Moi qui n’ai pas connu les hommes, de Jacqueline Harpman

Qui suis-je ? D’où viens-je ? Où vais-je ? Que puis-je ? À ces questions, il est bien difficile de répondre avec certitude. Mais imaginez que vous soyez, comme la narratrice, enfermée dans une cave avec trente-neuf autres femmes, sans savoir où vous êtes ni pourquoi on vous mis là. Vous êtes servie en nourriture deux fois par jour par des gardiens impassibles qui ne répondent pas à vos questions. Ils vous surveillent 24 heures sur 24, vous empêchent de vous toucher physiquement et de hausser le ton, et vous êtes même obligée de faire vos besoins et votre toilette en public. Comme, de plus, vous êtes la plus jeune du groupe, vous ne vous rappelez plus du « monde d’avant » dont parlent les autres femmes, ni même de votre nom. Ça ressemble à une honnête version de l’enfer, n’est-ce pas ? (Je ne dis même pas totalitaire, vu que dans le totalitarisme il existe au moins une idéologie, si délirante soit-elle, qui sert de support et d’explication à l’expérience vécue. Ici, non. Peut-on faire pire que le 1984 d’Orwell ? Apparemment, oui.)

L’audace de ma pensée me suffoquait. Depuis des années, nous étions ici, réduites à une impuissance totale, déchues, démunies de tout même des outils pour se tuer, déféquant en pleine lumière sous les yeux de tout le monde, sous leurs yeux : moi, je voulais gêner un gardien et je pensais en avoir trouvé le moyen.

Imaginez à présent que par un hasard des plus sidérants, vous soyez amenée à sortir de la prison où vous avez été retenue tant d’années avec votre groupe, et que vous sortiez enfin à l’air libre : que ressentiriez-vous ? Que diriez-vous à la vue d’un désert pratiquement vide, seulement peuplé d’autres caves analogues d’où vous tirez la nourriture (surgelée en quantité astronomique) et le matériel de survie de base ? Comment faire société quand on est que quarante femmes ? Et comment se sentir exister dans le temps quand, au fur et à mesure des années, vous devenez la seule survivante dans un monde vide ?

L’élan qui venait de m’emporter réveilla des choses confuses en moi : se donner la main, marcher en se tenant par la taille, se serrer dans les bras, ces mots étaient dans mon vocabulaire, ils désignaient des gestes que je n’avais jamais faits.

Vous l’aurez compris, ce récit à teneur fortement dystopique pose beaucoup de questions fondamentales, sans apporter de réponses toutes faites. Au lecteur de se projeter, et c’est terriblement vertigineux. Cela ressemble à l’expérience particulièrement machiavélique d’un savant fou qui aurait décidé de catapulter des groupes humains non reliés en parenté ni en amitié sur une planète inconnue, pour voir ce qu’ils deviennent, et s’ils restent humains malgré tout. Dans le cas de la narratrice, cela m’a aussi fait penser à ces cas (réels ou inventés) de petits enfants perdus dans la jungle et qui ont grandi sans connaître ce qu’est une famille, l’amour, l’expérience sociale de base dans un monde aussi technique et sophistiqué que le nôtre. Peut-on être humain sans avoir de rapport avec d’autres humains ou une société diversifiée ? Est-on humain autrement ? Naît-on humain ou le devient-on ? Pour la narratrice, l’insensé est son lot commun depuis son plus jeune âge, contrairement aux autres femmes plus âgées ; elle a donc moins de mal à s’adapter à cette vie si éloignée de la nôtre et elle trouve certaines ressources en son for intérieur pour se sentir exister. Elle nous est pourtant aussi étrangère qu’une Alien venue d’une autre planète.

… le temps est affaire d’être humain et, vraiment !, comment pourrais-je me considérer comme un être humain, moi qui n’ai connu que trente-neuf personnes et toutes des femmes ?

Ce court roman m’a fait penser à une foultitude d’autres oeuvres du même acabit. La quatrième de couverture évoque Kafka, Paul Auster ou Le désert des tartares, que je n’ai pas ou peu lus ; moi j’ai surtout et d’abord pensé au Mur invisible de Marlen Haushofer : même cas d’une femme qui doit apprendre à vivre et à se débrouiller sous une immense « cloche » invisible qui la sépare d’un monde extérieur pétrifié sur une place, à la suite d’un cataclysme inexpliqué. Dans le genre de robinsonnades post-apocalyptique, il y a aussi Malevil de Robert Merle (grande lecture de mon adolescence) ou Station Eleven de Emily St-John Mandel. Du côté dystopique, ou conte métaphysique, j’ai aussi pensé à Cristallisation secrète (le côté totalitaire, inexplicable d’un monde qu’on ne maîtrise pas) mais aussi Madrapour, toujours de Robert Merle (12 personnes sont dans un avion sans personnel de bord, et sans savoir où il va), voire à La servante écarlate de Margaret Atwood. Mais en fait, ça ne joue pas pour ce dernier, car contrairement à ce que l’on pourrait croire au début, le propos de Moi qui n’ai pas connu les hommes n’est pas féministe mais « simplement » humaniste. Il y a aussi un côté science-fiction dans cette oeuvre, puisque les femmes se demandent si elles n’ont pas été transportées sur une autre planète à la suite d’un terrible événement dont elles ne se souviendraient pas.

La force de ce texte est qu’il n’apporte aucune réponse claire ; comme la narratrice, on ne peut qu’émettre des suppositions. Le sens de son existence solitaire devient dès lors dangereusement fuyant, surtout si on le met en perspective avec le mouvement impersonnel des planètes au-dessus de sa tête. Il force à chercher ce qui apporte du sens, ce qui nous inscrit dans le temps et dans l’espace : la relation avec les autres, notre famille, notre couple, nos amis, mais aussi avec ce qui nous est différent (les inconnus du métro ou de l’autre bout du monde) – et la chaîne des événements qui compose la trame de notre vie et de l’histoire. Pourtant, ce récit n’est pas complètement triste ni violent, il transmet une forme de sérénité mélancolique, d’acceptation. Toutefois sa tonalité cauchemardesque – cet état que vous voulez quitter à tout prix, dont vous croyez parfois être parvenu à sortir, mais en fait non – est assez oppressante. On est plus dans le registre « poil-à-gratter » que « feel-good », cela va sans dire, ce qui en fait une lecture marquante, et osons le mot, bouleversante à bas bruit.

… et je me dis que je suis seule sur cette terre qui n’a plus ni geôliers ni prisonniers, ignorant ce que je suis venue y faire, maîtresse du silence, propriétaire de caves et de cadavres, je me dis que j’ai marché des milliers d’heures et que bientôt je ferai mes derniers dix pas pour aller déposer ces feuilles sur la table et revenir me coucher sur mon lit de mort, vieille femme toute desséchée dont les yeux que nulle main ne fermera regarderont toujours vers la porte.

J’ai lu Jacqueline Harpman pour la LC qui lui est consacrée aujourd’hui dans le cadre du mois belge.

« Moi qui n’ai pas connu les hommes » de Jacqueline Harpman, Le livre de Poche, Stock, 1995, 192 p.

26 commentaires sur « Moi qui n’ai pas connu les hommes, de Jacqueline Harpman »

  1. OK j’ai compris, ce bouquin est sur mes étagères, je dois l’en sortir!!! Mois belge bien entamé, j’ai déjà trois lectures (alors, quatre?)
    Comme toi j’ai lu Malevil et Madrapour (chouettes romans, non?), le mur invisible
    J’ai aussi lu Le désert des tartares et je pense le relire (un jour) Et toi? ^_^

    1. Voyons, quatre lectures en un mois ne sont pas pour te faire peur Keisha ?! 😉
      Oui, du coup, je veux lire Le désert des tartares maintenant.

  2. Tu es convaincante et terriblement tentatrice par les autres titres que tu cites. Je ne suis pourtant pas certaine que j’accrocherai à ce type de lecture. J’ai cependant aimé Le désert des Tartares, mes lectures de Kafka et Le voyage d’Anna Blum de Paul Auster ( ton billet me fait penser à celui ci ). Je ne sais ce qui me retient. Je crois que je vais déjà garder en mémoire Le mur invisible que je n’ai toujours pas lu.

    1. Je note le titre de Paul Auster. Le mur invisible est une lecture forte et consistante, très terre-à-terre. L’héroïne vient du monde « d’avant » et compare sa nouvelle vie solitaire et rude (elle lutte pour trouver sa subsistance, contrairement à ici), avec la petite vie convenable et morne qu’elle menait avant.

  3. J’ai lu ce roman il y a des années et je comptais le relire pour le rendez-vous d’aujourd’hui, mais après quelques pages, je n’ai pas eu le courage de le relire et j’ai choisi un autre roman de Harpman. « Moi qui n’ai pas connu les hommes » est un roman bouleversant. Il m’avait marqué à l’époque par son originalité et par l’imagination dont l’auteure avait fait preuve. Par toutes les questions qu’il pose aussi. Je pense que c’est un livre qu’il faut avoir lu.

  4. Que de belles références ! J’ai lu ce roman aussi il y a longtemps, mes souvenirs en sont flous. En te lisant, je pense aussi à Je suis une légende de Richard Matheson où, avec le dernier survivant humain, on peut aussi se demander : qu’est-ce qu’un homme ? qui est hommes, qui est zombie finalement ? Merci pour ce très beau billet !

  5. Moi non plus je ne suis pas attirée, à première vue, par ce livre, peut-être parce que ça m’effraire, comme thème. J’ai pourtant lu Le désert des tartares, Malevil, et j’ai aimé… mais peut-être est-ce parce qu’ici, il n’y a que des femmes…

    1. Moi aussi le thème m’effrayait… je ne l’aurais pas lu sans le mois belge, mais maintenant je suis bien contente de l’avoir fait ! J’ai envie de lire Le désert des tartares à présent…

  6. J’adore ce type de livres dystopiques qui posent plein de questions… mais je vois que je suis à la traine ! J’ai vu mais pas encore lu le mur invisible et j’ai la servante écarlate dans ma PAL. J’avais noté en 2017 ( je crois) Station Eleven mais je ne connais pas du tout cristallisation secrète. JE note tout ça !

  7. Je voulais lire un roman de Harpman pour ce rendez-vous et puis finalement, j’ai dû être réaliste. Je ne lis plus assez pour enchaîner 15 lectures dans le moins… Mais j’ai toujours un titre d’elle dans ma wishlist, grâce à ton billet de l’an dernier. Je vais y ajouter celui-ci car tu es plus que convaincante. Comment ne pas être titillée avec ta référence au Mur invisible, entre autres ? Même si ce n’est pas cette année ou, du moins, ce mois-ci, il va vraiment falloir que je découvre cette auteure.

    1. Moi aussi je lis plus lentement, et j’essaie d’en profiter d’ailleurs. Cela faisait longtemps qu’il était dans ma pal celui-là, le thème me faisait un peu peur. Je me suis décidée pour le mois belge 😉

      1. Ok pas de souci. J’vais ce projet de toute façon
        Sinon, je suis dans le Harpman! Merci à toi.

  8. J’ai déjà noté ce titre chez Keisha, il me fait vraiment très très envie ! J’ai adoré Malevil, Le désert des tartares, La servante écarlate…

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