Les BD d’Etienne Davodeau

J’ai découvert Etienne Davodeau au détour d’un rayon de bibliothèque. Le titre de la BD m’avait happée : « Lulu femme nue ». Ça faisait un peu surréaliste, poétique, un titre à la Guy Goffette. J’ai aussitôt voulu en connaître davantage et j’ai été embarquée dans l’histoire de cette femme qui, sans prévenir, sans préméditation, ne rentre pas chez elle un soir et laisse son mari mal dégrossi se débrouiller avec leurs trois enfants.

Dès le début, on sait que cadavre il y aura. La BD construit une narration façon enquête qui remonte le cours des événements depuis leur point de départ (le départ de Lulu justement) pour aller vers une issue que l’on redoute et qui apporte une grande tension dramatique au récit.

Mais c’est d’abord et surtout une histoire d’émancipation au souffle prenant, alors même que les personnages sont plutôt médiocres. Lulu, c’était cette femme un peu terne qui avait toujours pris sur elle, n’avait jamais osé exprimer ses besoins et ses désirs, et se laissait écraser un mari certes aimant, mais braillard et dominateur, caricature du macho de canapé. Il suffit d’un coup de tête pour qu’elle prenne la tangente. Sans savoir du tout où elle va. Une décision qui change le cours de sa vie et la révèle à elle-même.

Dans ce road-trip provincial, l’aventure se profile au bout de la rue. Lulu se laisse guider par son instinct, les rencontres qu’elle fait, comme une barque dérive à l’océan. Elle n’anticipe rien, frise le dénuement total, se laisse saisir par les éclats d’humanité insolites des uns et des autres. Elle est vraiment « nue ». Mais peu à peu, elle se consolide, renoue avec sa féminité et devient une passeuse de liberté pour les autres.

On se laisse gagner par le sentiment de liberté totale que savoure Lulu, comme un bon bain frais dans l’océan. Le trait de Davodeau déploie subtilement cette ouverture d’une femme à la liberté : un trait sans chichi, un peu brut, qui capte bien les personnalités des personnages, à commencer par Lulu. Les personnages ne sont pas spécialement canons, mais ils sont attachants et vrais. Une BD humaniste.

J’étais tellement prise dans le suspense de ma lecture (mais que va-t-il arriver à Lulu ???) que je me suis mordue les doigts de n’avoir pas emprunté le deuxième tome en même temps que le premier. J’ai dû attendre trois jours pour connaître le fin mot de l’histoire (mais c’est toujours moins que les primo-lecteurs de la BD qui ont dû patienter deux ans entre la parution du premier et du deuxième tome). La fin est satisfaisante et moi je trouve ça réconfortant.

Par la suite, j’ai emprunté tout ce que ma modeste médiathèque communale suisse contenait d’albums de Davodeau : Chute de vélo, Les couloirs aériens, la trilogie d’Un monde si tranquille

J’ai beaucoup apprécié Chute de vélo, dont l’histoire rappelle un peu celle de Lulu, avec une construction circulaire, une histoire de famille, un dénouement inattendu, une critique sociale encore plus présente, mais aussi le même ton un peu rêveur. Une histoire très touchante. Mais je n’y ai pas retrouvé le même souffle que dans Lulu (pour moi son chef-d’oeuvre, adapté au cinéma par Solvéig Anspach et Jean-Luc Gaget).

Les couloirs aériens est le récit d’un homme de 50 ans qui s’enterre à la campagne pour faire le point sur sa vie à la mort de ses parents. Une cargaison d’objets de famille, les vieux amis, de nouvelles rencontres vont lui permettre de panser quelques blessures du passé. Cette histoire est basée sur des éléments biographiques car le récit est entrecoupé de planches de photos d’objets typiques des années 60-70 (un presse-purée, une vieille montre, des babioles jaunies…). Un récit nostalgique et doux-amer, qui prête à sourire.

Je suis moins entrée dans les histoires de la trilogie d’Un monde si tranquille (La gloire d’Albert, Anticyclone, Ceux qui t’aiment) même si elles sont bien construites. On est dans la veine de la fable sociopolitique à la critique incisive. La domination des nantis (La gloire d’Albert), l’oppression salariale (Anticyclone), le système médiatique (Ceux qui t’aiment) sont ici visés. On est dans une veine qui pourrait ressembler à ce qu’avait fait Jean Van Hamme dans les années 1980 avec SOS Bonheur (cette trilogie dystopique sur un monde totalitaire). Mais ici, le manque de réalisme n’est pas compensé par la finesse de la réflexion politique. On frise parfois la caricature. En tant que lectrice je me suis beaucoup moins projetée sur les personnages et leur histoire. Je trouve que Davodeau excelle beaucoup plus dans le récit réaliste, humaniste, que dans ce registre de fable critique.

Et vous, connaissez-vous le travail d’Etienne Davodeau ? L’appréciez-vous ? Quels autres titres me conseilleriez-vous ?

La série des Brunetti, de Donna Leon

Description de cette image, également commentée ci-après

L’année dernière j’ai découvert la plus vénitienne des autrices américaines, Donna Leon, et sa série policière mettant en scène le commissaire Guido Brunetti officiant à la questure de Venise. J’ai été agréablement surprise par la qualité de la narration et par la mise en perspective des enjeux liés à la cité des Doges, à l’Italie, au monde contemporain. Voici un résumé des deux titres que j’ai lus d’elle jusqu’à présent. J’ai lu le premier en version originale – son titre en français est différent (Entre deux eaux) mais je préfère l’original, en vénitien !

Acqua alta (1996)

Acqua Alta' by Donna Leon | Reading Matters

Dans ce cinquième opus de la série, Brunetti patauge, littéralement, dans l’eau de la lagune qui a inondé les rues de Venise durant le mois de février : c’est l’Acqua Alta. Cette inondation se fait la métaphore de la confusion dans laquelle se déroule l’enquête de Brunetti, coincé entre un chef incompétent, des procédures tortueuses et une mafia omniprésente. Le commissaire s’est promis de mettre la main sur les malfaiteurs qui ont tabassé son amie, l’archéologue américaine Brett Lynch. Ce faisant, il découvre tout un trafic d’objets anciens et très précieux dont l’archéologue aurait été la victime collatérale.

Italy was full of experts; some of them even knew what they were talking about.

L’embuscade finale, dans l’ambiance poisseuse et glauque d’un palais vénitien inondé, est un grand moment de littérature policière.

Mais ce qui fait le sel de toute cette histoire, c’est l’ironie avec laquelle l’autrice nous livre ses petits apartés sur la situation unique, insulaire, isolée de Venise. Et ce qui m’a le plus choquée, c’est l’histoire de l’hôpital public de Venise, construit à grands frais… mais sans système d’évacuation des eaux usées. Et où il faut payer des pots-de-vin aux infirmières pour qu’elles vous changent les draps.

It always surprised Brunetti that anyone who lived in a city where there were no cars would read an automobile magazine. Did some of his sea-locked fellow citizens dream of cars the way men in prison dreamed of women?

La place Saint-Marc de Venise sous les eaux à cause de la

Le garçon qui ne parlait pas (2015)

Le garçon qui ne parlait pas: Amazon.fr: Leon, Donna: Livres

Brunetti était content d’être là, à observer les palais et la lumière, ébloui, comme il l’était souvent, par leur infinie et insouciante beauté. La pierre, le ciel, l’or, le marbre, l’espace, les proportions, le chaos, le désordre, la gloire.

Lire une enquête du commissaire Brunetti à Venise nous transporte immédiatement dans les canaux, rues, cafés, places et palazzi que le commissaire arpente ou fréquente assidûment ! Je constate une nouvelle fois les talents littéraires de Donna Leon, et la finesse avec laquelle elle explore les méandres de l’âme humaine (et spécifiquement, italienne 🤣).

J’admire le fait qu’elle soit aussi attentive à la question de la langue (peut-être parce qu’elle vit depuis des décennies dans une culture qui n’est pas la sienne ?) Et le langage acquiert une importance toute particulière dans l’histoire du garçon « qui ne parlait pas » : dialectes italiens, jeux de mots, doubles sens, choses qu’on choisit de taire, etc.

Tous les détails, même les plus insignifiants, entrent en résonnance subtile les uns avec les autres, mais on ne s’en rend compte qu’une fois le livre refermé. J’ai ainsi réalisé avec stupéfaction que le premier chapitre, en apparence « hors sujet », peut être interprété comme un reflet inversé de l’avant dernier (qui contient la révélation finale) mais cela est fait d’une manière aussi détournée que géniale. Cette subtilité peut tout aussi bien passer inaperçue. J’aime les auteurs qui suscitent la réflexion chez leurs lecteurs, leur laissant le soin, ou non, de déceler certains indices ! 

Bref un très bon cru. Je sens que je ne vais pas m’arrêter là.

Et vous, avez-vous déjà lu une enquête du commissaire Brunetti ?

Jeune fille à l’ouvrage, de Yôko Ogawa

Je suis revenue vers Yôko Ogawa, et vous m’en voyez la première surprise. On ne peut pourtant pas dire que ma première expérience avec elle m’avait particulièrement emballée. Son écriture très neutre, sa propension à lâcher des bombes sans crier gare, sa description impassible d’un système totalitaire, tout cela m’avait heurtée. Et en même temps, je m’étais un peu ennuyée à la lire.

Et pourtant, deux jours avant la fermeture des lieux publics, j’ai pioché un de ses bouquins à la bibliothèque. Mystères de l’inconscient… J’ai quand même pris soin de choisir un recueil de nouvelles, en me disant que la forme courte me permettrait de ressentir sur moins de pages à la suite le malaise que j’étais quasi sûre d’éprouver à la lecture. (Il faudra que je m’interroge sur cette envie de lire un texte qui me faisait aussi un peu peur… Le signe, j’ose l’espérer, d’une maturité qui m’entraîne de plus en plus en-dehors de ma zone de confort littéraire ? )

Eh bien je ne garde pas le suspense plus longtemps : malaise il y a pu avoir à l’occasion – notamment quand il fut question de vers parasites et du contenu des intestins d’un écureuil mort (voilà voilà) – mais ce n’est pas du tout le sentiment prédominant à la fin de ce livre. Il y a une forme de grâce très subtile, qui tient à un cheveu, dans ces courtes histoires à la première personne. Dans un cadre on ne peut plus banal, avec des mots très simples, elles ouvrent chacune une petite fenêtre sur un au-delà merveilleux, ou un en-deçà scabreux (parfois les deux).

La première nouvelle, qui donne son titre au recueil, m’a de suite happée. Dans un établissement de soins palliatifs, le narrateur qui accompagne sa mère en fin de vie retrouve une jeune fille qu’il a connue dans son enfance. Une brodeuse. Telle une jeune Parque, elle veille sur le passage des êtres d’un monde à l’autre.

On retrouve cette figure de passeur presque angélique dans « Autopsie de la girafe » : un vieil homme aide la narratrice à faire un deuil qu’elle ne s’avoue pas. Tout est dans le non-dit, l’implicite, l’analogie qui crée une sorte de magie fugace et diffuse.

La dernière nouvelle, « La crise du troisième mardi », m’a beaucoup plue bien qu’elle me semble différente des autres. Plus explicite, plus personnelle. On dirait un fragment autobiographique, un peu dans la veine des nouvelles d’Alice Munro dans Rien que la vie. La rencontre improbable, dans un train, d’une jeune asthmatique et d’un vendeur de bijoux. Sans faire de mauvais jeux de mot, c’est un vrai petit bijou d’humanité fragile.

Ce recueil possède une unité profonde, même si certaines nouvelles sont plus « fantastiques », et d’autres plus « réalistes ». On devine peu à peu une construction délicate de thèmes qui se croisent et se font écho : la maladie, l’amour et la mort, et tout ce que cela révèle de la matérialité de notre corps, mais aussi la présence des animaux (morts ou vifs), la nourriture, la filiation, les souvenirs d’enfance, ce qui a été et n’est plus… et le nettoyage (eh oui !). L’autrice a une prédilection pour les répétitions, les rapprochements incongrus, les mystérieuses connivences qui peuvent lier deux êtres sur un moment ponctuel, dans un lieu public et aussi impersonnel qu’une scène de concours de beauté, une usine de grues ou le terminal d’un aéroport.

Moi qui aime lire des nouvelles de temps en temps, notamment en période de stress (suivez mon regard), j’ai trouvé mon bonheur avec Yôko Ogawa. Et comme elle en a écrit beaucoup d’autres, je sais où je pourrais puiser quand j’aurais besoin de me reposer l’esprit et de me changer les idées.

Sur ce, je vous souhaite une très bonne fête de Pâques prochainement ! Je vous souhaite « tout de bon » comme on dit ici.

C’est un hasard bienvenu : le Japon est à l’honneur ce mois-ci sur les blogs de Lou et Hilde, donc j’en profite pour apposer ici un de leurs magnifiques logos, et vais m’empresser de lire les participations, ce Japon étant décidément bien fascinant.

« Jeune fille à l’ouvrage » de Yôko Ogawa, traduit du japonais par Rose-Marie Makino-Fayolle, Actes Sud, 2016, 224 p.

Sur les chemins noirs, de Sylvain Tesson

Sylvain T. est tombé à l’à-pic d’un toit suite à une cuite mémorable, et s’est retrouvé à l’horizontale sur un lit d’hôpital. Faisant serment, s’il s’en remettait, de traverser la France à pied, lui qui avait « passé vingt ans à courir le monde entre Oulan-Bator et Valparaiso ».

Les médecins, dans leur vocabulaire d’agents du Politburo, recommandaient de se « rééduquer ». Se rééduquer ? Cela commençait par ficher le camp.

Mais attention, Sylvain reste Tesson. Pas question de partir en balade digestive sur les sentiers battus. Quand un rapport gouvernemental sur l’aménagement des campagnes lui tombe sous la main, il se passionne illico pour la France « hyper-rurale », pourtant pointée dans le rapport comme un handicap. Or pour lui, hyper-ruralité rime avec évasion.

L’ « hyper-ruralité » était mon occasion. Et c’était l’une des cartes du rapport que je tenais serrée contre mon coeur, comme la photo d’une fiancée. La carte promettait l’évasion. 

Notre écrivain voyageur a donc débusqué les « chemins noirs » de la France cachée, selon le titre d’un livre éponyme de René Frégni, l’écrivain cavaleur. Ce sont les voies les plus épargnées par l’ogre administratif qu’il abhorre, les sentiers les moins balisés, les traits les plus minces sur la carte. « La nature aime à se cacher », dit-il en citant Héraclite (oui, il est comme ça Tesson, il a quantité de références). Grosso modo il a suivi une « diagonale du vide » allant du Mercantour au Cotentin.

… il était absurde de connaître Samarcande alors qu’il y avait l’Indre-et-Loire.

Et il nous embarque à sa suite dans ce petit ouvrage déambulatoire et rêveur, pétri d’aphorismes et de piques à l’encontre de la modernité, nourri des quelques rencontres qu’il fait, malgré tout, dans les villages désertés : surtout des vieux et des tenanciers de café. Les premiers pas sont difficiles et réveillent des tas de douleurs dans son corps meurtri qu’il ne peut soulager par une rasade d’alcool, car il est au régime sec : c’est viandox ou grenadine au comptoir. Mais pour se rattraper il se saoule de lumière et couleurs qu’il décline en un délicat camaïeu selon les régions traversées, comme un traité de géographie à l’ancienne.

Les nuits dehors, pour peu qu’on les chérisse et les espère, lorsqu’elles couronnent les journées de mouvement, sont à accrocher au tableau des conquêtes. Elles délivrent du couvercle, dilatent les rêves.

La question qu’il martèle de ses pas têtus est simple, et pourtant si compliquée, jusqu’à la douleur : comment vivre à l’état sauvage dans une France qui ne l’est plus ? Comment retrouver l’âme d’un monde agreste disparu ? Il fait l’inventaire d’une société paysanne en voie de disparition. Parallèlement, il prône une éthique de l’évitement du monde moderne et appelle de ses voeux la formation d’une confrérie de dissidents qui attacheraient plus d’importance à la cueillette des champignons qu’aux gesticulations des puissants. Certains proches font un bout de chemin avec lui. C’est politique, mine de rien. Transparaît l’esprit d’un homme nostalgique d’un passé où un vagabond comme lui aurait pu crécher dans une grange après avoir participé aux fenaisons. Un passionné, un mystique. Un imprécateur aussi : tout panneau indicateur, tout axe routier, tout joggeur vêtu de gore-tex se retrouve victime de ses sarcasmes.

Un rêve m’obsédait. J’imaginais la naissance d’un mouvement baptisé confrérie des chemins noirs. Non contents de tracer un réseau de traverse, les chemins noirs pouvaient aussi définir les cheminements mentaux que nous emprunterions pour nous soustraire à l’époque. Dessinés sur la carte et serpentant au sol ils se prolongeraient ainsi en nous-mêmes, composeraient une cartographie mentale de l’esquive. Il ne s’agirait pas de mépriser le monde, ni de manifester l’outrecuidance de le changer. Non ! Il suffirait de ne rien avoir de commun avec lui.

L’auteur est un lettré, nous l’avons dit. La moindre graminée est un tremplin d’où il se projette vers les étoiles ; le lever du soleil après une nuit à la belle étoile fait se lever la lumière des poètes et des chercheurs de l’impossible qu’il cite à tout va, Villon, Pessoa, Herman Hesse, et tant d’autres. Moi, il m’a fait penser à des auteurs comme Thoreau, Giono, Saint-Ex, Kessel ou Romain Gary. Des idéalistes réalistes. (Et parfois même à des écrivains chouchous de la fachosphère : Vladimir Volkoff ou Jean Raspail. Oui, j’ai trouvé qu’il avait une petite touche réac parfois, et L’Express est d’accord avec moi).

À Andouillé, je m’intéressais à une innovation, installée au pied de l’église : une « machine à distribuer le pain » remplaçait la boulangerie. On mettait un euro dans la fente, on avait sa baguette. La machine avait été vandalisée. Moralité à la française : quand il manque de pain, le peuple se révolte ; quand il manque de boulangères, il casse les machines.

J’ai commencé à écrire ce billet dès le début de ma lecture, après avoir copié déjà pas moins de cinq ou six passages. C’est le genre d’auteur qui fait bouillonner en moi dix idées par page, comme autant de fenêtres qui s’ouvrent à la lumière d’un jour nouveau. Peut-être parce qu’il a longuement ruminé ses pensées au cours de sa marche solitaire et qu’il nous les livre d’un coup, polies et lourdes comme des galets. Et de leur choc naissent des étincelles.

Ainsi, malgré les régulières imprécations d’un homme exaspéré par le monde moderne (pas aussi zen qu’il le souhaiterait, le bonhomme, ça doit être le manque d’alcool), j’ai profondément savouré ce livre à la prose précise et truculente et aux envolées lyriques, surtout quand il croise le museau d’une vache ou la face cachée de la terre.

Je vous livre quelques tranches paysagères :

Les monts du Ventoux :

Les vautours étaient en chouf dans le ciel déjà blanc quand je me mis en marche. J’avais passé une bonne nuit, le nez dans le thym et, en une heure joyeuse, j’atteignis une échancrure dans une échine calcaire : le « Pas du Loup ». Les mûres faisaient baisser ma moyenne kilométrique. Je m’arrêtais à chaque buisson. La gourmandise faisait saigner mes mains. Le danger de se faire griffer pour la jouissance d’un fruit me rappelait quelque chose : une histoire d’amour. C’était le seuil d’une journée de plein feu estival, sans autre impératif que d’avancer un peu. Sans quiconque à informer, sans réponse à donner. Une journée dehors, c’est-à-dire à l’abri.

L’Aubrac :

Chaque matin, le soleil escaladait une barrière de nuages et peinait à passer la herse. À midi, c’était l’explosion. L’Aubrac, cravaché de rayons, me projetait en souvenir dans les steppes mongoles. C’était une terre rêvée pour les marches d’ivresse. (…) Le ciel roulait un air de gaz pur, lavé par les pluies de la nuit, premiers essorages de l’automne. Les herbes claquaient, électrocutées de vent, le soleil tournait et les rafales, chargées de photons, épluchaient mes idées noies, emportaient les ombres.

La Touraine :

Le moment était romanesque : un chemin se perdait et nous nous y sentions bien car il n’offrait aucun espoir. Seulement le jaillissement des songes. Beaulieu-lès-Loches, Azay-sur-Indre : la rivière déroulait ses caresses. À l’aube, les corbeaux nous réveillaient (anonymement, bien-sûr) et nous repartions dans le paysage. Il procurait l’impression d’une douceur, d’un grand secret sage, d’une indolence lointaine, c’était un pays pour oiseaux timides. Les cours d’eau eux-mêmes frôlaient les rives avec des grâces aimantes. Seules les musaraignes avaient des hardiesses quand elles grimpaient sur nos sacs, affolées par les odeurs de boulangerie.

Le Mont Saint-Michel

La Sée marqua un angle, le Mont-Saint-Michel jaillit au-dessus des herbes. Le stupa magique était là. Et des nuées de passereaux explosant dans l’air salé jetaient leurs confettis pour le mariage de la pagode avec la lagune. C’était le mont des quatre éléments. À l’eau, à l’air et à la terre s’ajoutait le feu de ceux qui avaient la foi.

Et puis, comment ne pas aimer un homme qui livre une phrase proverbiale, digne de figurer dans les pages roses du petit Larousse, sur le pays de mes aïeux : «  En Normandie, toute la question est de se trouver du bon côté de la vitre. »

Une Bruxelloise a aimé ce partage « d’une traversée inédite faite d’efforts et de plaisir », ce « voyage né d’une chute » (joli mot), Aifelle l’a trouvé « donneur de leçons » sur l’époque actuelle, Hélène salue l’invitation à sortir des chemins battus (mais goûte moins l’utopie du passé), Keisha a tout simplement « adoré ce bouquin ».

« Sur les chemins noirs » de Sylvain Tesson, Gallimard, 2016, 142 p.

Sur les ossements des morts, d’Olga Tokarczuk

1177428423Si comme moi, vous butez sur le nom de cette autrice, mais qu’elle vous dit malgré tout quelque chose, c’est normal. Olga Tokarczuk est la lauréate du Prix Nobel de Littérature 2018 qu’elle a reçu en 2019 (pas de chance, elle est tombée l’année du gros cafouillage au comité d’Oslo). Des femmes Prix Nobel il n’y en a pas tant que ça, alors quand ça arrive, et qu’on ne la connaît guère – mais qu’un billet de Marilyne nous allèche – eh bien on n’hésite pas, on prend. Et bien nous en prend !

C’est à la tombée du jour que se produisent les choses les plus intéressantes, car alors les différences s’estompent.

Plongée dans une Pologne à la fois mythique et grevée de bizarreries contemporaines, ce roman porte la voix inoubliable de son personnage principal, corsé et imprévisible comme on en rencontre peu en littérature. Janina Doucheyko, la soixantaine, vit seule dans un hameau perdu sur un plateau battu par les vents près de la frontière tchèque.  Elle cumule plusieurs casquettes : ancienne ingénieur des ponts et chaussées en retraite, professeur d’anglais et gardienne de maisons secondaires, passionnée par l’oeuvre de William Blake, ardente défenseur de la nature et des animaux, elle est férue d’astrologie et se sert très sérieusement des astres comme d’un instrument pour mesurer le monde et son entourage. À l’aide de savants calculs horoscopiques, elle discerne les motivations profondes des gens, et va jusqu’à déterminer la date et la cause de leur mort. Pratique quand les meurtres commencent à s’accumuler autour d’elle, d’autant qu’ils semblent avoir un lien avec la chasse et les animaux. Mais la police locale ignore ses propositions d’aide à l’enquête…

« Selon moi, c’est la preuve que le cadavre se trouvait à un stade de fermentation lactique. »

Nous étions en train de déguster des pâtes à la sauce roquefort.

Ce récit à la première personne est souvent hilarant et plein de dérision, un brin mélancolique, mais aussi déroutant. La romancière maîtrise l’art du raccourci cocasse et de la formule éloquente. Sa philosophie, ou plutôt celle de son personnage, est stimulante, même si elle est étrange, ou peut-être devrais-je dire, m’a paru à moi, petite Française bien cartésienne, exotique. Je dois d’ailleurs ajouter que Janina, avec la radicalité de ses principes et ses pas de côté, m’a progressivement mise mal à l’aise. Son « honnêteté » narrative est parfois remise en cause  par les méandres et les ellipses de son discours, ce qui produit une certaine tension. Cet effet nous conduit à nous interroger sur nos propres valeurs, notamment relatives au respect de la nature et de ses habitants, donc au végétarisme par exemple, que la narratrice met en balance avec la pratique de la chasse qu’elle considère être une barbarie. Perce ici le ton d’un texte militant sous ses dehors picaresques. Les lecteurs polonais goûtent certainement mieux les piques contre le système politique et culturel qui émergent ça et là. Il faut dire que les « méchants » sont vraiment méchants et caricaturaux.

D’une certaine façon, les gens comme elle, ceux qui manient la plume, j’entends, peuvent être dangereux. On les suspecte tout de suite de mentir, de ne pas être eux-mêmes, de n’être qu’un oeil qui ne cesse d’observer, transformant en phrases tout ce qu’il voit, tant et si bien qu’un écrivain dépouille la réalité de ce qu’elle contient de plus important : l’indicible.

Cette lecture vaut certainement le détour. Elle nous charme par la présence chuchotante et vibratile du vivant sous toutes ses formes, depuis l’humble cucujus vermillon qui crèche sous les bûches, jusqu’à Janina et sa bande d’humains un poil subversifs et marginaux (un voisin taiseux et méticuleux, un étudiant en littérature allergique à tout, un entomologiste militant, une vendeuse de fripes imberbe…). Ils n’auront pas fini de vous séduire !

Ingrid a trouvé ce roman « étrange » et « inclassable » oscillant entre les genres policier et fantastique ; pour Keisha, c’est un « chouette roman » avec « une héroïne terriblement sympathique et un peu givrée quand même » ; Philippe a grandement apprécié ce « très beau livre » (ah la scène du dentiste de rue !) ; pour Dominique c’est d’entrée de jeu un très « bon roman » dans lequel « il y a tout : l’intelligence, l’art du récit, des personnages improbables, un suspense ».

« Sur les ossements des morts » d’Olga Tokarczuk, éditions Noir sur Blanc, 2012, 301 p.