte.

Eh bien figurez-vous que la révolution me va bien au teint car j’ai frôlé le coup de coeur pour ce roman taille S (un tour de tranche qui convient bien à la fille qui marine dans son Proust depuis des mois). C’est l’histoire d’un homme qui tient peu de place en ce bas-monde : à 70 berges passées, Hoyt Stappleton vit dans un collecteur d’eau à la périphérie de Las Vegas. Sa « petite vie misérable et paisible » est à l’antipode de la capitale du fric et de la débauche. Ses possessions personnelles tiennent dans un baluchon et il ne parle qu’aux grillons et à une famille de mulots qui campent à proximité. Ses compagnons d’infortune en savent peu sur lui, si ce n’est qu’il est un aficionado des voyages dans le futur : non seulement il a lu tous les ouvrages de prospective sur le sujet, mais il se transporte lui-même en pensée dans les siècles, voire les millénaires à venir, et ce qui est sûr, c’est que le pire peut arriver.

« Du centre-ville de Las Vegas jusqu’à la périphérie, les voies ferrées désertes, les no man’s land et les échangeurs autoroutiers, tout un réseau d’égouts et de collecteurs d’eau de pluie traversait la ville de part en part, trois cent vingt kilomètres en tout, des canalisations allant de tuyaux de soixante centimètres de diamètre à des tunnels de trois mètres de haut sur six de large dont beaucoup étaient habités, dessinant un monde souterrain en partie inexploré et secret, une ville bis, un envers du décor à l’ombre des lumières et des paillettes clignotantes du Strip. » (p. 11)

Ce voyageur sans bagage explore aussi l’envers d’une cité mégalo plantée en plein désert du Nevada : avec lui, on arpente les perspectives nues et poussiéreuses des avenues éloignées du centre, les arrières délabrés des motels anonymes, les terrains vagues. Plusieurs vétérans de plusieurs guerres se retrouvent pour partager le même bout de tunnel en guise de toit, boire, évoquer les séquelles des combats et se bagarrer. Hoyt, lui, a fait le Vietnam. Il ne parle jamais de son passé. Mais quand il se décide à emprunter le sens inverse dans ses voyages temporels, ses souvenirs le ramènent à une belle matinée de 1950 dans une cuisine ensoleillée, assis à boire son bol de chocolat, sa mère à ses côtés. Et de cette exploration du passé, il rapporte des pépites tout comme de troublantes trouvailles, enfouies depuis longtemps dans son inconscient. Sous les auspices bienveillants d’une fée bleue plantée au sommet d’un motel en ruine, les différentes strates de temporalité semblent vouloir se tordre, le passé remonte à la surface et embrasse le présent, les coïncidences abondent, et les apparitions sont aussi fugaces que les vérités sont enchevêtrées les unes aux autres.

« Peut-être la ville était-elle à présent truffée d’intersections entre passé et présent, de filons dans la niche temporelle qui ne demandaient qu’à être forés. Pendant quelques secondes, il demeura installé dans la plénitude de cette évidence, si aléatoire pourtant, hésitante et fragile comme un vol de chauve-souris. Puis il secoua la tête, et fit demi-tour. Le trafic et les bruits de la rue se réinstallèrent progressivement. Il passa le portail, rejoignit Sahara Avenue et se dirigea vers les lumières du Strip. » (p. 77)

Sans emphase, avec une grande économie de moyens, comme ces scènes anodines de SDF prenant leur café au soleil à côté d’une autoroute, Christian Garcin ouvre mine de rien quantité de « dossiers » dans cette histoire d’un vieil homme et l’amer : conscience écologique, avec la mise en scène de la surconsommation et du dépouillement, de l’angoisse apocalyptique ; considérations physiques et métaphysiques sur le temps et l’espace par où s’engouffre une part de magie ; récits croisés d’anciens combattants dont les guerres tracent chacune un sillon dans l’éternel champ de bataille de l’histoire ; roman familial d’amour et d’amitié aux personnages attachants ; intrigue à rebondissements ; morceaux de poèmes… Et pourtant, il ne s’agit ni d’une épopée, ni d’une saga, ni d’un roman-fleuve, juste d’un conte américain à la Steinbeck.

« Dessiner le silence : c’était son vrai projet. » (p. 107)

La morale de cette histoire est évanescente et se prête à plusieurs interprétations. Et c’est pourquoi on a envie de prolonger un peu notre séjour au bord d’un collecteur d’eau, sous un soleil de plomb, en compagnie de Hoyt et des autres…

La jolie critique de Télérama, celle de Charybde

« Les oiseaux morts de l’Amérique » de Christian Garcin, Actes Sud, janvier 2018, 220 p.

Lignes de failles, de Nancy Huston

lignes-de.gifIl y a des psychiatres qui se sont intéressés aux liens transgénérationnels : le fait que l’on porte bien souvent le poids des de nos aïeux sur nos propres épaules, sans toujours en être conscient (à ce propos lire Aïe mes aïeux, de Géraldine Fabre, c’est très instructif).

Nancy Huston en a fait le principe de son singulier roman. Quatre chapitres : quatre voix, celles de Sol, Randall, Sadie et Kristina. Chacun est le parent du précédent et narre son présent d’enfant de six ans. Sol, en 2004, est un petit garçon californien surprotégé par sa mère adepte de psychologie positive et veillé de loin par son père travaillant dans l’industrie de l’armement. Randall en 1982, vit à New-York entre son « père au foyer » dramaturge et sa mère chercheuse et globe-trotter, obsédée par la quête de ses racines familiales qu’elle confond avec le « mal », ce qui les amènent à s’installer à Haïfa en Israël. Sadie en 1962 vit tristement à Toronto entre des grands-parents rigides et ne revit que lorsque sa mère, chanteuse bohème, vient la voir et l’emmène avec elle. Kristina en 1944 vit en Allemagne avec ses parents, ses grands-parents et sa soeur aînée ; malgré la guerre, elle sait vivre l’instant avec passion et ne se doute pas des bouleversements à venir dans la part la plus intime d’elle-même, son identité.

Un secret empoisonné, presque un péché originel, couvre l’arbre généalogique de son ombre, de l’arrière-grand-mère à l’arrière-petit-fils. Il détermine les brusques embardées du destin des uns et des autres, entre Allemagne, Israël et Amérique du nord. Il explique peut-être aussi la fascination-répulsion des uns pour le sang, la guerre, la domination de soi ou des autres, ou au contraire la fuite en avant des autres, l’oubli volontaire. Les générations avancent par contrecoups, se blessant aux erreurs des générations précédentes, et inversent le mouvement du balancier. Les sauts à rebours du temps, de 2004 à 1944, permettent très graphiquement d’en rendre compte, tout comme la transmission d’une tâche de naissance de l’un à l’autre.

Pour prendre un exemple parmi d’autres, on comprend que Randall a souffert d’une mère à la fois peu attentive et très exigeante, et l’on en déduit la raison pour laquelle il a épousé la femme au foyer modèle, pleine de bons sentiments, laquelle, aveuglée par le prêt-à-penser éducatif, ne s’aperçoit pas qu’elle fait de leur fils Sol un monstre. En remontant dans le temps, l’enfance de Sadie, la mère de Randall nous informe sur la femme qu’elle est devenue : née d’une mère adolescente et de père inconnu, victime d’une éducation puritaine, elle a dû fournir de gros efforts pour surmonter cette première blessure et exorciser sa honte. C’est elle qui va enquêter sur le « péché originel » de la famille et mettre en route une série de retours sur le passé plus ou moins maîtrisés.

Sol, le narrateur du premier chapitre, est un cas d’école des dangers (encore peu connus en 2004 ?) de l’accès non-encadré des enfants à Internet. Je n’en dis pas plus, ce chapitre glaçant parle de lui-même. 

A la fin du livre on se demande : les horreurs vues et vécues par Kristina au cours de la fin de la Seconde Guerre mondiale ont-elles servi de leçon aux générations suivantes ? Ne retombent-elles pas, chacune selon leur moment historique, selon leurs guerres, dans les mêmes ornières, dans une barbarie aussi ancienne qu’elle apparaît sous des oripeaux nouveaux ? Ce roman est à la fois un cri de dénonciation et une ode à la force de la vie qui se fraie un chemin dans les décombres. Les blancs narratifs permettent d’intercaler toute une part de non-dit dans la croissance des personnages, ce qui invite à penser leur liberté de personnes dotées d’un libre-arbitre malgré le poids du transgénérationnel. Le choix de faire parler des enfants de six ans peut être questionné (c’est un bien jeune âge pour leur faire aborder une série de considérations existentielles) mais il est intéressant en ce qu’un enfant de cet âge se conforme à la fois à la parole des adultes qui ont autorité sur lui, captant le monde à travers leur prisme, mais cherche aussi à lever le voile du mystère… à sa façon.

J’ai apprécié le procédé de conter l’histoire d’une lignée « à l’envers ». L’intrigue est bien construite, bien renseignée, bien écrite, rien à dire. Justement : les mots de cette chronique me viennent aussi mécaniquement que ceux d’une annonce immobilière. Je n’ai pas été si touchée que ça par les destins racontés, comme s’ils l’étaient par des androïdes, et non par des êtres de chair. Nous avons affaire à un roman reposant sur des idées tout-à-fait passionnantes. Plaquées sur des personnages, elles peinent à trouver vie. L’ensemble pourtant se dévore vite fait bien fait : envie de comprendre certains mystères (pourquoi Sadie est en fauteuil roulant, pourquoi certains jouets prennent-ils une si grande importance, pourquoi Erra chante sans paroles, pourquoi Randall est-il aussi agressif contre les Irakiens, etc).

La morale de l’histoire c’est qu’il est important, vital même, de parler à son enfant avec des mots justes, de ce qui l’engage directement, y compris dans son histoire familiale, tout en veillant à ce qu’il ne tombe pas dans la gougueule du loup.

Un avis mitigé donc, pour un roman qui vaut quand même le coup d’être découvert.

Les avis de Lili Galipette (mitigé), LillyKeisha et Anne (enthousiastes).

« Lignes de faille » de Nancy Huston, Babel, Actes Sud, 2006, 486 p. 

Prix Femina 2006.