Miniaturiste, de Jessie Burton

Une friandise littéraire, voilà de quoi il s’agit ; l’équivalent des repas saturés en lipides et glucides des fêtes de fin d’année. D’ailleurs, l’un des enjeux principaux du roman est précisément la vente d’un stock de sucre venu tout droit du Surinam vers l’opulente Amsterdam du XVIIe siècle. Celui à qui échoit cette tâche est un riche marchand de la VOC, la Compagnie des Indes néerlandaises, que l’on découvre à travers les yeux naïfs de sa jeune épouse, Nella. Fraîchement arrivée de sa campagne natale, elle est confrontée aux comportements bizarres des membres de la maisonnée (un mari insaisissable, une belle-soeur célibataire et autoritaire, une servante sans-gêne et, ô stupeur, un serviteur dévoué et… noir). La seule carte qui lui est donnée pour se retrouver dans ce dédale est une réduction en miniature de sa nouvelle maison et les menus objets que lui envoie un miniaturiste aussi prodigieux qu’énigmatique…a

On peut dire que Jessie Burton a trouvé un sujet en or. Le contexte historique et social se prête admirablement à une intrigue à la Thomas Hardy : on visite de l’intérieur une famille bourgeoise et ses secrets bien gardés – à quoi s’ajoutent les rapports avec les subordonnés, les artisans et les bourgmestres, les féroces rivalités avec les autres notables de la ville, d’enivrants relents d’orientalisme recouverts sous d’épaisses couches de vêtements à cols montants (l’austère puritanisme de la cité s’accommodant sans problème avec l’enrichissement phénoménal de ses élites). On se régale des détails historiques, comme cette vogue du sucré ramenée dans les cales des vaisseaux du grand port de la mer du Nord. Ou bien cette guerre aux images (et au sucre bien-sûr) lancée par les prédicateurs calvinistes. Sur tout cela plane un soupçon de mystère, presque de magie. Et puis, il existe vraiment une maison de poupées du XVIIe siècle ayant appartenu à une Petronella Oortman au Rijksmuseum d’Amsterdam ! Pour moi qui en ai eu une dans mon enfance, fabriquée par mon grand-père, ça ne pouvait que me faire rêver…

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La fameuse maison de poupée…

Bref, il y avait matière à en faire – en plus contemporain bien-sûr – un de ces romans fleuve du XIXe siècle dont parlait Lili à propos des Grandes Espérances de Dickens, un truc qui vous tienne au corps et au coeur, qui prend le temps de vous installer dans un récit courant sur de longues années, et dont les personnages restent inoubliables. 

Malheureusement, l’auteur a manifestement choisi de privilégier les sucres rapides aux sucres lents. Que les (nombreux) fans de Jessie Burton me pardonnent si je vais leur sembler méchante mais je trouve qu’elle a racorni un sujet prometteur, comme si elle avait mis un superbe pull en cachemire dans un cycle de lavage à 60°. Ou pour le dire plus diplomatiquement : voilà un joli roman que j’ai apprécié sur le moment mais dont les défauts me sont vite apparus. Le fait d’avoir choisi de concentrer l’histoire sur quelques semaines à peine fait que je ne me suis pas attachée aux personnages, pas plus que je n’ai frémi aux catastrophes qui leur tombent tout soudain sur la tête. La relation entre Nella et son mari, péniblement esquissée, pas crédible pour un florin, s’étire fatalement en guimauve sur la fin. Les autres personnages sont caricaturaux, ce qui n’est pas forcément un défaut en terre romanesque. Mais leur évolution narrative peu cohérente ne m’a apporté que de l’insatisfaction. Je n’ai pas compris l’intérêt du personnage d’Hannah non plus (qu’apporte à l’histoire sa relation ancienne avec Cornelia, la servante de Nella ? On nous promet du mystère là où il n’y en a pas une once !) Enfin, THE miniaturiste, ce personnage si fantasmé tout au long du livre, est le plus beau « MacGuffin » que j’ai jamais vu dans un roman qui n’est pas un polar.

Enfin voilà, je ne peux pas dire que je n’ai pas aimé ce roman, vu que je l’ai lu jusqu’au bout avec un certain plaisir (pour les raisons citées plus haut), mais je l’ai trouvé décevant dès la dernière page refermée. Dites-moi, Les filles au lion de la même auteur a-t-il les mêmes défauts ?

« Miniaturiste » de Jessie Burton, Gallimard, 2015, 512 p.

Toute passion abolie, de Vita Sackville-West

81+bXUnmSNLVous aimez les histoires de vieilles ladies qui enfument gentiment leur monde ? Ici vous serez servis. Veuve depuis quelques jours du très respecté comte de Slane, lady Slane décide de tout envoyer valser : la grande maison, les obligations, les conventions. Pas question pour elle d’être accueillie chez ses ennuyeux enfants, plus gourmés que des cornets à piston. A 88 ans, elle décide de mener enfin sa vie comme elle l’entend.

« Jusqu’à quel point la mort de Henry l’avait libérée, Lady Slane n’arrivait pas encore à le réaliser. »

Rien de foufou dans les décisions de lady Slane. Le changement le plus notable est son installation dans une charmante petite maison entourée de pêchers dans le calme faubourg de Hampstead…

« Toutes sortes de vieilles dames vivent très bien seules à Hampstead. En fait, je me suis trop longtemps préoccupée de l’opinion des autres, j’ai droit à des vacances. Si on ne se fait pas plaisir à mon âge, quand le fera-t-on ? »

Autre « fantaisie » déplorable aux yeux de ses enfants, elle n’ouvrira sa porte qu’aux personnes « plus proches de la mort que de leur naissance », ce qui exclut les visites de ses petits-enfants et arrière-petits-enfants… A ce stade, je crois bien que l’on peut la qualifier de « vieille dame indigne », pour notre plus grand plaisir !

« Je peux à peine supporter la compagnie de quelqu’un de moins de soixante-dix ans. »

Lady Slane entend passer le reste de sa vie à s’immerger dans ses souvenirs. Des souvenirs de jeunesse qui mettent en lumière l’enfermement du mariage pour une jeune fille de l’aristocratie, à l’époque où une femme se devait d’abdiquer de ses propres désirs pour se mouler à ceux de son mari. Pourtant Lady Slane, Deborah Lee de son nom de jeune fille, n’est pas une Emma Bovary : elle a joui de ce qu’on peut qualifier d’une union heureuse et d’une vie confortable, sans responsabilité d’aucune sorte. Mais le sentiment de vacuité d’une telle vie l’interroge : est-ce cela le bonheur ? qu’a-t-elle fait des rêves de sa jeunesse ? par quel enchaînement de faits s’est-elle laissée enchaîner par les normes sociales ? Toute la subtilité de l’auteure se révèle dans la description du basculement de la jeune fille vers la femme mariée.

« Et pendant qu’elle se tenait ainsi, se sentant aussi stupide qu’une reine de mai au milieu des serpentins qui voltigent autour d’elle, elle distingua dans le lointain tout un peuple qui s’avançait, portant des cadeaux, se dirigeant sur elle comme des vassaux livrant leur tribut. Henry avec une bague – quand il la glissa à son doigt ce fut un véritable cérémonial -, ses soeurs avec un nécessaire de toilette, sa mère avec suffisamment de linge pour gréer un voilier (…). Alors elle se sentit définitivement perdue, noyée par l’écume et les flots de soie, de satin, de popeline et d’alpaga. »

Ce roman est bien-sûr infusé d’humour léger et piquant, d’une ironie piquetée d’une légère mélancolie. La déconfiture des enfants de Lady Slane devant les décisions (et les nouvelles relations) de leur mère se boit comme du petit lait. (« Au fond, elle avait tout simplement envie de savourer cette merveilleuse sensation : être enfin débarrassée de Carrie. » (= sa fille !)). Les regrets de Lady Slane concernant sa vie passée ne sont que des ombres qui rident imperceptiblement la surface d’un lac. Elle envisage la mort avec sagesse. Sa vieille et fidèle servante française nommée « Genoux » (!) est, avec sa tendresse bourrue, le Sancho Panza, le complément terre-à-terre de son idéaliste maîtresse. Et même si Lady Slane n’attend que la mort, sa vie n’est pas finie pour autant, et des surprises viennent boucler la boucle en quelque sorte…

« Mais ceux que j’aime ne pensent pas à la mort, ils ne sont préoccupés que de la vie présente. La mort est un incident. La vie aussi d’ailleurs. »

Il faut parler aussi de cette écriture fluide et dansante de Vita Sackville-West. Sous sa plume, Lady Slane a la clarté d’une héroïne de ballet, elle fait en effet très peu son âge ! Quelle libération de mettre en exergue ce genre de personnage en 1931 (et même en 2018, me murmure-t-on dans l’oreillette…). C’est le genre d’écriture qui se prête très bien à l’exercice des citations, j’aurais pu en relever toutes les trois phrases. Par moments on sent une lointaine parenté avec le style de sa tendre amie à laquelle on la réfère inévitablement (par exemple ici : « Elle se souvint qu’une ombre sur un mur lui procurait un plus grand plaisir que la vision du mur lui-même… ») (après, c’est peut-être moi qui extrapole). Mais Vita a un style à la fois classique et moderne, qui me fait davantage penser à celui d’Elizabeth Von Arnim (avec un thème finalement assez proche d’Avril enchanté).

« Inlassablement, désormais, elle prenait le temps de pénétrer jusqu’au coeur même de sa vie, comme on parcourt l’immensité d’une campagne qui devient ainsi un vaste paysage et non plus une mosaïque de champ, d’années et de jours, pouvant dès lors en saisir l’unicité, en avoir une vue d’ensemble, et peut-être même se rapprocher à son gré d’un des champs… »

J’ai apprécié cette invitation de Sackville-West (d’une grande modernité) à vivre sa vie simplement, mais comme on l’entend. Une fois fini, ce roman me fait l’effet d’une pirouette. Il a été délicieux à lire, incontestablement. Certains passages me resteront en mémoire et son discret manifeste féministe et épicurien ne m’a pas laissée insensible. Mais vous dire s’il m’a marquée, c’est une autre paire de manches (en dentelle). Ce fut une lecture un peu « bonbon », « feel-good » avant l’heure (l’intelligence en prime), un badinage effleurant les thèmes de la vieillesse, de l’amour, de l’amitié et de la mort avec la légèreté et l’élégance d’une plume d’un cygne. Une partie de plaisir à laquelle il manquerait une touche de profondeur selon moi

C’est un billet de Mior qui m’avait fourni l’urgence de lire ce roman (qui a attendu trois ans tout de même).

L’image contient peut-être : 3 personnes3e participation au Mois anglais, journée « humour et ironie à l’anglaise » (so lol !)

« Toute passion abolie » de Vita Sackville-West, Le Livre de Poche, 2009 (éd. originale 1931), 221 p.

Six nouvelles de Virginia WOOLF

G01268Il y a quelques temps, Florence m’a proposé la lecture commune d’un joli recueil de nouvelles de Virginia Woolf qui vient de paraître chez Folio sous le titre « Rêves de femmes ». J’ai sauté sur l’occasion de lire des récits courts de la dame, tant j’avais apprécié ceux écoutés en podcast. Accessoirement, c’est une jolie manière de s’initier aux écrits de Woolf pour ceux à qui elle fait peur : le recueil est très mince, d’un prix minime, et il comporte des notes éclairantes de la traductrice Michèle Rivoire.

Au début du recueil, un court essai de Virginia Woolf sur le thème faussement simple « des femmes et du roman » articule la façon dont les femmes sont représentées dans la fiction, et la littérature qu’elles écrivent. Elle pointe des idées qu’elle développera dans « Une chambre à soi ».

« … non seulement les femmes se prêtent moins aisément à l’analyse que les hommes, mais ce qui fait leur vie échappe aux méthodes habituelles par lesquelles nous examinons et sondons l’existence. » (Et donc Virginia va employer des moyens narratifs nouveaux pour parler des femmes).

« Rêves de femmes » est un joli titre. Vu que nous sommes au début de la semaine du Bac, arrêtons-nous sur les deux termes : ‘rêves’ et ‘femmes’. Qui mieux que Virginia Woolf pouvait décrire les rêves, les désirs et les épanchements des femmes ? Qui mieux qu’elle pouvait traduire la soif des femmes de son époque d’être et d’avoir plus que la quote-part qui leur est concédée dans une société dominée par les hommes ? Car les rêves des femmes qui affleurent dans ces nouvelles sont de deux natures : songerie et idéal personnel (et voilà ma problématique !).

Tamara de Lempicka, Jeune fille en vert (1930)

Du côté de la songerie, il y a la première nouvelle du recueil : « Un collège de jeunes filles vu de l’extérieur ». Elle commence à la nuit, dans le calme apparent d’un sage pensionnat. C’est le moment propice pour libérer toute une fantaisie d’images, de souvenirs et d’émotions émanant de la jeune Angela. Au milieu des rires étouffés et des bribes de conversations de pensionnaires censées dormir, elle se remémore une scène qui l’a bouleversée… Nous sommes placés au centre du carrousel de pensées vagues qui tournoient autour de l’insomniaque, jusqu’à la fixation sur le souvenir qui tient le sommeil à distance. Il faut se laisser porter sur les ailes de ce texte poétique sans chercher à tout maîtriser.

« … et Angela, absolument incapable de rester tranquillement assise, le coeur comme dévasté par une tempête, se mit à faire les cent pas dans la pièce (témoin de la scène), bras tendus pour soulager cette fièvre, cette stupeur qui l’avait saisie quand s’était incliné l’arbre miraculeux, un fruit d’or à la cime – ne lui était-il pas tombé dans les bras ? » (p. 29)

« Dans le verger » appartient aussi au sens premier du mot « rêve » puisque « Miranda dormait dans le jardin… » Les choses qui l’entourent la traversent comme si tout s’interpénétrait : rayons du soleil, brise, arbre, cloches, écoliers qui répètent leurs tables de multiplication… Quand brusquement son rêve s’arrête. Mais était-elle vraiment endormie ? N’était-elle pas plongée dans une sorte d’extase, dans un état de demi-sommeil ? L’auteure excelle à nous faire voir la face cachée de la conscience.

« (« Oh, je vais être en retard pour le thé ! » s’écria Miranda), et les pommes reprirent aussitôt leur place contre le mur. » (p.59)

Les quatre autres nouvelles interprètent le rêve comme désir subversif de chose proprement à soi qui ne serait pas définie par les hommes ou la société (même s’il est difficile parfois de séparer le rêve-rêverie, du rêve-désir). Avec beaucoup d’humour, l’auteure démasque les hypocrisies sociales et l’écart entre réalité et préjugés.

« Une société » est le récit picaresque d’un club de jeunes femmes qui décident d’enquêter sur les fondements supposés de la supériorité masculine qu’elles ont intégré malgré elles dans leurs schémas mentaux. Armée, université, clubs, science, littérature, politique, aucune sphère masculine de l’époque n’échappe à leurs regards aiguisés. Et puis certains événements font revoir les ambitions de certaines… Un récit empreint d’un féminisme joyeux et impertinent.

« N’est-ce pas nous qui les élevons ainsi, depuis la nuit des temps, les nourrissant et assurant leur confort afin qu’ils puissent être intelligents à défaut d’autre chose ? C’est notre faute ! » (p. 52)

« Moment d’être : ‘Les épingles de chez Slater ne piquent pas' » décrit une sorte de contemplation intérieure provoquée chez une jeune femme par une phrase anodine de sa professeure de piano. Elle suscite une exploration par petites touches de la personnalité mystérieuse de cette professeure célibataire, et parvient à révéler tout en finesse une vie vécue en-dehors des normes sociales.

« L’espace d’un instant, tout parut transparent à ses yeux, comme si, au-delà de Miss Craye, Fanny Wilmot apercevait la source d’où son être jaillissait en pures gouttes d’argent. » (p. 70)

Je rejoins Florence (l’intérêt de publier mon billet en retard) sur le fait que « Lappin et Lapinova » est le conte cruel d’un couple de jeunes mariés, pris dans les rets d’une fiction infantile. Les désillusions du mariage sont ainsi abordées par Virginia (qui s’en est fait une spécialité).

« ‘Prise au piège, dit-il, tuée’, et il s’assit pour lire le journal. » (p. 85)

Et de fait, « Le legs » qui clôt le recueil montre qu’on peut fortement s’illusionner sur les apparences de son propre mariage. C’est une nouvelle différente des autres, plus classique avec ses personnages semblant sortis d’un théâtre et sa chute fracassante. Presque une mini-intrigue à la Agatha Christie !

« Et pourtant, comme c’est étrange, se répéta-t-il, qu’elle ait tout laissé en si bon ordre. » (p. 86)

Un régal que de picorer ces textes courts et lumineux, reflétant chacun les différentes facettes d’une même agathe !

Filez voir le billet de Florence avec qui j’ai fait cette lecture commune. (Et qui est-ce qui a loupé le jour de la publication qu’elle avait elle-même fixé ? C’est Bibi ! :/ )

L’image contient peut-être : 1 personne, bébé et texteDeuxième participation au mois anglais, pour le jour « Vintage Classics » (so chic, isn’t it?)

« Rêves de femmes » de Virginia Woolf, Folio classique, 2018, 144 p.

Celle qui fuit et celle qui reste, d’Elena Ferrante

Celle-qui-fuit-et-celle-qui-resteLenu et Lila semblaient être parvenues à un point de non-retour à la fin du Nouveau Nom, le second tome de la saga d’Elena Ferrante. Dans une symétrie perverse, le destin souriait enfin à Lenu la bûcheuse, sous la forme d’un premier livre publié et d’un fiancé, tandis que Lila se brûlait les ailes à l’usine de salaisons après son mariage raté. On était en 1968 et le feu couvait sous la braise. Les choses étaient au bord de l’implosion et le destin comme toujours, se devait de rebattre les cartes de ce poker menteur entre les deux amies.

Au début de ce troisième tome, nous voyons Lila donner un grand coup de pied dans l’usine de son ancien pote Bruno Soccavo, où elle trime comme une bête en compagnie des autres ouvriers. Lors d’une réunion ouvrière, elle tacle la situation infra-humaine vécue à l’usine Soccavo. Comme toujours elle s’exprime bien et ses propos font mouche, au point qu’elle devient la nouvelle passionaria ouvrière de Naples et que son aura attise les luttes entre ouvriers, étudiants et fascistes à la solde du patron. Mais elle déjoue les pronostics, quitte l’usine et… finit par atteindre une position sociale enviée. Je vous laisse découvrir laquelle et comment.

Lenu quant à elle se marie avec Pietro Airota, et ils s’installent à Florence où il a obtenu une chaire universitaire. Et… elle ne fait pas grand chose d’autre, à part les devoirs immémoriaux d’une bonne épouse. Nous sommes dans les années 1970 et le monde entier autour d’elle commence à bouger beaucoup, à commencer par son Nino chéri. Tout le monde sauf elle. Serait-elle celle qui reste (sur le carreau), bien qu’elle ait fui le quartier et les conditions misérables de son enfance ?

Ce tome est aussi bon, aussi puissant que les précédents. La narratrice atteint une maturité qui lui permet de creuser assez profondément la condition féminine de son époque. Elle montre l’incomplétude de son être enchaîné dans un mariage qui malmène ses désirs profonds. A la faveur des tâtonnements de Lenu pour se sortir de sa bulle d’irréalité, j’ai découvert la féministe italienne Carla Lonzi, célèbre dans les années 1970. Avec son essai-phare « Crachons sur Hegel », elle théorise la nécessité de sortir des cadres de pensée forgés par et pour des hommes afin de laisser jaillir « l’être imprévu » féminin. Cet être imprévu, ce sont tour à tour Lenu et Lila, dont les décisions nous prennent toujours au dépourvu.

Parmi les choses qui m’ont plu dans ce troisième tome, il y a aussi ce personnage secondaire, Gigliola, que nous ne connaissions jusque-là que par sa condition d’éternelle fiancée du mafieux fascisant Michele Solara. Le tome commence littéralement à ses pieds comme pour symboliser son impuissance sur le destin, dont le côté grotesque n’a d’égal que son tragique (à l’inverse des deux amies qui elles cherchent à le maîtriser, le destin).

J’ai aussi aimé le fait que le roman laisse percevoir le changement de l’air du temps, la façon dont le cours historique façonne les individus. L’ambiance dans les facs italiennes, les étudiants idéalistes qui se rêvent en prolétaires, les changements de moeurs incarnés par Mariarosa, la soeur de Pietro. J’ai aimé que les itinéraires croisés de Lenu et Lila fassent des boucles chez l’ancienne prof de Lenu, Mme Galiani et sa fille, la diaphane Nadia. Les jeux de miroir auxquels s’adonnent les deux amies, entre elles et vis-à-vis d’autres modèles féminins, donnent toujours autant de force au récit.

Et pourtant, ce troisième tome m’a aussi laissé voir plus distinctement les défauts qui lui pendent au nez. Sur la forme tout d’abord. J’ai clairement eu l’impression de lire le premier jet d’un écrivain très pressé. Les phrases, les paragraphes s’enchaînent sans reprendre leur souffle, me donnant toujours plus l’impression de lire ce roman en apnée. Mais je vous l’accorde, cette construction est certainement voulue pour produire un tel effet.

En revanche je me pose des questions sur la traduction française du texte : est-elle responsable d’une certaine lourdeur du style que je n’ai pu m’empêcher de remarquer assez régulièrement cette fois-ci ? Florence, toi qui l’as lu en italien, qu’en dis-tu ? Je vous donne comme exemple le passage suivant, qui est aussi paradoxalement un passage introspectif de Lenu que j’aime beaucoup et que j’avais noté pour cette raison-même (et non pour « bitcher » sur le dos d’Elena Ferrante, que je révère toujours autant) :

« Je finis par conclure que je devais commencer par mieux comprendre ce que j’étais. (Dites-moi si je pinaille ou si l’association finir/commencer vous titille aussi ?) Enquêter sur ma nature de femme. J’étais allée trop loin et m’étais seulement efforcée d’acquérir des capacités masculines. Je croyais devoir tout savoir et devoir m’occuper de tout. Mais en réalité, que m’importaient la politique et les luttes ? Je voulais me faire valoir auprès des hommes, être à la hauteur. Mais à la hauteur de quoi ? De leur raison – ce qu’il y a de plus déraisonnable. » (p. 322)

Enfin, dans ce tome, la vie conjugale d’Elena m’a semblé mortellement ennuyeuse (ce qui était bien l’intention de l’auteur évidemment) mais du coup, son personnage qui fait du surplace, n’arrête pas de geindre et de rejeter la faute sur son mari, m’a passablement agacée. Il n’y avait pas de longue parenthèse enchantée, comme les vacances à Ischia dans le second tome, pour venir rompre la monotonie des jours et offrir un peu de suspense. Le seul suspense était ici : Lenu va-t-elle quitter son mari, oui ou non ?

… Mais chut !

Allez, ne fais donc pas tant la fine bouche, Ellettres, et avoue-le : tu as quand même dévoré ce troisième tome avec bonheur, ton électrocardiogramme épousant les sinusoïdes des trajectoires de ce duo infernal, Lila&Lenu. Tu es toujours aussi accro à cette saga napolitaine qui t’emmène si loin, dans des vies si différentes de la tienne,  auxquelles tu crois et tu tiens avec passion. Certes, tu chipotes un peu sur l’étiquette « coup de coeur »  pour cet opus, mais tu sais que tu te rueras sur le 4e tome dès que tu le pourras ! (Avec le dilemme familier de l’amateur des séries : se jeter sur la suite ou attendre un peu pour faire durer le plaisir et en ajourner la fin ??)

« Celle qui fuit et celle qui reste » d’Elena Ferrante, traduit de l’italien par Elsa Damien, collection Du monde entier, Gallimard, janvier 2017.

Edit : Participation de ce billet au Challenge « Petit Bac 2018 » d’Enna dans la catégorie « Déplacement ».

 

Un été sans les hommes, de Siri Hustvedt

Comme un bon verre de vin jeté derrière la cravate, le bonheur de se découvrir des affinités avec un auteur ensoleille nos pensées et gonfle nos veines d’un sang nouveau. Notre monde chaotique retrouve un peu de sa queue et de sa tête. L’auteur met des mots sur nos ressentis indicibles et les actions incompréhensibles de nos congénères trouvent leur place dans la grande mécanique universelle. Tout cela par le truchement de personnages en apparence très éloignés de nous. C’est là le miracle (roulements de tambour) de la littérature.

Le caractère éphémère du sentiment humain est proprement risible. Les fluctuations de mes humeurs dans le courant d’une seule soirée me donnèrent l’impression d’avoir un caractère en chewing-gum(P. 77)

Ma péroraison vous aura fait comprendre que j’ai eu le coup de cœur pour Un été sans les hommes de Siri Hustvedt. J’ai suivi sans barguigner cette femme de 50 ans quittée de la plus hypocrite des façons par un mari qui souhaite faire une « pause » dans sa vie conjugale trois fois décennale. Mais comme il s’agit d’une poétesse (sic) et d’un neurobiologiste, cette séparation prend un accent un peu spécial. Le pire étant déjà passé (une bouffée délirante soldée par une semaine en séjour psychiatrique), Mia, la narratrice, décide de quitter Brooklyn pour passer l’été dans son Minnesota natal. Contrairement aux apparences, ce n’est pas un enterrement de première classe dans un trou paumé du midwest américain. Sa vie retrouve un contenu grâce aux femmes qu’elle va y fréquenter, qui toutes lui présentent des miroirs d’elle-même, de son passé et de son avenir : du cercle d’amies nonagénaires de sa mère, aux sept adolescentes à qui elle donne des cours de poésie, en passant par sa jeune voisine, mère de deux enfants en bas âge et délaissée par un mari instable. Sans les hommes donc, le roman respecte son intitulé programmatique, à la notable exception de Simon, le nourrisson.

Pendant ce temps, Lola menait une campagne parallèle avec son petit moulin à paroles déluré de même pas quatre ans, Flora, qui lambinait, faisait le singe et négociait son parcours vers ce que Sir Thomas Browne a un jour appelé « le frère de la Mort ». Vaillamment, oh, comme elle combattait vaillamment la perte de conscience en recourant à toutes les ruses possibles : histoires pour s’endormir, verres d’eau et juste encore une chanson, jusqu’à ce que, épuisée elle aussi par les rigueurs de la bataille, elle s’abandonne, l’articulation d’un index recourbé dans la bouche… (p. 76).

L’humour de la femme délaissée devrait compter au rang du patrimoine culturel, au même titre que l’humour anglais ou l’humour juif. Il est à la fois spécialement corrosif, subtilement désenchanté et pourtant toujours très tendre. Mia ne déclare pas la guerre aux hommes, loin de là ; elle s’analyse, ainsi que son couple failli, avec la distance amusée d’un entomologiste qui étudierait la sexualité des gendarmes (les insectes, pas les gardiens de la paix). Les aléas de ses compagnes de 13 à 102 ans lui permettent de dresser un portrait à vif de la condition féminine aujourd’hui. De la furtivité du harcèlement entre filles à l’occultation de leurs désirs profonds, les femmes sont elles condamnées à se détourner sans cesse de leur être ? À vivre pour et par les autres ? Les affres sentimentaux des ‘jeunes » viennent se superposer aux trajectoires conjugales des « anciennes », en un palimpseste que ne renierait pas Jane Austen, qui fait ici plusieurs apparitions pour notre plus grand bonheur (d’autant que c’est dans le cadre d’un club de lecture du troisième âge).

Et qui d’entre nous reprocherait à Jane Austen ses dénouements heureux ou affirmerait que Cary Grant et Irene Dunne ne devraient pas se réconcilier à la fin de Cette sacrée vérité ? Il y a des comédies et il y a des tragédies, pas vrai ? Et elles se ressemblent plus souvent qu’elles ne sont différentes, un peu comme les hommes et les femmes, si vous voulez mon avis. Une comédie, c’est quand on arrête l’histoire exactement au bon moment. (P. 214)

Pourtant l’auteur ne tombe pas dans la fatalité. Elle intercale de manière amusante (je suis fan du procédé) des appartés sur différentes théories neuro-cognitives cherchant à expliquer, sans succès définitif, les raisons des écarts entre femmes et hommes. L’élan vital et créateur de Mia jaillit également à travers ses poèmes qui parsèment le livre en compagnie de poèmes écrits par des poètes « réels », qui investissent ainsi clandestinement le champ de la prose (une solution à la désaffection pour la forme poétique dans le public des lecteurs ?).

Un passage qui parlera sans doute à beaucoup de blogueuses littéraires : Le club de lecture, c’est très important. Il en pousse partout, comme des champignons, et c’est une forme culturelle presque entièrement dominée par des femmes. En réalité, la lecture de fiction est souvent considérée comme une activité féminine, de nos jours. Beaucoup de femmes lisent de la fiction. La plupart des hommes, non. Les femmes lisent des fictions écrites par des femmes et par des hommes. La plupart des hommes, non. Si un homme ouvre un roman, il aime avoir sur la couverture un nom masculin ; cela a quelque chose de rassurant. On ne sait jamais ce qui pourrait arriver à cet appareil génital externe si l’on s’immergeait dans des faits et gestes imaginaires concoctés par quelqu’un qui a le sien à l’intérieur. (p. 175). Messieurs, faites-la mentir !

Pour tout dire, je suis tombée sous le charme de cette écriture faussement désinvolte qui rit d’elle-même, s’arrête un moment pour adresser un message d’affection au lecteur, se répond d’un paragraphe à l’autre et se demande comment elle va faire pour parler d’événements distincts mais néanmoins simultanés. Ce côté théorie littéraire en action m’enchante, tout comme les autres genres littéraires qui d’habitude courent parallèles au genre romanesque (la neurologie, la psychologie, la philosophie, la linguistique et même le dessin) mais sont ici fondus allègrement dans l’histoire racontée. Cela me rejoint plus que 100 traités savants car les personnages et les situations croqués avec la jovialité du désespoir insuflent un courant de vie dans nos interrogations existentielles.

Mia, dans mes bras, vieille amie.

Siri, dans mon panthéon, chère écrivain.

Le temps nous embrouille, vous ne trouvez pas ? Les physiciens savent jouer avec mais, en ce qui nous concerne, il faut nous accommoder d’un présent fugace qui devient un passé incertain et, si confus que puisse être ce passé dans nos têtes, nous avançons toujours inexorablement vers une fin. En esprit, cependant, tant que nous sommes vivants et que nos cerveaux peuvent encore établir des connexions, il nous est possible de sauter de l’âge adulte, puis en sens inverse, et de dérober, dans l’époque de notre choix, un petit morceau savoureux ici, un autre plus amer là. Rien ne peut jamais redevenir comme avant, mais uniquement comme une réincarnation ultérieure. Ce qui était autrefois l’avenir est maintenant le passé, mais le passé revient au présent à l’état de souvenir, il est ici et maintenant dans le temps de l’écriture. (P. 211).

« Un été sans les hommes » de siri Hustvedt, traduit de l’américain par Christine Le Bœuf, Actes Sud, 2011, 216 p.