Les cloches de Bâle, de Louis Aragon


Ce roman d’Aragon commence comme une comédie et finit dans un accès d’idéalisme lyrique, non sans avoir frôlé le tragique, parfois.

Mme Simonidzé lisait, comme si elle s’était sentie vieillir. Elle voulait connaître les hommes qui avaient écrit ces paroles où elle trouvait contre la vie fuyante une espèce de drogue tragiquement inutile.

Première partie : Diane.

« Cela ne fit rire personne quand Guy appela M. Romanet papa. »

Dès la première phrase, je me marre, je m’esbaudis, je me bidonne. Comprenez entre les lignes que Guy, le fils de Diane, a tout de suite pigé, avec la clairvoyance des enfants, que sa jeune et belle maman divorcée fricote avec M. Romanet. Ce que la mère de Diane, la « plus-snob-tu-meurs » Mme de Nettencourt (mais plus-sans-le-sou-tu-meurs-aussi) choisit soigneusement d’ignorer. Il faut dire que sa fifille fricote avec tout ce que la bonne société compte d’industriels friqués et d’officiers sanglés dans leurs décorations. Son carnet de chasse ressemble au Bottin mondain. Après Romanet, c’est le tour de Gilson-Quesnel (tiens, un nom vu dans Aurélien), puis elle se fait épouser par le petit et vulgaire Brunel qui a l’accent du midi (et beaucoup de sous bien mal acquis). Nous sommes au tournant des années 1900, et le salut d’une femme sans héritage mais pleine d’ambitions sociales passe par les hommes qu’elle fait chavirer dans son lit. Aristocrate déclassée, Diane est devenue cocotte.

Dire qu’il y a des gens qui fabriquent des cartes de visite !

Que c’est drôle, satirique, faussement ingénu et goguenard à souhait ! On se croirait dans une comédie d’Alphonse Allais, pleine de quiproquos et de doubles sens piquants. L’auteur croque cette soi-disant « bonne société » avec une pointe d’acidité pour nous dévoiler les dessous peu glorieux de cet alliage hétéroclite d’intérêts économiques qui, non contents d’exploiter les ouvriers en France, se taillent la part du lion dans les terres nouvellement conquises comme le Maroc, avec la bénédiction du gouvernement français (au risque de provoquer une guerre avec Guillaume) (l’empereur d’Allemagne) (ce qui finalement arriva, n’est-ce pas, mais ça, les personnages ne le savent pas) (patatras).

Nous sommes tous des parasites. Pourquoi ne pas l’avouer ? Il n’y a là rien qui me choque. En quoi est-il mieux d’être la bête qui a des parasites, que le parasite sur le dos du bétail ?

Deuxième partie : Catherine Simonidzé

Autre femme, autre ambiance. La belle Géorgienne qui a grandi entre une mère entretenue et une soeur en quête de respectabilité, se cherche et trouve sa voie dans l’anarchisme, ce qui lui permet d’exprimer sa rage de vivre selon ses propres lois, c’est-à-dire de ne dépendre d’aucun homme. Car bien qu’Aragon n’écrive pas le mot, Catherine est d’abord et avant tout une féministe. Cette partie-là frôle le tragique car Catherine ne parvient pas à définir sa place dans le monde : elle rejette sa classe d’origine, la bourgeoisie, mais ne trouve pas sa place parmi les travailleurs ; elle se sert des hommes pour son plaisir, mais a du mal à s’avouer son attirance pour les beaux officiers un peu bêtes. Comme Frédéric Moreau, elle fait son éducation sentimentale mais c’est une éducation « sous acides », aiguisée par le sentiment de sa propre finitude. Dans l’impasse, et plutôt que dans la Seine, elle finit par se jeter à corps perdu dans la grève des chauffeurs de taxi grâce à sa rencontre avec Victor (qui donne son nom à la troisième partie). On recroise des personnages déjà vus dans la première partie, ce qui permet de faire le lien – ténu certes – entre Diane et Catherine.

Bon, il y avait des heures qu’elle pouvait passer ici ou là, mais le temps ne coulait pas. C’était comme une fontaine gelée.

Enfin, quid des cloches de Bâle ? Ce sont celles qui ont retenti dans la ville suisse lors du Congrès socialiste de 1912, dans lequel s’exprima Clara Zetkin, une militante allemande ayant réellement existé, qu’Aragon définit comme la femme de l’avenir dans son épilogue.

Après Aurélien, qui clôture Le Monde réel, j’ai lu le premier des quatre romans qui composent le cycle. On reconnaît le ton très libre et volontiers gouailleur d’Aragon, et ses soudaines envolées poétiques qui bleuissent l’âme. Sans surprise, le socialisme est bien présent dans ce roman écrit en 1934 (date de naissance de l’antifascisme en France).

C’était son premier coup de pied au cul ; il venait de faire connaissance avec le prolétariat.

Pour tout dire, j’ai senti que ce roman était plus « vert », moins abouti qu’Aurélien. On se perd dans l’entrelacs des relations entre les personnages, leurs coups fourrés sont tellement fourrés qu’ils me sont à peu près incompréhensibles, et les scandales politiques de l’époque ne font plus tellement écho. En fait, je n’ai pas bien vu où voulait en venir Aragon : est-ce un manifeste pour la libération des femmes, à travers trois cas emblématiques qui illustrent la marche de l’histoire vers le progrès (la cocotte inféodée aux hommes et au système capitaliste ; la « rebelle sans cause » ; la militante ouvrière à l’avant-garde de sa classe et de son sexe) ? Est-ce une dénonciation de la corruption du système capitaliste, à travers la peinture sans concession des milieux d’argent, « ennemis de classe » des travailleurs ? Ou bien un roman dans le plus beau sens du terme, échappant à tout étiquetage simpliste sur la base des engagements politiques du romancier, compagnon de route du Parti communiste ?…

Mettons tout de suite fin au suspense : je souscris à la troisième option bien évidemment (vieille ficelle rhétorique n’est-ce pas). Il faut se laisser aller à lire ce roman « comme un alcool », sans trop ratiociner. C’est d’ailleurs cette ligne de fuite insaisissable qui fait la force littéraire de ce texte, qui sans cela n’aurait été qu’un vulgaire copié-collé du Manifeste de Marx…

Bref, avec ou sans Marx, c’est toujours un bonheur de lire Aragon.

Et je n’aurais pas connu ce plaisir si Lili et Nathalie n’avait institué un « rendez-vous Aragon » tous les 36 du mois (oui, oui, j’ai un peu loupé le dernier en date, prévu aux ides de mars…). Pour lire leurs billets, c’est par ici :

« Les cloches de Bâle » de Louis Aragon, Préface du romancier « C’est là que tout a commencé… », Folio, 1972, 438 p.


14 commentaires sur « Les cloches de Bâle, de Louis Aragon »

  1. J’ai lu les billets de Lili. J’ai beaucoup aimé Aurélien, j’en ai d’autres dans ma PAL qu’il faut que je ressorte…

    1. Moi aussi j’ai adoré Aurélien. Lesquels as-tu dans ta PAL ? J’espère que tu les ressortiras bien vite (au moins pour la LC du 15 septembre).

  2. Je n’ai jamais oublié Catherine, ce beau personnage des Cloches de Bâle… Vraiment, je vais relire Aragon un de ces jours. Avez-vous lu Les voyageurs de l’impériale ?
    Bonne journée.
    BONHEUR DU JOUR

    1. Oui, c’est un très beau personnage de femme, tourmenté, avec une face lumineuse et une face plus sombre… Elle est un peu bipolaire en fait, Catherine 😉
      Je n’ai pas encore lu Les voyageurs de l’impériale mais c’est au programme ! J’en déduis que vous l’avez lu ?

    1. Haha ce n’est pas une honte tu sais ! Quand je pense à tous les auteurs incontournables que je n’ai pas encore lus… Il faut suivre ses envies au moment où elles surviennent (et je n’ai pas l’impression que tu t’éparpilles, tes billets témoignent au contraire d’une grande cohérence dans tes choix de lecture)

  3. Bonjour ! Je découvre ton billet avec retard. Mais je suis ravie que Les Cloches t’aient plu. C’est sûr que c’est un roman bizarrement fichu. J’ai eu l’impression d’une immense ironie tragique, avec cet espoir qui carillonne en 1912 – juste avant le grand écroulement tragique de l’Europe. Les personnages sont pleins d’espoir dans l’avenir, ils ne savent pas… mais l’auteur et les lecteurs savent hélas qu’il ne restera rien d’eux. Et quels personnages féminins !

    1. Oui, je n’ai pas trop parlé de cet aspect « pré-guerre » mais c’est clair que cela fait planer une ombre sur l’histoire, m^me si les personnages ne se doutent de rien ( à part quelques éclairs prémonitoires). L’ironie réside dans l’insignifiance des grands projets menés par certains au regard de la catastrophe à venir.

  4. C’est drôle, nous n’avons pas fait du tout la même lecture de la première partie de ce roman ! Et tant mieux d’ailleurs : elle m’avait tellement ennuyée que j’ai failli planter là le livre – mieux vaut que ça t’ait fait rire. Mais comme quoi, quels que soient les avis des autres, il vaut toujours mieux tenter pour se faire le sien.
    Par contre, nous sommes d’accord : on sent la jeunesse de l’entreprise romanesque d’Aragon. Toi qui as attaqué par « Aurélien », ça a dû te paraître particulièrement flagrant. Je t’en dirai des nouvelles le 15 septembre 😉

    1. J’ai lu la 1e partie comme une comédie de moeurs, sans trop me questionner sur son sens en fait. Oui, le roman final est beaucoup plus profond et cohérent, m^me si on retrouve sa patte comique !

  5. Je découvre seulement « Les cloches de Bâle », à un âge avancé de ma vie, et dans la version de 1934. Aragon connaît bien les femmes, ses portraits sont vrais, et il connaît bien son socialisme… Style très allant et vivant, qui me donne envie de lire la version de 1960, avec sa préface !

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