Dans son nouveau roman, Jonathan Coe évoque l’évolution récente du Royaume-Uni à travers l’histoire d’une famille anglaise lambda, les Lamb, ponctuée par les grands moments d’une famille un chouïa plus connue en Angleterre : de la victoire de 1945 au confinement du printemps 2020, nous passons en effet par le couronnement d’Elizabeth, l’investiture du prince de Galles, le mariage de Charles et Diana et la mort de Diana. Seule la finale de la Coupe du Monde de 1966, opposant l’Allemagne à l’Angleterre, ne fait pas intervenir les royals.
Je tiens à préciser que je n’ai pas fait exprès – mais mon inconscient peut-être un peu plus – de lire ce roman en plein couronnement de Charles III. Ça m’a donné une étrange impression d’être moi-même dans le livre, dans une mise en abyme (j’adore ce mot), de continuer l’histoire en quelque sorte. D’autant que Jonathan Coe se serait plu à montrer que nous regardons les grands événements royaux, non plus tous regroupés autour du poste de télévision comme autrefois, mais chacun devant l’écran de son smartphone. O tempora, o mores, comme aurait dit l’autre.
À travers le destin de Mary Lamb, petite fille ébaubie par la victoire, puis épouse et mère, prof de gym, grand-mère dynamique, enfin veuve confinée seule chez elle, l’auteur se fait le chroniqueur d’une certaine forme de déliquescence annoncée de son sujet d’étude préféré : le sentiment national anglais. Celle-ci s’observe à la façon dont la population communie aux grands événements nationaux au fil du temps : des rassemblements massifs on passe à plus d’individualisme, puis à des déchirements intra-familiaux (reflétant ceux de la nation) autour notamment de la question du Brexit (thème que Coe avait déjà abordé dans Le coeur de l’Angleterre). En réalité, cette désunion s’observe depuis la date glorieuse du 8 mai 1945, pierre angulaire de la fierté nationale, puisque ce jour-là certains préfèrent ne pas célébrer la victoire avec le reste du peuple, critiquent le discours du roi ou provoquent une bagarre monumentale. And so on.
Le roman pratiquement s’ouvre et se clôt sur une scène insignifiante en apparence : « le sommet du crâne de ma mère », soit le spectacle visualisé par le fils et la petite-fille de Mary sur leur écran d’ordinateur quand ils lui parlent par Zoom pendant le confinement. Une expérience vécue par nombre d’entre nous avec nos « anciens » quand ces derniers se frottent aux nouvelles technologies. Une scène qui prend une résonnance plus tragique quand on apprend qu’elle est directement tirée du vécu de l’auteur avec sa propre mère, morte pendant le premier confinement.
Quand tout ce cirque fut enfin terminé, Lorna se retrouva face à l’image habituelle sur son écran d’ordinateur : la moitié supérieure du front de Gran (p. 19).
C’est tout le talent de Jonathan Coe que de tresser avec finesse et force allusions implicites une foule d’observations sur l’enfance, les sentiments amoureux, les relations intergénérationelles, l’intolérance, les biais psychologiques, les tics sociaux. Le roman se découpe en plusieurs saynètes qui se recoupent en boucles : un amour de vacances au pays de Galles connaissant un dénouement inattendu des années après ; les coulisses de la savoureuse « guerre du chocolat » dans le Bruxelles européen des années 90 permettant de suivre les débuts d’un certain « Boris » blond et provocateur (toute ressemblance avec un personnage connu n’étant pas absolument fortuite) ; une émouvante scène mère-fils… Du début à la fin revient le même leitmotiv très « lampedusesque » : « plus ça change, plus c’est la même chose ».
« Vous connaissez la fameuse blague sur les Français et les Britanniques que tout le monde raconte ici au Parlement ? Une commission quelconque se réunit, et les Britanniques proposent une solution tout ce qu’il y a de plus honnête et de pragmatique au problème à traiter. Mais les participants français se contentent de les regarder et disent : « Oh, évidemment, tout ça c’est très bien, dans la pratique. Mais comment est-ce que ça va marcher dans la théorie ? » (p. 343)
En résumé, s’il est une chose que le temps ne désunit pas au Royaume-Uni, c’est bien le formidable don de ses romanciers pour capturer l’air du temps et le restituer avec autant de profondeur que d’humour !
Edit : Pour ceux qui ont lu Expo 58, on retrouve Thomas Foley en père et mari distant…
« Le royaume désuni » de Jonathan Coe, Gallimard, 2022, 489 p.
J’ai découvert Etienne Davodeau au détour d’un rayon de bibliothèque. Le titre de la BD m’avait happée : « Lulu femme nue ». Ça faisait un peu surréaliste, poétique, un titre à la Guy Goffette. J’ai aussitôt voulu en connaître davantage et j’ai été embarquée dans l’histoire de cette femme qui, sans prévenir, sans préméditation, ne rentre pas chez elle un soir et laisse son mari mal dégrossi se débrouiller avec leurs trois enfants.
Dès le début, on sait que cadavre il y aura. La BD construit une narration façon enquête qui remonte le cours des événements depuis leur point de départ (le départ de Lulu justement) pour aller vers une issue que l’on redoute et qui apporte une grande tension dramatique au récit.
Mais c’est d’abord et surtout une histoire d’émancipation au souffle prenant, alors même que les personnages sont plutôt médiocres. Lulu, c’était cette femme un peu terne qui avait toujours pris sur elle, n’avait jamais osé exprimer ses besoins et ses désirs, et se laissait écraser un mari certes aimant, mais braillard et dominateur, caricature du macho de canapé. Il suffit d’un coup de tête pour qu’elle prenne la tangente. Sans savoir du tout où elle va. Une décision qui change le cours de sa vie et la révèle à elle-même.
Dans ce road-trip provincial, l’aventure se profile au bout de la rue. Lulu se laisse guider par son instinct, les rencontres qu’elle fait, comme une barque dérive à l’océan. Elle n’anticipe rien, frise le dénuement total, se laisse saisir par les éclats d’humanité insolites des uns et des autres. Elle est vraiment « nue ». Mais peu à peu, elle se consolide, renoue avec sa féminité et devient une passeuse de liberté pour les autres.
On se laisse gagner par le sentiment de liberté totale que savoure Lulu, comme un bon bain frais dans l’océan. Le trait de Davodeau déploie subtilement cette ouverture d’une femme à la liberté : un trait sans chichi, un peu brut, qui capte bien les personnalités des personnages, à commencer par Lulu. Les personnages ne sont pas spécialement canons, mais ils sont attachants et vrais. Une BD humaniste.
J’étais tellement prise dans le suspense de ma lecture (mais que va-t-il arriver à Lulu ???) que je me suis mordue les doigts de n’avoir pas emprunté le deuxième tome en même temps que le premier. J’ai dû attendre trois jours pour connaître le fin mot de l’histoire (mais c’est toujours moins que les primo-lecteurs de la BD qui ont dû patienter deux ans entre la parution du premier et du deuxième tome). La fin est satisfaisante et moi je trouve ça réconfortant.
Par la suite, j’ai emprunté tout ce que ma modeste médiathèque communale suisse contenait d’albums de Davodeau : Chute de vélo, Les couloirs aériens, la trilogie d’Un monde si tranquille…
J’ai beaucoup apprécié Chute de vélo, dont l’histoire rappelle un peu celle de Lulu, avec une construction circulaire, une histoire de famille, un dénouement inattendu, une critique sociale encore plus présente, mais aussi le même ton un peu rêveur. Une histoire très touchante. Mais je n’y ai pas retrouvé le même souffle que dans Lulu (pour moi son chef-d’oeuvre, adapté au cinéma par Solvéig Anspach et Jean-Luc Gaget).
Les couloirs aériens est le récit d’un homme de 50 ans qui s’enterre à la campagne pour faire le point sur sa vie à la mort de ses parents. Une cargaison d’objets de famille, les vieux amis, de nouvelles rencontres vont lui permettre de panser quelques blessures du passé. Cette histoire est basée sur des éléments biographiques car le récit est entrecoupé de planches de photos d’objets typiques des années 60-70 (un presse-purée, une vieille montre, des babioles jaunies…). Un récit nostalgique et doux-amer, qui prête à sourire.
Je suis moins entrée dans les histoires de la trilogie d’Un monde si tranquille (La gloire d’Albert, Anticyclone, Ceux qui t’aiment) même si elles sont bien construites. On est dans la veine de la fable sociopolitique à la critique incisive. La domination des nantis (La gloire d’Albert), l’oppression salariale (Anticyclone), le système médiatique (Ceux qui t’aiment) sont ici visés. On est dans une veine qui pourrait ressembler à ce qu’avait fait Jean Van Hamme dans les années 1980 avec SOS Bonheur (cette trilogie dystopique sur un monde totalitaire). Mais ici, le manque de réalisme n’est pas compensé par la finesse de la réflexion politique. On frise parfois la caricature. En tant que lectrice je me suis beaucoup moins projetée sur les personnages et leur histoire. Je trouve que Davodeau excelle beaucoup plus dans le récit réaliste, humaniste, que dans ce registre de fable critique.
Et vous, connaissez-vous le travail d’Etienne Davodeau ? L’appréciez-vous ? Quels autres titres me conseilleriez-vous ?
Dans ce premier tome de la série policière de Leonardo Padura, Mario Conde est un tout jeune inspecteur de la police havanaise de 34 ans, mais il tient déjà une sacrée couche de mélancolie (et une sacrée gueule de bois). Son chef a bien du mal à le réveiller en ce 1er janvier pour lui confier une nouvelle affaire : la disparition de Rafael Morin. A ce nom, les souvenirs de Mario Conde s’éveillent. Ses jeunes années au Pre de la Vibora (son lycée) ressurgissent, entrecoupant l’intrigue policière de récits à la première personne qui révèlent un Mario adolescent, entouré de ses amis, de Tamara, son crush absolu, et de Rafael, le chef très hâbleur du syndicat étudiant. Rafael qui épousa Tamara dans la foulée du lycée et fit une brillante carrière politique. Rafael qu’on n’a plus revu depuis le réveillon du 31 décembre.
Les romans de la série Mario Conde sont décidément bien attachants. Après Les brumes du passé, j’ai eu l’impression de retrouver un vieil ami, dont les amis (El Flaco – le Maigre – qui fait plus de 100 kilos dans son fauteuil roulant ; El Conejo, et j’en passe) sont aussi nos amis. Ce premier opus nous les présente et du même coup nous montre d’où ils viennent, leurs parcours : les illusions de l’adolescence, les désillusions de l’âge adulte, dans un Cuba castriste qui, passée la ferveur révolutionnaire, s’est installé dans un communisme routinier et quelque peu castr…ateur (haha).
Où l’on comprend à quel point l’entrée de Mario dans la police est un accident de parcours. Il s’était bel et bien rêvé écrivain (bon sang mais c’est bien sûr !). Trop d’obstacles sur son chemin – sa participation à l’atelier d’écriture du lycée fut tuée dans l’oeuf (ses écrits jugés pas assez révolutionnaires), son orientation en fac de Lettres refusée, il fut recalé en psycho puis recruté par la police – contribuent à lui donner cet air d’inspecteur blasé et décalé qu’on lui connaît, amoureux des vieux troquets et des jolies femmes, soupirant après un « passé parfait ».
Tout n’était pourtant pas parfait dans ce passé, si on en croit les vexations subies par Mario et ses amis lors des camps de travail volontaire. On le voit aussi en joueur de base-ball de l’équipe du lycée, avec El Flaco, fervent supporter du sport national cubain. El Flaco fauché par une balle angolaise quelques années plus tard et définitivement handicapé. Enfin, l’amour platonique de Conde pour Tamara se voit ravivé par les interrogatoires qu’il doit mener avec elle. Parfois, le présent corrige le passé, et c’est tant mieux.
Ces souvenirs du personnage emblématique de la série doivent beaucoup, à mon avis, à ceux de l’auteur lui-même, qui a eu lui aussi 17 ans en 1972. Comment sinon avoir pu inventer un détail pareil : pour se fabriquer des pantalons « pattes d’eph », les jeunes Cubains de l’époque, qui n’avaient pas accès aux jeans américains, coupaient leurs pantalons au niveau du genou et recousaient la jambe à l’envers, pour avoir la partie la plus large en bas !
Une note douce-amère domine dès le départ cette série et lui donne le ton. Mais cela est contrebalancé par l’humour jubilatoire des dialogues, tout-à-fait croquignolesques en version originale puisqu’émaillés d’argot et de particularismes cubains.
Et l’intrigue policière, dans tout ça ? Je dois avouer que je l’ai trouvée tout-à-fait secondaire. Les magouilles politiques cubaines se caractérisent par leur contexte insulaire et coupé du monde extérieur, qui oblige les ambitieux à contourner le système par d’habiles stratagèmes de sociétés tierces pour faire du commerce à l’import-export. Mais j’ai bien plus savouré les portraits des personnages de cette petite comédie humaine cubaine, ainsi que les descriptions d’un La Havane venteux et déboussolé.
Ce billet participe au Mois Latino de Ingannmic et Goran.
« Pasado Perfecto » (1991), traduit en français sous le titre « Passé Parfait » (Métailié, 2000).
C’est un roman ethnologique, un roman paysagiste, un roman humaniste, un roman impressionniste, qui accumule les mots pour restituer la présence formidable de celle qui est à la fois altière et protectrice : la montagne, la fameuse « île haute ».
Quelquefois, il va voir Martin et lui demande une liste de mots. Des mots de ce qu’il y a sous la neige quand elle fond. Une liste pour la forêt. Une liste pour la vallée. Une liste pour la montagne. Martin dit rhododendron, épilobe, égi, pissenlit, adénostyle. Ou povotte, cerisier, écureuil, sphaigne. Ou plateau, pierre à Bovi, gentiane, épervier. Des mots qui n’ont pas de sens pour Vincent […] il les écoute. […] Il ignore s’ils désignent des fleurs, des plantes, des arbres, des animaux, des choses mobiles, marchantes ou volantes ou rampantes ou statiques, minuscules ou géantes, dressées, couchées, effrayantes ou belles, repoussantes, rares ou communes […]. Il se concentre sur les sons, ils dictent sa palette et il déshabille la montagne.
Vincent a 12 ans lorsqu’il débarque à Vallorcine, la vallée des Ours, enclavée au-dessus de Chamonix, au cœur de l’hiver. Autour de lui, tout est blanc, la neige envahit tout, elle s’entasse sur des couches épaisses de dizaines de mètres, et coupe Vallorcine du monde extérieur. Elle protège aussi. Car Vincent s’appelait Vadim à Paris et il a fui. Nous sommes au début de l’année 1943, il ne fait pas bon être étiqueté juif par l’occupant.
Dans sa nouvelle famille, Vincent apprend la rude vie des montagnards, guidé par la litanie des « t’as jamais vu… (la neige, la cousse, de vache, de tacounets, etc) ? » de Moinette, sa petite mentor : soins aux bêtes qui vivent avec les humains, liste infinie de tâches à accomplir au-dedans et au-dehors, pour assurer la survie. Quand ils ne travaillent pas les enfants sont sur les bancs de l’école ou du catéchisme. Une vie fort éloignée de celle des enfants d’aujourd’hui. Et pourtant on ressent leur profonde joie de vivre. Leurs temps de loisir se passent à skier, à observer bêtes, fruits et plantes, à « parachuter » d’un mélèze. Vincent grandit, se débarrasse de son asthme. Il apprend le rythme des saisons, l’amour. Et surtout il reçoit avec avidité le choc des premières fois, gouvernées par la vision fondatrice : celle de son premier face-à-face avec la montagne (les Aiguilles rouges).
D’un coup la lumière refroidit. Blanche stoppe net, se retourne : regarde ! Le soleil a complètement disparu. La montagne se dresse à contre-jour dans le ciel vert. Ce n’est plus le dôme d’un palais, se dit le garçon, c’est une île. Une île dans la neige. Une île haute.
Comment ne pas penser à René Frison-Roche en lisant ce roman, frais comme la rosée couvrant les pâturages ? Grâce à « Premier de cordée », je connaissais certains mots : monchu, pèle. Mais Valentine Goby signe une œuvre unique en sauvant de l’oubli des milliers de gestes, savoirs et savoirs-faire d’un temps où à Vallorcine, tout se faisait à la main. Elle a recueilli les témoignages des habitants pour cela et c’est une chose que j’apprécie de plus en plus : transmettre l’histoire en roman – ce qui n’est pas tout-à-fait ce qu’on appelle communément le roman historique. Bien sûr, la guerre apporte une tension dramatique, mais elle reste en toile de fond, on l’oublierait presque si elle ne se rappelait à notre souvenir à la fin, lorsque les nazis sont près de remplacer les « alpini » (soldats italiens) dans le rôle de l’occupant en Savoie.
C’est surtout un superbe roman d’apprentissage qui mêle, dans une enivrante synesthésie de sensations, l’esthétique de la montagne, l’éthique des montagnards et l’hommage à l’enfance, aux seuils, aux premières fois. Un merveilleux cadeau de la part d’une autrice que je lis enfin !
Observe, imagine. Après ce sera trop tard, tu seras prisonnier de tes yeux.
« L’île haute » de Valentine Goby, Actes Sud, 2022.
J’ai dû réinitialiser mon mot de passe, mon interface ne me reconnaissait plus tellement ça faisait longtemps, bref c’était un peu la zone ici !
Comme j’ai publié quelques chroniques de livres sur mon compte Instagram cette année (pas beaucoup…), je vous en livre un condensé ici, pour ceux qui n’ont pas Instagram. Ca fera toujours un peu d’animation.
Mais n’hésitez pas à commenter hein, ça fait toujours plaisir (et j’ai réinitialisé mon mot de passe, je pourrai vous lire !)
« Le passé » de Tessa Hadley
Nouvelle étoile à accrocher au zénith de mon panthéon littéraire. Un vrai coup de coeur. Harriet, Roland, Alice et Fran reviennent passer des vacances dans la maison de leur enfance à Kington, en compagnie de leurs « relatives » (enfants, conjoint). Ils sont plus ou moins rattrapés par les brumes du passé qui flottent encore dans la maison. Le passé au miroir du présent, le présent qui se cherche dans le passé. La recherche du temps perdu passé au tamis d’un roman choral anglais, dans la campagne anglaise. Des vacances familiales saupoudrées de nostalgie, de divergences et d’ironie légère, dans un parfum de fin d’une époque.
« C’est du passé, dit-elle simplement comme si elle essayait une nouvelle phrase qu’elle venait d’apprendre, pour en observer les effets. »
Tessa Hadley fait preuve d’un sens affûté de l’observation des crissements résultant de la vie en commun des membres d’une famille, témoins de failles plus profondes. D’un ton plutôt impersonnel, elle nous plonge dans une atmosphère douce amère et excelle à suggérer en pointillés des répétitions et des réminiscences, des oppositions et des analogies mystérieuses entre les personnes, les choses et les époques. Le secret, l’irruption de l’imprévu, les « jeux interdits » des enfants, la nature vs la culture, la ruralité vue du regard distancié des citadins, l’Angleterre au prisme d’un lointain exotique, la modernité achoppant sur un monde plus ancien (le manque de réseau en étant le running gag), les relations familiales et maritales, les relations entre générations, la maternité, les rituels, les luttes politiques, les âges de la vie, les différences de classe sociale… sont quelques-uns des thèmes passés au crible d’un dernier été dans la vieille maison destinée tôt ou tard à la vente. Le point de vue sur les personnages, doux mais aiguisé, l’humour des dialogues, la finesse psychologique, pas de doute, nous sommes bien dans un roman anglais, dans la lignée de Jane Austen. Un livre à l’empreinte durable, qui pose in fine la question simple mais tragique : faut-il retenir le passé ou le laisser filer ?
« Moderato cantabile » de Marguerite Duras
Parce que je m’étais promise de la lire au moins une fois dans ma vie, j’ai choisi « Moderato cantabile » de Marguerite Duras (ou plutôt c’est elle qui m’a choisie : je suis tombée dessus dans une boîte à livres, un exemplaire de lycéen tout annoté). Un homme et une femme se retrouvent chaque jour dans le café où un crime passionnel a eu lieu pendant que le fils d’Anne Desbaresdes (la femme) prenait sa leçon de piano. Elle cherche de façon obsessionnelle à comprendre les raisons du passage à l’acte, lui (Chauvin) s’intéresse maladivement à elle. C’est un roman qui m’a déstabilisée. Mais peut-être m’attendais-je à l’être ? Bigre, il s’agit de la grande Duras, papesse des lettres françaises pendant un quart de siècle tout de même ! Sa façon de parler un peu décousue (tapez « interview Duras » sur YouTube) se retrouve dans les tournures de phrases très caractéristiques.
« J’avais soif, dit Anne Desbaresdes. – Les premières chaleurs, c’est pourquoi. – Et même je vous demanderai un autre verre de vin. »
(Oui, l’alcool au féminin est un vrai sujet chez Duras). C’est une lecture déstabilisante en cela que les personnages parlent (beaucoup) et agissent (peu) sans que rien de leur psychologie ni de leurs sentiments ne soient portés à l’information du lecteur. D’où une atmosphère étouffante et une impression de voir se mouvoir des pantins aliénés sur une scène de théâtre aussi banale (le café) que tragique (l’impossible rencontre des êtres). Au fur et à mesure de ces rendez-vous tacites s’accumule une tension qui menace d’exploser. À la faveur d’un meurtre, le secret, l’interdit, le tabou, difficilement compressés par les convenances sociales, cherchent à faire irruption par toutes les failles possibles, au détour d’une phrase, d’un geste de la main, d’une remarque anodine sur les magnolias. Mais il faut jouer sa partition « modéré » et « chantant » comme s’acharne à le répéter la prof de piano acariâtre à l’enfant d’Anne, sous le regard innocent duquel se trame tout cela. Qu’y avait-il derrière le miroir ? Rien, sans doute. Duras se moque de nos gesticulations d’invisibles insectes pris au piège et nous laisse sur un dernier adieu.
« Maigret et les braves gens » de Georges Simenon
Je m’interroge sur mon amour de la série Maigret. On ne peut pas dire que ce soit à cause des intrigues. On est plutôt sur des dénouements très terre-à-terre, sans trop de rebondissements complexes. L’intrigue est linéaire, le style économe. Le personnage de Maigret n’est pas flamboyant. Son univers est figé dans les années 30, avec ses petites secrétaires, ses gangsters du « milieu », ses petites gens, sa bourgeoisie ventrue et chapeautée. Alors d’où vient que régulièrement j’ai envie de me « faire » un Maigret ? Ça doit être en rapport avec l’atmosphère propre à la série. L’immersion dans un milieu, une famille, un quartier ou une petite ville de province qu’opère le commissaire Maigret, on la fait aussi. On plonge dans un réalisme à basse échelle. L’imprégnation de cet homme sans chichis dans les méandres des sentiments humains, dans des drames moraux cachés, sous son apparence faussement revêche, nous le rend proche et compréhensif.
Ça a son petit goût vintage des familles. Simenon, c’est un peu le Zola sans prétention du polar. J’apprécie les descriptions ou commentaires qui parsèment les romans l’air de rien. Lire Maigret, c’est une respiration, une lecture simple en apparence mais aux résonances parfois profondes. Ennuyeux diraient certains qui décrient ses ambiances ternes et chiches, où il ne semble pas se passer grand chose. Moi je trouve ça reposant et même paradoxalement réconfortant !
« Contigo en la distancia » / « Être à distance » de Carla Guelfengein
Adoré cette histoire de destins entrecroisés. À Santiago du Chili, une écrivaine octogénaire de renom est retrouvée un matin inconsciente au bas de son escalier par son jeune voisin. Or au même moment, une jeune femme franco-chilienne arrive à Santiago pour faire des recherches précisément sur l’œuvre de la romancière, désormais dans le coma. Un écrivain reconnu et célébré raconte ses souvenirs de jeunesse dans le Santiago des années 1950, et sa rencontre décisive avec une femme-génie (eh oui, le dire au féminin) aussi talentueuse qu’insaisissable, inspirée de la figure de Clarice Lispector. Ces destins indissolublement liés par un pacte aux nombreuses zones d’ombre forment la matière de la quête de la jeune génération, quête autant « policière » – grande maîtrise du suspense – qu’existentielle et amoureuse. Une histoire à la belle construction narrative, mêlant amour passionnel, création fiévreuse, et même drame social, comme seuls les écrivains latino-américains savent les écrire me semble-t-il. Des personnages marquants et émouvants dont j’ai même rêvé plusieurs nuits de suite. Un roman qui a reçu le prestigieux prix Alfaguara.
« Babylone » de Yasmina Reza
On connaît la Yasmina Reza, auteure de pièces de théâtre. Mais je ne l’avais jamais lue, et encore moins ses romans. J’ai découvert une écriture élégante, sèche et nerveuse, traversée de lignes de failles profondément émouvantes. À partir de la photo d’un témoin de Jéhovah prise dans les années 1950, la narratrice, une femme de 62 ans, déroule l’histoire de son voisin de palier, un homme falot et sans histoire à qui il arrive l’irréparable. S’ensuit une sorte de thriller en ascenseur tragi-comique, où brille le talent de Reza pour le comique de situation, dans une tentative désespérée d’échapper à une issue implacable. On ne peut mieux représenter l’inanité de nos désirs et destinées que par le ton désabusé de cette femme mûre, qui s’interroge sur la trace que nous laissons dans ce monde, et sur la vie après la mort dans une perspective athée.
« Une fille fait les quatre cents coups, se trimballe dans la vie juchée et peinturlurée et tout-à-coup se met à avoir soixante ans ».
En même temps, c’est Yasmina Reza. Chaque ligne vibre de son sens de la formule et de sa clairvoyance mi-acide, mi-amusée sur la nature humaine. On ne peut mieux allier la tragédie à la comédie qu’ici.
« D’après une histoire vraie » de Delphine de Vigan
Alors oui, sous ce titre faussement simple se cache un texte qui joue redoutablement avec nos nerfs de la première à la dernière ligne, un ORNI (objet romanesque non identifié) qui n’a aucune considération pour le pacte implicite entre auteur et lecteur. Qu’est-ce qu’il y a de vrai là-dedans ? Qu’est-ce qui n’est que fiction ? Comment démêler le vrai du faux ? Le « vrai » et le « faux » sont-ils les mêmes en littérature qu’en réalité ? Sont-ils des catégories recevables dans l’univers romanesque ? Si l’on suit « L », l’amie-qui-veut-du-bien à « Delphine » (l’autrice ? narratrice ?), seule la vérité présente un intérêt dans le roman. Quant à Delphine, elle défend la liberté de l’auteur d’inventer ou de déformer la vérité à sa façon pour produire de la fiction… ce qu’est le roman in fine. On est d’autant plus conduit à se poser ces questions que l’étau psychologique de l’une se referme sur l’autre de façon glaçante.
Outre plusieurs clins d’œil à la « vraie » vie de l’autrice (son blues après le succès de son précédent roman autour de la figure de sa mère, ou son compagnon François Busnel, animateur de l’émission « La grande librairie » et amateur de vies d’auteurs), le roman enchâsse un débat entre deux visions du « vrai » romanesque… en action si l’on peut dire. C’est donc un texte très intelligent et retors qui manie plein de niveaux de lecture, plein de surprises et de chausse-trappes, dont le titre dit tout et rien à la fois. Je sais que tout le monde l’a lu avant moi (ou pas ?? dites-moi ça) mais moi j’étais contente de le lire après que le maelström médiatique autour de ce livre se soit calmé. Première fois que je lis Delphine de Vigan. Comme Hervé Le Tellier, Tonino Benacquista, Laurent Binet ou Antoine Bello, elle fait partie de ces auteurs-machinateurs qui mettent la matière romanesque dans un accélérateur à particules et produisent des résultats assez dingues. Je ne peux pas dire que ce soit la littérature que je préfère mais de temps en temps, j’apprécie qu’un livre me hérisse le poil et me secoue les neurones comme une boule à neige 😵💫🤪😅
« La plus secrète mémoire des hommes » de Mohamed Mbougar Sarr
Éblouie, et même touchée jusqu’à l’intime j’ai été par l’écriture superbe du Goncourt 2022, dont la puissance d’évocation n’a d’égale que la magie du verbe. Un roman qui redonne envie de croire aux pouvoirs magiques de la littérature. Carton plein pour, pratiquement, le seul auteur masculin de mon année (si j’exclus mes Proust, Gracq et Henry James au long cours que je n’ai pas encore fini de lire cette année !) Mais résumer ce roman-fleuve aux mille ramifications s’avère complexe. Devant la difficulté de la tâche, je cède la parole à Diégane, notre héros et narrateur, « jeune écrivain africain » possédé par la littérature et lancé sur les traces de son aîné, un écrivain sénégalais des années 30 tombé dans les oubliettes de l’histoire et de la mémoire.
« Tout est permis dans les variations et combinaisons qu’offre la création littéraire. On soulève une trappe de tristesse, et la littérature fait remonter un grand rire du trou. Vous entrez dans un livre comme dans un lac de douleur noir et glacé. Mais au fond de celui-ci, vous surprenez soudain l’air joyeux d’une fête : tangos de cachalots, zouks d’hippocampe, twerks de tortues, moonwalks de céphalopodes géants. Au commencement est la mélancolie, la mélancolie d’être un homme, l’âme qui saura la regarder jusqu’à son fond et la faire résonner en chacun, cette âme seule sera l’âme d’un artiste – d’un écrivain. »
« Chez nous » de Marilynne Robinson
Ce roman est un petit bijou de délicatesse qui excelle à peindre des sentiments humains plus suggérés qu’exprimés. Et c’est peut-être là que le bât blesse. Car la délicatesse c’est bien, mais en bouffer sur 150 pages à coups de dialogues aussi ennuyeux et répétitifs que « pardon, je me suis comporté en rustre » et « non c’est pas toi, c’est moi qui suis sotte » tandis qu’il ne se passe RIEN, ça ne nourrit pas son lecteur. Certains parleront subtilité et raffoleront de cette succession de tableaux à la Dennis Hopper qui voient un vieux père et sa plus jeune fille (de 38 ans tout de même) confrontés au retour au bercail du « fils prodigue », un homme qui avait rompu les attaches avec sa famille de pasteurs et fait les 400 coups pendant 20 ans. Nous sommes dans une bourgade de l’est des États-Unis, et j’ai mis du temps à comprendre que ça se passait dans les années 50 (tout semble très atemporel). Moi je me suis d’abord installée avec plaisir dans cette atmosphère feutrée, cousue de non-dits et de blessures secrètes ; puis je me suis gentiment ennuyée, mais je restais accrochée par une sorte d’hypnose de lecture (et l’espoir que quelque chose se passe) ; puis j’ai été exaspérée par les dialogues ; puis j’ai laissé tomber car je ne suis pas très tenace quand tant d’autres livres supers me tendent les bras, à vrai dire.
« Avec mon meilleur souvenir » de Françoise Sagan
On a tous nos personnages fétiches. Sagan, elle, à eu le privilège de rencontrer de « vrais » personnages, déjà fabuleux de leur vivant : Billie Holiday, Tennessee Williams et Carson McCullers, Orson Welles, Danielle Darrieux comme Jean-Paul Sartre. Et elle enrobe ces géants de sa propre mythologie personnelle, faite d’une désinvolture gentille et élégante, qui ne se prend jamais au sérieux. (La fois où Orson Welles la porte comme un vulgaire paquet de linge, plus qu’il ne lui donne le bras dans la rue, ça m’a fait tellement rire ! Je les imaginais tellement : elle si chétive, et lui si géant. En creux, cette anecdote révèle sa modestie et son sens de l’humour). Il y aurait beaucoup à retenir de ce livre de souvenirs, car outre les nombreuses personnalités qu’elle a côtoyées, Sagan y aborde des thématiques qui traversent sa vie : la vitesse, le jeu, St-Tropez, la littérature évidemment. Moi, le personnage que j’aimerais rencontrer, c’est Sagan elle-même. Son mystère, sa simplicité et sa fausse frivolité me fascinent. Je voudrais lui poser des tas de questions, Madame Sagan, vous aviez le chic pour vous mettre en danger, était-ce pour vivre dans un de vos romans ? Mais elle risquerait de se cacher derrière sa frange… Pas d’autre choix que de l’écouter se raconter dans un café de Saint-Germain-des-pr… heu, dans ses livres.
« Nous étions le 8 août, à présent, j’avais gagné avec le 8, il la vendait 8 millions anciens, il était 8 heures du matin, que voulez-vous que je fisse contre tout cela ?… Je tirais des billets de mon sac-à-main du soir qui en débordait, et les lui mis dans la main, avant d’aller me coucher, triomphante, dans ce qui allait être – et qui est resté jusqu’ici – mon seul bien sur la terre, une maison toujours un peu déglinguée, sise à trois kilomètres de Honfleur (et douze de Deauville). »
« Etés anglais, la saga des Cazalet 1 » de Elizabeth Jane Howard
J’ai tellement aimé me plonger dans l’ambiance de cette grande famille londonienne qui prend ses quartiers d’été à Home Place dans l’entre-deux-guerres. Dans la famille Cazalet, je demande la tante célibataire Rachel, et le trio de petites-filles extrêmement bien campées, Louise, Polly et Clary. Mais chaque personnage (et il y en a tout un arbre généalogique !) est dessiné à hauteur, avec un souci du détail, de la psychologie et un humour ravageur décidément tout britanniques. Et sous les dehors insouciants d’une compagnie à la Downton Abbey, l’orage gronde au loin… Nous sommes en 1937.
« The punishment she deserves » de Elizabeth George
700 pages au compteur, ça fait beaucoup (trop ?) pour un roman policier. J’ai ainsi fait connaissance avec Elizabeth George et sa série autour de l’inspecteur Thomas Linley et de sa partenaire, l’agent Barbara Havers de la police londonienne. Les personnages sont dépeints de façon très humaine et attachante, notamment Barbara, éternelle gaffeuse issue des classes populaires et faire-valoir du noble Linley. Elle est en fâcheuse position au début de l’histoire, à deux doigts d’être mutée à un perpète-les-alouettes anglais, et surveillée de près par sa supérieure, la très castratrice Isabelle Ardery. Toutes deux sont néanmoins obligées de faire équipe dans la petite ville médiévale de Ludlow dans le Shropshire pour enquêter, non pas sur la mort suspecte d’un diacre anglican pendant sa garde-à-vue, mais sur la façon dont la police locale a géré l’affaire. Autant dire que Havers marche sur des œufs… qui vont casser, fort heureusement pour le lecteur qui a pédalé un peu malaisément dans la semoule de cette première enquête où la découverte d’indices s’est faite au rythme d’un toutes les 100 pages.
Ce n’est que lors de la seconde enquête, réunissant cette fois le traditionnel duo Havers-Linley que les choses s’activent un peu plus, encore que l’intrigue se plaît à se subdiviser en de nombreuses ramifications, impliquant : la question du binge-drinking et de la prostitution des étudiants, plusieurs formes de violences, notamment sexuelles (oui, y a du lourd), les relations parents-enfants, les traumatismes transgénérationnels, et leur impact sur les choix de vie posés par les jeunes adultes, l’alcoolisme, la hiérarchie policière, les rapports de classe, la place de la religion… On le voit, une grande diversité de thèmes sociaux très contemporains et intelligemment entremêlés, qui en fait finalement un roman-fleuve de type dickensien, avec accessoirement une intrigue policière rondement menée sur la fin. L’ensemble est parfois un peu lourd mais le lecteur est immergé et Barbara Havers apporte une bouffée de légèreté bienvenue. Une bonne lecture in fine, mais Dieu, que c’était long !
« La place » d’Annie Ernaux
Deux prix littéraires pour le prix d’un avec « La place », prix Renaudot 1984, dont l’auteure a reçu comme l’on sait, le prix Nobel de littérature cette année. Je n’entrerai pas dans le débat de savoir si Ernaux a mérité son Nobel. Tout ce que je sais, c’est qu’ici elle évoque son père, petit commerçant à Yvetot, parti de rien, issu d’un milieu paysan et ouvrier. Et elle le fait bien car elle convoque ses souvenirs sans chercher à les romantiser. Mettre des fioritures, cela reviendrait à trahir sa famille. Alors certes, on est au ras du réel et il ne se passe pas grand chose, mais l’important est sur un autre plan. Annie Ernaux donne une voie aux sans-voix, et plus largement à l’humble vie quotidienne. Et cela rend un son profondément émouvant. Des lecteurs d’Ernaux par ici ?
« Voie étroite, en écrivant, entre la réhabilitation d’un mode de vie considéré comme inférieur, et la dénonciation de l’aliénation qui l’accompagne. Parce que ces façons de vivre étaient à nous, un bonheur même, mais aussi les barrières humiliantes de notre condition… »
Et dans la section BD, une comparaison entre « Kiki de Montparnasse » de Catel et Bocquet, et « California Dreamin' » de Pénélope Bagieu
Kiki. Cass. Deux bêtes de scène, deux extraverties, deux artistes, femmes libres et en-dehors des cases, auxquelles les cases de Catel et de Bagieu rendent splendidement vie. Une enfance misérable et sans père (et presque sans mère) pour Alice Prin, dite Kiki, dite aussi « reine de Montparnasse » à la veille de la Première Guerre mondiale. Une enfance modeste entre des parents juifs de Russie émigrés sur la Côte Est des États-Unis et tenanciers de « deli » au lendemain de la Seconde Guerre mondiale pour Ellen Cohen, dite Cass Elliot, dite aussi Mama Cass.
Des blessures d’enfance (sentiment d’abandon entre autres) qu’elles chercheront à transcender par l’art, notamment le chant et la scène, mais aussi la peinture pour Kiki, et l’alcool, la drogue, et un besoin inextinguible d’être aimées…
Montées à « la grande ville » (Paris, New York…) au cœur de décennies emblématiques (les 1920s pour Kiki, les 1960s pour Cass), elles se forgeront un destin par la force de leur talent, de leur facilité à se faire des amis, et de leur culot. Souvent mal aimées et dénigrées pour leur physique, elles imposeront néanmoins leur style. Kiki était la muse préférée des peintres de l’Ecole de Paris dans les Années Folles (Foujita, Kisling, son amant le photographe Man Ray…). Elle peignait elle-même et chantait au cabaret du Jockey à Montparnasse. Elle fréquenta tout le Paris artiste, cosmopolite, intellectuel de l’entre-deux-guerres (Cocteau, Desnos, Tristan Tzara…) Cass se mêla à la bohème issue de la Beat generation, obsédée par une seule idée : devenir une star. Sa voix magnifique lui permit d’intégrer plusieurs groupes de folk, non sans mal à cause de son physique hors-norme. Elle contribua au renouveau du genre en formant le génial groupe des Mamas and the Papas. Toutes deux moururent à un âge assez jeune (52 ans pour Kiki, et seulement 32 pour Cass). J’ai eu beaucoup de plaisir à découvrir Kiki et Cass sous les traits vifs, enlevés et sensibles des deux dessinatrices. Une plongée dans un univers plein d’énergie créative et d’ombres aussi. Des pépites.
Et sinon, je souhaite à chacun une très bonne année, remplie de bonnes lectures !