Joyce Carol Oates (JCO pour aller plus vite) fait partie de ces auteurs que j’ai découvert sur les blogs. Oui, je n’étais pas très branchée avant, et quel n’a pas été mon ébahissement en constatant que non seulement elle publiait depuis les années soixante, mais qu’en plus une revue littéraire s’employait exclusivement à disséquer ses (très nombreux) écrits ! Les « JCO studies », sachez-le, ça existe. Quand un auteur obtient ça de son vivant, tout en publiant encore à un rythme effréné, plus besoin d’avoir le Nobel 😉
Bref, quant à moi, je la lisais pour la première fois et mon choix a été déterminé par ce qui se trouvait à la bibliothèque municipale. Carthage, pour résumer, montre à quel point la guerre d’Irak n’a pas seulement été une affaire géopolitique, impliquant des stratèges militaires, des conseillers du président, des relations internationales, mais aussi une affaire intime, bousculant et ravageant la vie de tranquilles citoyens américains. Ça c’est la conclusion à laquelle je suis arrivée à la fin de ma lecture. Parce qu’en réalité, l’histoire commence avec la disparition de la jeune Cressida, 19 ans, la fille de l’ancien maire de Carthage. On ne retrouve rien, pas même son corps. On commence à soupçonner Brett Kincaid, un jeune vétéran de la guerre d’Irak revenu salement amoché du combat, au mental comme au physique. C’est de plus l’ex-fiancé de la grande sœur de Cressida et on l’a aperçu la veille au soir dans un bar mal famé en compagnie de la jeune disparue…
L’histoire ne se cantonne pas à un banal mystère de disparition. Ce n’est pas un roman policier, mais un roman social et psychologique foisonnant qui pousse des ramifications extrêmement loin. JCO nous offre un aperçu saisissant de la société américaine, ses injustices criantes, sa culture criminogène, et la chosification de tout, y compris de l’humain. Elle ne nous épargne pas les aspects les plus sombres de l’Amérique des 15 dernières années, en particulier la gestion de la guerre soit disant de « libération » des Irakiens, et la gestion de l’univers carcéral qu’elle met en scène à travers une visite en direct sous haute tension (avec la présentation d’une « friteuse », comme on appelle les chaises électriques, comme si on y était), une visite particulièrement glaçante et plus parlante que toutes les études sociologiques.
JCO m’a complètement immergée dans un complexe tissu de relations humaines, mêlant toute la gamme des sentiments – horreur et folie de la perte, ingénuité adolescente, solidarité, désespoir, ténacité, travail de deuil… Tous les détails sont très vivants et prennent le lecteur à bras le corps.
J’ai été parfois un peu désarçonnée par un style d’écriture impressionniste, paragraphes courts et incisifs, sobres mais libérés de toute contrainte formelle, avec un style indirect libre visant à traduire images et sensations au ras de la réalité. Cela me semble être une caractéristique de la littérature américaine actuelle si j’en juge d’après mes lectures de Toni Morrison et Laura Kasischke. La fin m’a aussi laissée sur ma faim. Je ne veux point « divulgâcher » l’issue finale mais je trouve la conclusion un peu abrupte après des développements si foisonnants. J’aurais bien aimé retrouver le professeur Cornelius, une figure fascinante.
Il y a aussi quelques références qui m’ont échappé, et je fais appel à la culture classique de mes lecteurs pour m’aider à les décoder. Par exemple le prénom du père de Cressida, Zeno, fait référence au philosophe Zénon d’Elée dont le paradoxe est cité plusieurs fois (concevoir l’infini au sein d’un monde fini, quelque chose comme ça), mais je ne vois pas trop tout ce que ce shmilblick autour de Zénon apporte à l’histoire. Y a-t-il un message caché ? Si un spécialiste des philosophes de l’Antiquité se cache parmi vous, qu’il n’hésite pas à m’en dire plus ! (Cela m’a aussi fait penser au nom du personnage principal dans L’œuvre au noir de Marguerite Yourcenar). De même le nom de Carthage, ville de l’Etat de New York (apparemment), m’interpelle. Je sais que Carthage a fait plusieurs fois la guerre à Rome dans le monde antique, avec Hannibal traversant les Alpes à dos d’éléphant, mais je ne vois pas trop le lien avec les États-Unis actuels, à part le côté impérialiste. Si quelqu’un peut éclairer ma lanterne…
« Carthage » de Joyce Carol Oates, traduit par Claude Seban, éd. Philippe Rey, 2015, 608 p.
Je n’ai, pour l’heure, que deux JCO à mon actif et il paraît qu’ils ne sont pas très représentatifs de l’ensemble de son oeuvre (ce sont les 2 premiers tomes de la trilogie gothique). J’ai bien « Les chutes » dans ma PAL mais je ne me suis toujours pas décidée à plonger dedans (sans mauvais jeu de mots…). Disons qu’elle fait partie de ses auteurs tellement encensés sur la blogo que j’ai peur de tomber de haut… (toujours sans mauvais jeu de mots).
Avais-tu aimé les deux que tu as lus ? Je comprends ta crainte d’être déçue. Après, quand un auteur fait l’unanimité sur la blogo je pense qu’il présente de sérieux gages de qualité littéraire. Mais on peut être plus ou moins sensible à son style. Pour ma part JCO m’a quand même bien envoûtée même si ça a mis un peu de temps. ..
rhoo dis donc , je ne connaissais pas cette histoire de revue ! Impressionnant
Pas bcp lu la dame , mais gardé un bon souvenir des Chutes
Je note les chutes alors !
J’arrive un peu tard mais bon article, ça donne envie! Si je comprends bien l’image de Carthage, d’après de vagues souvenirs d’histoire, quand Rome a envahi Carthage, pour ruiner vraiment la ville « ennemie », ils sont allés jusqu’à mettre du sel dans le sol, pour éviter toute récolte future… La métaphore est ..sombre to say the least.
Et après une rapide recherche par contre, rien que l’utilisation de « Cressida » est intéressante et pleine de sens : https://en.wikipedia.org/wiki/Cressida . et sinon bonne année!!
Je m’incline devant tes mots éclairants, chère Ele ! Bonne année à toi, qu’elle soit rayonnante (et donc loin de toute comparaison avec Carthage !)