Dans son nouveau roman, Jonathan Coe évoque l’évolution récente du Royaume-Uni à travers l’histoire d’une famille anglaise lambda, les Lamb, ponctuée par les grands moments d’une famille un chouïa plus connue en Angleterre : de la victoire de 1945 au confinement du printemps 2020, nous passons en effet par le couronnement d’Elizabeth, l’investiture du prince de Galles, le mariage de Charles et Diana et la mort de Diana. Seule la finale de la Coupe du Monde de 1966, opposant l’Allemagne à l’Angleterre, ne fait pas intervenir les royals.
Je tiens à préciser que je n’ai pas fait exprès – mais mon inconscient peut-être un peu plus – de lire ce roman en plein couronnement de Charles III. Ça m’a donné une étrange impression d’être moi-même dans le livre, dans une mise en abyme (j’adore ce mot), de continuer l’histoire en quelque sorte. D’autant que Jonathan Coe se serait plu à montrer que nous regardons les grands événements royaux, non plus tous regroupés autour du poste de télévision comme autrefois, mais chacun devant l’écran de son smartphone. O tempora, o mores, comme aurait dit l’autre.
À travers le destin de Mary Lamb, petite fille ébaubie par la victoire, puis épouse et mère, prof de gym, grand-mère dynamique, enfin veuve confinée seule chez elle, l’auteur se fait le chroniqueur d’une certaine forme de déliquescence annoncée de son sujet d’étude préféré : le sentiment national anglais. Celle-ci s’observe à la façon dont la population communie aux grands événements nationaux au fil du temps : des rassemblements massifs on passe à plus d’individualisme, puis à des déchirements intra-familiaux (reflétant ceux de la nation) autour notamment de la question du Brexit (thème que Coe avait déjà abordé dans Le coeur de l’Angleterre). En réalité, cette désunion s’observe depuis la date glorieuse du 8 mai 1945, pierre angulaire de la fierté nationale, puisque ce jour-là certains préfèrent ne pas célébrer la victoire avec le reste du peuple, critiquent le discours du roi ou provoquent une bagarre monumentale. And so on.
Le roman pratiquement s’ouvre et se clôt sur une scène insignifiante en apparence : « le sommet du crâne de ma mère », soit le spectacle visualisé par le fils et la petite-fille de Mary sur leur écran d’ordinateur quand ils lui parlent par Zoom pendant le confinement. Une expérience vécue par nombre d’entre nous avec nos « anciens » quand ces derniers se frottent aux nouvelles technologies. Une scène qui prend une résonnance plus tragique quand on apprend qu’elle est directement tirée du vécu de l’auteur avec sa propre mère, morte pendant le premier confinement.
Quand tout ce cirque fut enfin terminé, Lorna se retrouva face à l’image habituelle sur son écran d’ordinateur : la moitié supérieure du front de Gran (p. 19).
C’est tout le talent de Jonathan Coe que de tresser avec finesse et force allusions implicites une foule d’observations sur l’enfance, les sentiments amoureux, les relations intergénérationelles, l’intolérance, les biais psychologiques, les tics sociaux. Le roman se découpe en plusieurs saynètes qui se recoupent en boucles : un amour de vacances au pays de Galles connaissant un dénouement inattendu des années après ; les coulisses de la savoureuse « guerre du chocolat » dans le Bruxelles européen des années 90 permettant de suivre les débuts d’un certain « Boris » blond et provocateur (toute ressemblance avec un personnage connu n’étant pas absolument fortuite) ; une émouvante scène mère-fils… Du début à la fin revient le même leitmotiv très « lampedusesque » : « plus ça change, plus c’est la même chose ».
« Vous connaissez la fameuse blague sur les Français et les Britanniques que tout le monde raconte ici au Parlement ? Une commission quelconque se réunit, et les Britanniques proposent une solution tout ce qu’il y a de plus honnête et de pragmatique au problème à traiter. Mais les participants français se contentent de les regarder et disent : « Oh, évidemment, tout ça c’est très bien, dans la pratique. Mais comment est-ce que ça va marcher dans la théorie ? » (p. 343)
En résumé, s’il est une chose que le temps ne désunit pas au Royaume-Uni, c’est bien le formidable don de ses romanciers pour capturer l’air du temps et le restituer avec autant de profondeur que d’humour !
Edit : Pour ceux qui ont lu Expo 58, on retrouve Thomas Foley en père et mari distant…
« Le royaume désuni » de Jonathan Coe, Gallimard, 2022, 489 p.
Dur fut le choix du livre que j’allais lire pour le mois américain en septembre. Je me doutais que je n’arriverais pas à en lire des masses durant le mois – mais de là à finir ma seule lecture américaine après la fin du mois, c’est ce qui s’appelle un beau raté. Mais je ne m’en soucie guère ; ce mois de rentrée a été tellement frénétique chez moi que je suis déjà bien heureuse d’avoir trouvé du temps pour lire, après les folles journées passées à courir entre l’école, le travail, la nounou, le docteur, les anniversaires, les activités extra-scolaires, etcetera.
<Je sais bien que je suis loin d’être la seule à vivre ce tourbillon, et que tout cela n’est que banalités aux yeux de beaucoup, mais néanmoins cela s’en ressent fortement sur ma vie de lectrice – comme sur mon équilibre tout court d’ailleurs, mais ceci est une autre question>.
Les soucis de la vie, Miles Roby, ça le connaît. Gérant de l’Empire Grill, seul restaurant de la petite ville d’Empire Falls dans le Maine, il aurait même une fâcheuse tendance à les collectionner : un commerce qui vivote, des clients pénibles, une fille adolescente confrontée aux affres de son âge, un père indigne et filou, un flic ripou qui lui colle aux basques, et son divorce par-dessus le marché. Quant à la « veuve Whiting », richissime douairière qui possède de la moitié des commerces et des usines qui furent autrefois la gloire de la ville (et n’en sont plus que l’ombre), elle ne lui arrange pas les choses en lui refusant la licence de consommation d’alcool, comme si elle ne souhaitait pas la prospérité du restaurant alors qu’elle en est la propriétaire – et Miles ne peut se départir de l’idée qu’elle lui cache un secret le concernant.
Depuis combien de temps utilisaient-ils le même lave-vaisselle ? Vingt ans ? Vingt-cinq ? Il avait suggéré à Mrs Whiting de le remplacer, mais c’était un matériel coûteux et la vieille dame s’y était refusée tant qu’il fonctionnerait. Quand Miles était d’humeur clémente, il voulait bien se rappeler que les femmes de plus de soixante-dix ans n’aimaient pas qu’on leur parle d’une machine âgée, épuisée, qui avait déjà duré plus que leur espérance normale de vie.
J’avais lu un billet de Lilly sur Richard Russo et quand je suis tombée sur ce livre, prix Pulitzer 2002, j’ai eu aussitôt l’envie de voir de quoi il retournait. Je ne suis pas déçue. Jouant habilement du double sens du nom de la commune Empire Falls (Chutes de l’Empire), l’auteur dépeint avec brio le morne déclin d’une petite ville qui fut bâtie autour des usines textiles de la bourgeoise famille des Whiting (au passage, ce nom signifie « blanchiment »…) et qui connaît le marasme économique depuis la fermeture d’icelles vers les années 70-80. Parallèlement au récit principal, des chapitres en italiques reviennent en arrière, et nous font comprendre que les familles Whiting et Roby sont liées par un terrible non-dit, jusque dans la mort de deux de leurs membres.
Les hommes de la famille Whiting, tous nés apparemment avec un solide sens des affaires, avaient invariablement gravité, comme des papillons vers la lumière, vers la seule et unique femme au monde qui épouserait avec eux la noble mission de leur pourrir la vie. Des femmes qui resteraient attachées à leur mari avec la même ténacité macabre qui lie les religieuses au Christ éternellement souffrant.
J’ai tout de suite été séduite par la galerie de personnages entourant le bon et gentil Miles, sorte de spécimen masculin de la bonne poire qui se fait avoir par tout son entourage (l’amant de sa femme étant son pilier de comptoir le plus envahissant, pour exemple) ; une série de bras cassés attendrissants et de petites crapules de bas étages comme seules les provinces déshéritées savent en produire à la pelle – car ils ne pourraient survivre ailleurs. Le comique de situation, l’ironie tendre affleurent à chaque page. L’auteur a un don pour observer et croquer les travers de ses contemporains. Les dialogues claquent et les réparties fusent comme dans un film de « buddies ». Mention toute spéciale à Max, le père déplorable mais néanmoins hilarant de Miles.
Paradoxalement, l’ambiance du lycée de Tick, la fille de Miles, est plus noire, digne des teen movies les plus impitoyables : « nases » vs. « populaires », tel est le nouveau darwinisme des high school, et Tick se retrouve violemment projetée d’une catégorie à l’autre après avoir rompu avec le capitaine de l’équipe de foot. Cela la conduit à fréquenter les élèves les plus rejetés de l’école et à effectuer un étrange voyage au coeur de la condition humaine, un peu comme son père au même âge…
On pourrait croire à une banale saga américaine, qui promeut les bonnes valeurs tout en s’occupant de faire alternativement rire et peur ; mais non. Il y a presque du Zola dans ce grand (j’ose le mot) roman de Richard Russo. Les générations se suivent et se ressemblent, les personnages se croisent, se débattent avec leurs conditions de vie (économiques mais aussi culturelles, voire sexuelles) et prétendent parfois y remédier, pour le plus souvent retomber dans la vie moyenne où ils végètent. J’y ai aussi vu un zeste d’Une place à prendre de J.K. Rowling : petite ville fermée sur elle-même, différences de classes, un personnage pivot entre les uns et les autres – avec ce même sentiment qu’un désastre annoncé va avoir lieu. Mais ce roman, pour être mélancolique, voire cru, ne sombre ni dans le pathos ni dans la caricature, mais joue habilement de divers registres. In fine, l’auteur semble dire qu’il existe une échappatoire si on rompt avec le cercle infernal des destins tout tracés, si on ose franchir le pas des relations humaines prédéterminées. En un mot, si on reprend sa liberté d’esprit.
Mais c’est ainsi que nous avançons, barque luttant contre un courant qui nous rejette sans cesse vers le passé.
Dernière chose, plus anecdotique peut-être. J’ai apprécié la place de la religion dans ce roman. Mineure certes, elle est tout de même présente à travers le portrait du père Mark et du vieux (et sénile) père Tom, curés de la paroisse de « Sainte-Cath' » dont le clocher écaillé symboliserait presque l’inconscient de Miles, tiraillé entre ses désirs et ce qu’il croit être son devoir. Accessoirement, j’ai appris qu’il existait une communauté de Canadiens-Français dans le Maine, ce qui explique la forte présence du catholicisme, d’un reste de francophonie et de noms français.
La seule bonne chose qu’ait apportée la séparation de ses parents, avait déclaré Tick, était qu’au moins elle n’avait plus besoin d’aller à l’église, maintenant que sa mère avait troqué la religion catholique contre l’aérobic.
Ah ! j’ai aussi aimé que la lumière ne soit pas complètement faite sur certains mystères. Par exemple, un petit détail troublant pour ceux qui l’ont lus (ou le liront sûrement après cette chronique enthousiaste n’est-ce pas) : que mange John Voss qui sent si fort dans son Tupperware ? Y a-t-il un lien avec sa grand-mère ? Pour ma part, j’ai une hypothèse peu appétissante !
Bref, j’avais choisi ce livre pour « coller » au mois américain, auquel je n’ai finalement même pas participé ; ce fut donc un raté, mais un raté magnifique puisque je suis tombée sur un coup de coeur ! ♥
La viduité a lu avec un immense plaisir ce roman « saturé d’humanité », Liza Lou aussi a beaucoup aimé, Papillon est mitigée.
« Le déclin de l’empire Whiting » de Richard Russo, traduit de l’anglais par Jean-Luc Piningre, Coll. Quai Voltaire, La Table Ronde, 2002, 528 p.
Seré en tu vida lo mejor de la neblina del ayer cuando me llegues a olvidar, como es mejor el verso aquel que no podemos recordar.
(Paroles du boléro « Vete de mi »)
En espagnol, le titre est « La neblina del ayer » qui se traduit littéralement par « La brume de l’hier », que je trouve plus poétique et collant mieux au sujet du roman que le titre français : une chanteuse de boléro !
Me voici donc, mille ans après tout le monde, à découvrir Mario Conde, l’ex-flic de La Havane devenu revendeur de livres anciens. Et comme tout le monde ou presque (à commencer par ma chère Lili qui m’a offert le livre ♥), je suis tombée sous le charme de cet homme ballotté entre le présent et le passé, entre deux métiers aux antipodes, et aux prises de sentiments contradictoires à l’égard de son île, Cuba.
Mais de quel hier parle-t-on ? De l’âge d’or du boléro, quand la Révolution castriste n’avait pas encore eu lieu et que tous les riches Américains venaient s’encanailler dans les innombrables cabarets de La Havane : les flamboyantes années cinquante. C’est en tombant sur une vieille coupure de presse retrouvée dans les tréfonds d’une fabuleuse bibliothèque que Mario Conde plonge dans ce passé brumeux. Là, se croisent une mystérieuse chanteuse de boléro disparue des écrans radar, l’héritier d’une vieille famille de l’aristocratie cubaine, une strip-teaseuse, un journaliste trop mondain, le propre père de Conde, et même l’ombre de J.D. Salinger !
Avec une prescience digne du commissaire Adamsberg, additionnée d’une culture lettrée et d’un goût pour la dive bouteille qui le rapprocheraient plutôt de l’adjoint Danglard (vous aurez reconnu le duo d’enquêteurs cher à Fred Vargas), Mario Conde parcourt les bas-fonds de la capitale cubaine à la recherche d’indices, si ténus soient-ils, qui lui permettraient de reconstituer l’histoire de la chanteuse disparue, dont la voix rescapée d’un vieux microsillon l’émeut si fort. Ce faisant, il n’oublie pas ses amis, avec qui il partage quelques agapes inespérées entre deux périodes de rationnement, et ne peut s’empêcher de constater mélancoliquement l’état de délabrement avancé dans lequel la Crise avec un grand C de la fin des années 1990 a plongé l’île.
Ce roman policier tropical se fait donc aussi enquête sociologique et presque ethnographique, au détour d’un quartier traversé ou d’un souvenir qui remonte à la surface. La langue employée, c’est-à-dire l’espagnol de la version originale, truffé de cubanismes, d’une précision baroque, chargé d’images, est une ode vivante à la liberté et à la rage gourmande de vivre, envers et contre tout. Quant au passage du temps, dont rend compte le titre lui-même, il est sans arrêt ressassé et remonté. Il y a bien sûr le pivot avant/après la Révolution, période cruciale sur laquelle enquête Mario dans ce livre, mais aussi les différences entre la génération de Mario et de ses vieux amis du lycée qui ont partagé la sueur des camps de coupe de la canne à sucre des années 1970 et le jargon de leurs manuels marxistes, et celle de son jeune associé « Yoyi el palomo » qui fait du fric avec tout ce qui lui tombe sous la main et qui n’hésiterait pas à émigrer de Cuba pour aller n’importe où, « Madagascar compris », si l’occasion s’en présentait. Je ne peux m’empêcher de penser que l’auteur met beaucoup de lui-même dans le personnage de Mario Conde qui a son âge, et, je me plais à l’imaginer, ses idées et son style de vie, y compris l’amour des livres.
Car oui, au milieu de cette enquête, il y a aussi cet eldorado bibliophile, cette bibliothèque de légende dénichée par hasard par Conde dans une ancienne maison de maître fortement décrépite, qui contient les trésors de la bibliographie cubaine et universelle, dont des premières éditions du XVIIIe siècle. Pour un peu, on se croirait dans Le nom de la Rose !
Les brumes du passé ne sont qu’un titre parmi d’autres de la série policière autour de Mario Conde. En avez-vous lu ? Si oui, lesquels ? Ou quels autres romans, hors-série, de Leonardo Padura ?
Il était temps que je participe à mon propre challenge latino cette année !
VO : « La neblina del ayer » de Leonardo Padura, Maxi-Tusquets, 2013, 368 p.
VF : « Les brumes du passé » de Leonardo Padura, traduit de l’espagnol par Elena Zayas, Métailié, 2015, 352 p.
On est d’accord pour dire que le 1er juillet, c’est un peu un 31 juin absent du calendrier ? Non parce que cela me permettrait de glisser in extremis ce billet dans le cadre du mois anglais, et ça, vous comprenez, ça me rassurerait sur le fait que oui, j’appartiens toujours à la blogo littéraire, malgré mes trois mois de black-out. (On remarquera qu’il n’y a plus guère que les mois thématiques pour me faire revenir poussivement sur la Toile. Ahem.)
Me voici donc revenue avec la petite pépite qu’est « Tendres silences » d’Angela Huth (une autrice populaire parmi les pratiquants du mois anglais et que je découvre enfin). William et Grace Handle pourraient à eux deux former le modèle d’un monument d’hommage au Couple Harmonieux. Après quelques décennies de vie commune, chacun connaît, comprend et anticipe les besoins de l’autre, sans nul besoin de longues conversations. William est violoniste et fondateur d’un quatuor à cordes à la réputation respectable ; Grace peint un album de fleurs pour enfants qui ne la passionne guère. Ils vivent une vie tranquille, réglée comme du papier à musique (évidemment) et exempte de surprises. Mais pleine d’une tendresse sincère.
En ces occasions où les Handle se trouvaient confrontés à des gens désireux de connaître le secret de leur bonheur conjugal, Grace et William n’étaient pas d’un grand secours. Contraints et forcés d’y réfléchir, ils estimaient que c’était un art en soi d’observer l’autre et de se comporter en conséquence. Il existait entre eux un mutuel désir d’éluder querelles ou conflits et un désir plus vif encore d’éviter de remettre leurs vies en question avec l’éternel déballage et mise au clair de leurs problèmes, de leurs pensées, de leurs sentiments, un passe-temps populaire contemporain qu’ils détestaient par-dessus tout. Aux yeux de Grace et William, pareil divertissement était écoeurant, épuisant, on pouvait employer à meilleur escient un temps précieux. De par leur façon de voir, ils étaient conscients d’être étiquetés comme appartenant à la vieille école très britannique qui exigeait que l’on gardât son flegme. Si l’on insistait, ils n’hésitaient pas à ajouter que la tolérance à l’égard des manies de l’autre contribuait à l’harmonie conjugale, sans jamais toutefois, par souci de fidélité, révéler ces manies. Ainsi, le rituel de la bataille du lit était une de celles-ci.
Ce ronron conjugal connaît des turbulences quand chacun de leur côté, ils rencontrent une personne du sexe opposé – et opposée en tout à leur meilleure moitié (une musicienne pulpeuse et fantaisiste pour William, un voisin ténébreux et tourmenté pour Grace) – qui bouleverse les fondations du pacte implicite qui régnait entre eux. Avec une facilité déconcertante, le ver entre dans le fruit du profond amour qui les lie, et va jusqu’à ronger leurs valeurs les plus solidement établies. Jusqu’à envisager des mesures plus ou moins radicales pour atteindre un but incertain et fantasmatique. Le tout accompagné des morceaux joués en quatuor ou en duo (envie de tous les écouter !)…
Ce qui est formidable dans ce roman, c’est qu’Angela Huth ne nous dépeint pas un couple vieillissant en pleine crise – crise ouverte du moins. Grace est toujours profondément amoureuse et admirative de son William, tandis que ce dernier est convaincu que son « cher Coeur » est la meilleure épouse qui soit. C’est justement cette absence quasi-complète de frottements entre eux, cette douce petite musique du quotidien, qui est propice à leur envoûtement par des personnalités plus acérées.
C’est donc avec beaucoup de perspicacité que l’autrice dépeint la montée de l’obsession, le réveil des sens, et le dévoilement de la face cachée de l’être. William est parfait en gentleman tatillon rendu fou par une jeune femme expansive. Mais j’ai trouvé Grace encore plus finement croquée, son côté « bobonne » qui vit à l’ombre de son mari masquant une personnalité forte et de discrètes désillusions.
Accessoirement, le comique éclate à chaque page, l’alternance entre les états d’âme des deux époux faisant naître des décalages savoureux que c’en est presque épuisant de malice. Quant au comique de situation, il n’est pas en reste. Mention spéciale à la soirée de Noël ratée ou au rituel du pliage des draps du lit conjugal. D’autres passages au contraire tirent vers le gothique de pacotille, le grotesque, voire le carrément glauque (genre « Psychose » de Hitchcock). Mais tout cela est tellement subtilement dosé, le verbe tellement tempéré, le passage de l’action, des sentiments, des ambiances allegro-adagio-allegretto tellement fluide, qu’à la fin on a surtout l’impression d’avoir assisté à une comédie douce-amère à l’anglaise, avec un soupçon de grinçant, de non-dit et de nonsense.
Il regardait Grace, sa femme, puis l’effaçait de son esprit. Elle n’existait tout simplement plus à sa place, de l’autre côté de la table. Cela revenait à jouer sur un ordinateur intérieur. Clic !
Et clac ! Me voilà conquise.
Juin, mois anglais ♥
« Tendres silences » d’Angela Huth, traduit de l’anglais par Marie-Odile Fortier-Masek et Henri Robillot, Folio, 2001, 531 p.
Les gens, je crois qu’il va falloir que j’en rabatte de mes prétentions. Comment ai-je pu croire que j’allais pouvoir continuer à bloguer tranquille (ce qui, ne nous leurrons pas, est quand même un passe-temps plutôt prenant, mine de rien) avec trois enfants en bas âge, dont un bébé d’à peine un mois (❤️️), alors que j’ai déjà du mal à trouver du temps pour lire, voire à disposer de temps pour satisfaire mes besoins les plus élémentaires ?! (Genre me shooter au café ou prendre ma douche).
Mais, que voulez-vous, je suis atteinte du syndrome de la pensée magique. Quand j’étais ado, je rêvais que le temps s’arrête ; par exemple, une minute aurait duré une heure ; et ce, juste au moment où mon réveil sonnait le matin, afin de prolonger mon temps de sommeil racorni par les heures de lecture du soir. Rassurez-moi, nous sommes nombreux dans ce cas, à courir après le temps comme le lapin d’Alice ?
Brrrrreeeef, tout ça pour dire : ne vous attendez pas à une grande activité sur ce blog ces temps-ci. Toutefois, je suis tellement accro à ma drogue (3615 mes livres-mon blog) que je pense quand même essayer de dégager un peu de temps pour des billets par-ci par-là. Mais alors, il ne faut pas s’attendre à de l’analyse fine et détaillée, je n’aurais sans doute pas le temps de fignoler. (Telle que vous me voyez, je profite, pour vous écrire tout ça, que les deux grandes jouent au bébé dans le couffin de leur petit frère – alors que clairement c’est l’heure de leur dîner – tandis que ledit petit frère passe son temps d’éveil à les observer attentivement depuis son transat) (j’oubliais le fameux tag : #mèreindigne) (N.B. : l’état de grâce n’a duré que 8 minutes et demie).
Je vais donc vous faire un rapide tour d’horizon des livres lus pendant ma période post-accouchement (celle où je bénéficiais de la présence diligente des deux grands mères de ma couvée, et n’avais qu’à m’occuper de nourrir le petit dernier : donc celle où j’ai beaucoup lu).
« L’éducation sentimentale » de Flaubert, Préface d’Albert Thibaudet, contient « À propos du style de Flaubert » par Marcel Proust, Folio Classiques, 2005, 512 p.
Oui, je balance du lourd là. J’ai commencé à le lire au début de l’année 2019, en même temps que je couvais Junior pour son dernier mois in utero, et je dois dire que le rythme assez lent du roman fleuve de Flaubert collait bien à l’ambiance neigeuse et expectative de cette période. Bon, je n’en ai lu que la moitié, mais je compte bien le finir un de ces jours. L’éducation sentimentale (j’aime tellement ce titre !), c’est celle d’un jeune bachelier, Frédéric Moreau, dans le Paris des années 1840. Autour de lui les esprits s’échauffent, les étudiants manifestent sur la montagne Sainte-Geneviève, les socialistes et les « doctrinaires » se disputent dans les cafés, la bohème et la petite bourgeoisie se mêlent dans des salons plus ou moins respectables, la révolution de 1848 couve. Mais on dirait que tout ce tintouin glisse sur Frédéric comme un cours magistral de droit sur un auditoire endormi. Toutes ses pensées, tous ses efforts, et tout l’argent qu’il réussit à obtenir sont tournés vers les beaux yeux graves de la vertueuse Madame Arnoux. Ainsi, les années passent, les situations sociales et amoureuses se font et se défont, la révolution de 48 éclate, mais Frédéric reste cet éternel amoureux platonique, plein de velléités qu’il n’accomplit jamais.
Et elle, Mme Arnoux, comment la revoir maintenant ? Cela, d’ailleurs, était complètement impossible, n’ayant que trois mille francs de rente !
C’était drôle de lire L’éducation sentimentale après L’été des quatre rois, puisque du point de vue chronologique, le premier est un peu la suite du second : après avoir éjecté Charles X, les Parisiens se préparent à virer son successeur Louis-Philippe du trône. Mais évidemment, le point de vue est tout différent, et pas seulement parce qu’un siècle sépare les deux auteurs (Flaubert a écrit et publié son roman sous le Second Empire). Loin d’écrire une chronique détaillée d’un changement de régime, Flaubert se centre sur le personnage assez médiocre de Frédéric, comme le rai de lumière traverse un prisme pour refléter toute une ambiance. Frédéric lui-même n’a guère plus d’épaisseur qu’une potiche de salon ; il est agi par les événements, plus qu’il n’agit sur eux ; et par là, Flaubert nous montre qu’il a bien le génie littéraire qu’on lui reconnaît, car toute son écriture vise à créer ce halo d’impuissance qui entoure Frédéric, à travers l’usage des temps verbaux (beaucoup d’imparfait) et de la forme passive notamment. Bon j’avoue, je n’ai pas trouvé ça toute seule : cette édition Folio a eu la bonne idée d’inclure un court essai de mon cher Proust qui explique tout ça bien mieux que moi ; il montre par exemple que les collines, les maisons et les objets sont parfois plus souvent les sujets des phrases que les êtres humains dans ce roman. (Petite parenthèse de groupie pâmée d’écrivains morts : j’adoooore quand un génie littéraire parle d’un autre génie littéraire, et encore plus quand je vois l’influence de l’un sur l’autre ; car je trouve qu’il y a un peu du caractère velléitaire du héros de « L’Éducation » dans le héros de « la Recherche » (son approche d’Albertine ressemble vraiment à l’approche de Mme Arnoux par Frédéric). Mais j’ai conscience que quand je dis ça, je réinvente l’eau chaude).
il n’existait au monde qu’un seul endroit pour faire valoir (ses talents) : Paris ! car, dans ses idées, l’art, la science et l’amour (ces trois faces de Dieu comme eût dit Pellerin) dépendaient exclusivement de la capitale.
En fin de compte, je ne peux pas dire que l’histoire en elle-même m’ait vraiment intéressée, malgré quelques morceaux de bravoure fort sympathiques, notamment les passages de fêtes (il faut dire qu’il me manque à lire toute la troisième partie, celle où l’Histoire avec un grand H s’accélère). On est loin du roman d’apprentissage, malgré son titre, car Frédéric semble ne rien retenir des événements qui coulent sur lui. Mais ce que j’ai adoré, vraiment, c’est le style. Dès l’incipit je me suis délectée des phrases gourmandes de Flau-Flau, de leur tournure à la fois solide et élégante, de leur allure faussement naturelle. Je me l’imaginais même fort bien ce grand homme, carré dans un fauteuil à oreillettes de sa maison de Croisset, ses yeux de crapaud mi-clos, en train de marmotter des bribes de cette histoire entre deux bouffées de pipe, toute ironie rentrée.
Voilà qui m’a conduite à écrire une chronique plus longue que prévue ; que voulez-vous, quand on aime, on ne compte pas.
Je passe donc rapidement sur les livres suivants, dont la consistance est à l’oeuvre flaubertienne ce que les amuse-bouche sont au ragoût de sept heures, mais qui étaient sans doute plus adaptées au chamboulement post-accouchement :
« Les filles de l’ouragan » de Joyce Maynard, traduit de l’américain par Simone Arous, Éditions 10-18, Littérature étrangère, 2013, 357 p.
Deux voix alternent dans ce roman : celles de Ruth et de Dana, toutes deux nées dans le même hôpital d’un coin rural du New Hampshire le 4 juillet 1950. Hormis leur date et leur lieu de naissance, rien ne semble apparement les réunir. Ruth est la cinquième et dernière fille d’un ménage de fermiers enracinés dans la région depuis l’arrivée des premiers colons anglais sur le sol américain ; Dana a un grand frère et des parents complètement déconnectés de la réalité qui passent leur temps à déménager de région en région. Et pourtant, un secret les lie. De l’enfance à l’âge mûr, elles font face à un schéma familial qui n’est pas fait pour elles, se battent pour pouvoir vivre de leur passion (la peinture pour Ruth, l’agriculture pour Dana) et finissent enfin par faire la lumière sur leur origine.
Dès le début on pressent le tour de passe-passe qui entoure la naissance des deux « soeurs de naissance » (un filon que l’on connaît bien depuis Un long fleuve tranquille) et dès lors, une seule interrogation demeure : comment cela s’est-il produit ? Hormis ce petit mystère, l’ensemble de l’histoire manque singulièrement de souffle. L’auteur tourne autour du pot pendant tout le roman, délayant les états d’âmes des deux dames sur 350 pages, sans parvenir à provoquer l’étincelle magique qui entourait l’histoire des deux soeurs de L’homme de la montagne que j’avais tant aimée. Même l’équipée de Ruth à Woodstock manque de peps (un comble !) Il y a bien quelques passages émouvants, comme la relation passionnée de Ruth et de Ray, mais la flamme s’éteint assez vite. Reste un éclairage intéressant sur la vie de fermiers américains dans la seconde moitié du XXe siècle, et un personnage touchant, le père de Ruth.
« Le confident » d’Hélène Grémillon, Folio, 2012, 320 p.
À la mort de sa mère en 1975, Camille Werner reçoit d’étranges lettres non signées qui lui narrent l’histoire d’une jeune fille passionnée nommée Annie, dont la jeunesse se déroule dans un petit village campagnard à la fin des années trente. À la faveur de l’installation d’un couple bourgeois dans le village, Annie se lie avec la jeune femme, Madame M., qui n’arrive pas à avoir d’enfant. Spontanément, Annie lui propose une solution aussi généreuse qu’insensée. Ceci va l’embarquer dans une aventure secrète qui se transforme en machination intime, dans le théâtre d’un Paris occupé par les Allemands, chaque acteur du drame se croyant piégé et cherchant à « avoir » l’autre. La deuxième partie du roman contient les « confidences » d’un des personnages principaux, confidences qui jettent une lumière autre, terrible, sur ce qui s’est noué dans ces années de guerre au sein de la famille Werner. Assez vite, Camille comprend qu’il y a un lien entre elle, cette Madame M. et cette Annie inconnues.
Cette lecture m’a bien divertie par son intrigue faite de faux-semblants et d’effets dominos, et les agissements parfois féroces de ses personnages féminins. Elle m’a fortement rappelé les romans labyrinthiques de Sébastien Japrisot, l’auteur d’Un long dimanche de fiançailles et de La femme dans l’auto avec des lunettes et un fusil. Je vais d’ailleurs le citer parce que je trouve que cette citation s’applique bien au premier roman d’Hélène Grémillon et à son héroïne :
J’aime les personnages qui sont dépassés par les événements et qui, finalement, gagnent sur les événements. C’est d’autant plus intéressant quand c’est une héroïne, qu’on croit plus vulnérable, en tout cas plus fragile physiquement que les hommes, et qui est protégée par le lecteur qui a peur pour elle plus que pour un héros masculin. » (Citation trouvée ici).
Je reconnais sinon que question style, profondeur historique et psychologique, on repassera, mais franchement, pour un premier roman, c’est pas mal.