Cristallisation secrète, de Yôko Ogawa

41ThwOV7f7LLa narratrice vit sur une île frappée d’une étrange malédiction. Régulièrement, une chose anodine est condamnée à disparaître, non seulement du monde physique mais aussi de la mémoire des habitants. Ainsi en est-il allé du parfum, des timbres-poste, des calendriers, des photographies, des bateaux… Au cours du récit, les disparitions touchent des choses de plus en plus vitales. Personne ne s’en émeut mais tous vivent dans la crainte de la police secrète, une terrible force répressive qui traque les êtres exceptionnels échappant à la malédiction de l’oubli : ceux qui parviennent à se souvenir des choses disparues et à conserver le sens et les émotions qui leur étaient liées.

Dans ma lecture de Cristallisation secrète, il y a dû avoir une « cristallisation » qui ne s’est pas faite, et cette fable dystopique a emporté son secret dans la tombe de ses pages.

Rassurez-vous, j’ai bien compris la portée éventuellement politique de son propos : les autodafés de livres et la police secrète renvoient tout de suite à l’imagerie fantasmagorique des régimes totalitaires. Plus subtilement, l’anéantissement de certains objets ou êtres fait penser aux fantômes peuplant les cimetières de l’histoire : qui saurait se resservir d’une cassette VHS aujourd’hui par exemple ? et si Lewis Carroll, et surtout Disney, n’avaient pas ressuscité le fameux Dodo, qui s’en souviendrait aujourd’hui, à part quelques spécialistes d’histoire naturelle ? N’y aurait-il pas là une allusion à notre déni de certaines réalités dérangeantes, à notre culpabilité inconsciente ?

« Quand j’ai sous les yeux des objets disparus, mon coeur s’agite énormément. Comme si quelque chose de dur et épineux était lancé soudain au milieu d’un paisible marais. Il se forme des rides, un tourbillon se crée au fond et la boue remonte. C’est pourquoi nous sommes bien obligés de brûler les objets, de les jeter à la rivière ou de les enterrer, afin de les éloigner le plus possible de nous. »

Ce qui m’a déstabilisée je crois, dans ce roman, c’est sa neutralité poussée à l’extrême. L’écriture est « blanche », très simple, sans fioritures. Les dialogues entre les personnages sont strictement banals. Les personnages eux-mêmes sont rarement nommés et ne montrent que très peu d’affects. Pour vous donner un exemple, alors que la narratrice et son ami le « grand-père » viennent d’échapper à une terrible catastrophe qui aurait pu causer leur mort, la seule chose qu’ils trouvent à se dire c’est : « Oh ben mince, le cake que nous nous apprêtions à manger va être perdu ». Ça va les gars, vous ne risquez pas de nous faire de l’hypertension au  moins !

Les disparitions ne les touchent pas, ils s’y résignent passivement et, sauf exceptions, ne regrettent rien ; et bien que certains contreviennent aux ordres du régime, ils ne cherchent à aucun moment à s’insurger contre son absurde répression. Du coup, j’ai eu du mal à voir où l’auteur voulait en venir avec sa fable.

Après en avoir parlé avec Lili qui m’avait offert ce livre, nous en avons conclu qu’il s’agissait là peut-être d’un certain état d’esprit japonais (sans vouloir non plus tomber dans le bas étage du cliché, et donc avec toutes les limites que comporte une généralisation hâtive) : ce côté zen qui apprend à ne pas souffrir des désagréments petits ou grands, cette forme de soumission au pouvoir. Et que cela heurtait notre mentalité occidentale habituée à râler réclamer des droits individuels et des libertés. J’ai fait le parallèle avec L’aveuglement de José Saramago, livre lu il y a bien longtemps et dont je ne me rappelle que vaguement, mais où les personnages s’interrogeaient beaucoup plus sur les raisons et les conséquences de leur perte du sens de la vue.

Ceci explique peut-être pourquoi, après avoir lu les trois quarts du bouquin au mois de mai, j’ai ressenti le besoin « vital » d’aller m’ébattre vers d’autres contrées livresques avant de revenir finir le bouquin en ce mois de septembre (après tout, l’automne aussi est le symbole de la perte : chute des feuilles et tutti quanti !)

« La disparition des calendriers signifie que l’on ne peut pas déchirer de feuille à la fin du mois. C’est-à-dire que l’on peut toujours attendre, il n’y aura plus de nouveau mois pour nous. Le printemps ne viendra pas, vous savez. »

Ce livre m’a tout de même fascinée à certains égards : ses images poétiques, son rythme lent, ses thèmes crépusculaires et ambigus agissent peut-être de façon sous-jacente, ce qui fait que je ne l’ai pas laissé tomber au bout de 20 pages.

Je vous conseille le très beau billet de Lili sur ce livre qui approfondit la réflexion sur l’existence quotidienne en régime totalitaire.

Et pour filer le thème insulaire, l’inoubliable Laurent Voulzy qui chante « ce sentiment de solitude et d’isolement » :

« Cristallisation secrète » de Yôko Ogawa, traduit du japonais par Rose-Marie Makino, Babel, 2009, 374 p.

13 commentaires sur « Cristallisation secrète, de Yôko Ogawa »

  1. Ha, amusant! J’avais été en effet frappée par le calme plat de ce livre, mais je trouve justement que ça en faisait tout son charme, c’est très onirique, un peu comme dans les rêves où c’est justement le manque de réaction qui permet de faire la différence entre rêves et réalité…

    1. Beaucoup de lecteurs ont aimé ce livre. Je suis restée plus perplexe mais je comprends ce que tu dis à propos de son ambiance onirique. En effet, ça peut ressembler à un mauvais rêve où l’on se trouve englué dans une impossibilité d’agir insupportable 😉

    1. Héhé on peut voir les choses ainsi. Ce roman me heurte, donc il est (et vaut du coup la peine que l’on se penche dessus). CQFD !

  2. Je lis régulièrement de la littérature japonaise et pourtant je n’ai jamais lu cette auteure. Ce que tu dis de l’écriture dans ce roman ne me surprend pas. C’est un style que j’ai déjà croisé, du factuel, très sobre.En général, c’etait pour l’implicite, la distance qui rendait le propos assez fort.
    Ton billet et le rapprochement avec le roman de Saramago me fait penser à une dystopie lue cette année, paru chez Agullo,  » Espace lointzin  » de Jaroslav Melnik.

    1. J’ai déjà lu certains auteurs japonais moi aussi (Murakami, Mitsuyo Kakuta, Mishima) mais je n’ai jamais eu à ce point le sentiment de ne pas avoir les clés suffisantes pour entrer dans l’univers de l’auteur. Après je comprends tout-à-fait l’idée de l’implicite, du « less is more ». Mais là, c’était tellement « less » que ça ne résonnait même pas pour moi !
      Je note ce titre, « Espace lointain », car j’aime bien ce genre de récits de temps à autre.

  3. Je trouve que c’est aussi très japonais ce côté a priori lisse, limpide, qui ne l’est pas. Les émotions sont très peu exprimées, très retenues, mais sous la surface, le propos est dense et foisonnant. Il faut effeuiller. Plus je lis Ogawa, plus j’aime ces deux aspects : cette rondeur douce, cette impression de cocon au début, et le vertige de ce que ses métaphores évoquent en fait. Mais comme on a dit, je comprends complètement que spontanément, au lieu de trouver ça douillet et onirique, tu trouves ça ennuyeux. C’est vraiment exactement ce que j’ai ressenti au début aussi, et dans la littérature japonaise de manière générale d’ailleurs. Ce choc des cultures est d’autant plus palpables par le truchement de la traduction, qui doit être un vrai exercice de style et de force ! Peut-être apprécierais-tu plus kawababta, à la langue plus poétique ?
    Bisouxxx ma copinette, et merci pour nos échanges toujours passionnants !

    1. Oui, je crois que c’est ce que je devrais faire : aller au-delà de l’apparente impassibilité pour découvrir une grande richesse de significations… Marcher sur les pas de maître Ogawa ! 😉 Je suis d’accord avec toi sur le vertige que peuvent causer les métaphores de l’auteur, enveloppées qu’elles sont par ce ton très doux et posé. Mais ses métaphores n’ont pas eu le don (pour l’instant) de susciter en moi l’étincelle du sens, l’eurêka d’Archimède 😉 Il faut que je tente Kawabata, c’est sûr ! J’ai aussi Mishima en stock.
      Gros bisous ma chère Lili et « de rien/merci à toi » pour nos échanges (d’idées comme de cadeaux héhé) :*

  4. En général j’aime bien la littérature japonaise, même si j’ai le sentiment de rester un peu sur le seuil de la porte, qu’il me manque pas mal de clefs…
    Je note le titre de ce livre en tout cas!

    1. Oui, c’est un univers complètement différent. A ce jour, le roman japonais que j’ai préféré c’est « La cigale du huitième jour » de Mitsuyo Kakuta.

  5. je suis d’accord avec toi, sans en faire un cliché, l’écriture japonaise est particulière et il faut apprendre à y être sensible. Moi je m’y casse souvent les dents! (et qu’est-ce que j’ai adoré L’aveuglement!!)

  6. Pour moi l’un des plus beaux romans de Yoko Ogawa. Le plus kafkaien je pense. Il faut aimer ne pas tout comprendre. Les premières pages m’ont émue aux larmes. L’écriture de Yoko Ogawa est d’une délicatesse rare.

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.