« Proust, roman familial » de Laure Murat

Chez Laure Murat, Marcel Proust fait partie de la famille. Non seulement parce qu’elle descend de cette aristocratie qu’il a tant dépeinte dans « À la recherche du temps perdu », mais aussi parce que ses propres arrières-grands-parents recevaient l’écrivain à leur table et le fréquentaient dans les salons parisiens. Quand Laure lut la Recherche à l’âge de 20 ans, elle eut l’impression de rencontrer des membres de sa famille dont elle avait entendu parler toute son enfance. Par le jeu des alliances où Proust mêle à plaisir les noms réels et les noms inventés, Laure Murat peut même en toute plausibilité adjoindre à son arbre généalogique les inoubliables mais néanmoins fictionnels « tante Oriane et oncle Basin » (le duc et la duchesse de Guermantes).

Mais s’il ne s’agissait que de cela, si l’autrice du présent texte se gargarisait de noms à particules et d’hôtels particuliers, si elle capitalisait sur le « proustige » (un terme forgé par Nicolas Ragonneau, dont je découvre à l’instant le très amusant blog Proustonomics, dont le dernier article est justement un billet commis par Laure Murat sur la « bibliothèque proustienne idéale » 😍) (ça fait beaucoup de « dont » 🙈), ce livre ne serait au fond qu’une pochade complaisante. Rien qu’une belle démonstration de « stéphanebernisation », comme dirait Ragonneau dont je vais bientôt ratisser le blog, je le sens.

Or l’essai de Laure Murat est tout l’inverse. Intelligent et remarquablement bien écrit, il montre combien lire Proust a été un « puissant outil de désaliénation sociale » dans sa vie. La lecture de la Recherche l’a en effet dessillée sur son milieu d’origine, une caste qui préserve jalousement son art de vivre et ses prérogatives contre vents et révolutions, entretenant des codes non-dits connus des seuls initiés afin de sembler flotter hors de portée des simples mortels. Proust vient jeter un grand coup de pied dans la fourmilière aristocratique en dévoilant tous les rouages de ce théâtre de pures formes « dansant sur du vide ». En ce sens, Proust l’a même « consolée » lors de sa rupture avec sa propre famille.

Mais elle dit aussi comme ce roman centré sur le microcosme du « Grand monde » parisien de la Belle Époque peut parler en tout temps à tout le monde, de l’Alaska à Tombouctou, tant il est une fabuleuse « tour de Babel » où chacun y retrouve un peu de soi. Proust offre les lunettes pour comprendre le mille-feuille de l’âme humaine tout comme le ballet des interactions sociales, que ce soit dans le cadre d’une cour de récréation ou d’un open-space !

Certains chapitres s’attardent sur l’histoire familiale de l’autrice ou celle de Proust. Il y a notamment un savoureux chapitre sur la présence furtive de Proust dans les archives de la police des mœurs. Dans un autre, elle essaie de retrouver le goût du « temps perdu » en traquant la façon de parler proustienne dans les enregistrements de Jean Cocteau et Paul Morand à la télévision française des années 1960, où ils imitaient la façon de parler « sinueuse et autoritaire » de l’écrivain qu’ils avaient bien connu. Comme l’autrice je suis fan de ce genre de « doubles saltos arrière » dans le passé qui me donnent de délicieux frissons.

Cet essai est du genre génial, de ceux qui, partant d’une expérience personnelle, éclairée par une œuvre littéraire, ouvrent à l’universel et font cogiter dans tous les sens (comme l’œuvre de Proust elle-même). Il donne envie d’arpenter la Recherche à nouveaux frais, avec un regard plus aiguisé !

PS : dans sa démarche, cet essai ressemble à celui de Lola Lafon sur Anne Frank. La concomitance (fortuite) de ces deux lectures m’a donné envie de les comparer. Ces deux essais font résonner une histoire personnelle et familiale à l’aune de la vie et de l’œuvre d’un écrivain. Dans les deux cas, ç’a même été une forme de thérapie. La grande différence réside dans les milieux sociaux aux antipodes des deux autrices. Si Laure Murat descend du grand arbre généalogique pluri-séculaire de l’aristocratie (dont les membres peuvent tous « se rattraper aux branches »), Lola Lafon descend de lignées juives d’Europe de l’est dont « l’arbre généalogique a été arraché » par les persécutions. Par conséquent, autant Laure Murat cherche à faire le deuil de son milieu d’origine en lisant et relisant Proust, autant Lola Lafon part en quête des moindres indices lui permettant de reconstituer l’histoire hachée de sa famille et de ceux qui lui ressemblent. À la fin, ça fait deux livres beaux et poignants, à la fois riches d’informations sur une œuvre littéraire et pleins d’enseignements sur la nature humaine.

« Proust, roman familial » de Laure Murat, éd. Robert Laffont, 2023, 251 p.

Orange is the new black

Il n’y a pas beaucoup d’activité sur ce blog en ce moment, car en plus de m’occuper d’une petite personne de deux mois et demi qui dépend de sa maman pour satisfaire ses besoins vitaux (simples mais essentiels : manger, boire, être propre, faire des câlins, entrer en relation…), je recommence à préparer mes cours car la fin du congé mat’ approche…

Mais je suis un poil de mauvaise foi, car la vérité c’est que depuis que nous nous sommes abonnés au site Netf**x (visionnage de films et de séries TV), mon temps de lecture s’est un peu réduit… Oui, j’ai honte de l’avouer mais la magie de l’écran animé l’emporte actuellement.

Ainsi, j’ai pu voir des films tels que…

« Attrape-moi si tu peux » (plaisant, un Léonardo di Caprio qui nous enchante de ses subterfuges dans une ambiance sixties dont la magie opère toujours – quand les décors sont bien faits) ;

Catch me

Will Hunting« Will Hunting » (une thématique intéressante – un surdoué des maths doublé d’une petite frappe – n’était-ce le fait que Matt Damon n’est pas très crédible dans le rôle du petit génie – mais Robin William – paix à son âme – fait vraiment un bon psy pépère qui cache une faille secrète) ;

« L’étrange histoire de Benjamin Button » (une histoire on ne peut plus bizarre – un homme qui naît vieux et meurt bébé – dont je n’ai pas compris le fin mot. Entre temps, il y a quand même quelques scènes d’émotion et des morceaux de bravoure, notamment avec le truculent capitaine) ;l-etrange-histoire-de-benjamin-button-the-curious-case-of-benjamin-button-53-g

« Fargo » (Pouah j’ai tout détesté dans ce film : des personnages répugnants et/ou minables, des scènes répugnantes, une atmosphère morne et triste et une intrigue plate et sans vie – c’est le cas de le dire, puisqu’on a affaire à une petite série de meurtres, entre autres – seule la policière enceinte et son mari alias « gros nounours » artiste peintre jettent un peu de lumière dans ce purgatoire, mais ils n’arrivent pas à sauver le film) (au moins, l’autre film de tueurs des frères Coen, « No country for old men », bien qu’horrible – mama mia, Javier Bardem ! – faisait vraiment peur, ce qui remplit l’objectif du film dit « noir ») ;

« Le Facteur » (un film doté de beaucoup d’atouts de charme : le premier, de taille, c’est Philippe Noiret qui joue le poète cubain Pablo Neruda exilé en Sicile. Mais il y a aussi des paysages éblouissants, une atmosphère à la Pagnol et un facteur, donc, qui a tout des héros benêts de Pagnol justement. A part ça, on ne suit pas toujours l’histoire, une histoire qui tournicote un peu en rond. J’avoue que nous avons sauté la fin…) ;

le facteur

– « Miss Doubtfire » (oui, je l’avoue. Ce film est une perle pour voir Robin William déguisé en super nanny anglaise, à part ça il est quand même un peu daté…) ;

Robin Williams In 'Mrs. Doubtfire'

« Neverland » (un film qui mêle goût du merveilleux et « biopic » du créateur de « Peter Pan », c’est un peu mièvre mais c’est plaisant) ;

« Un hiver à Central Park » (c’était tellement filandreux que j’ai presque oublié de quoi causait le film. Mais c’est américain, donc ça passe bien sur le moment).

Mais mon coup de cœur du moment, c’est la série produite par Netf**x dont le titre, « Orange is the new black », est une formule lapidaire à l’américaine pour dire à peu près ceci : « La tenue orange est la nouvelle petite robe noire ». La tenue orange, c’est celle des détenues qui arrivent à la prison fédérale de Litchfield, une prison fictionnelle. La série s’inspire du témoignage d’une certaine Piper Kerman, une Américaine qui a purgé une peine de 11 mois en prison alors qu’elle ne correspondait pas du tout au portrait-type de la gangster à la petite semaine. En deux mots, c’est l’histoire de cette jeune trentenaire bobo et WASP, Piper donc (Chapman dans la série) qui se retrouve en prison à la suite d’une bêtise de jeunesse commise par amour 10 ans plus tôt, et oubliée depuis. Alors que le délai de prescription était presque atteint, cette bêtise finit par la rattraper au moment où elle s’y attend le moins : sa petite entreprise de savonnettes décolle et son amoureux est prêt à lui mettre la bague au doigt. Elle va devoir mettre tout cela de côté pendant un moment et affronter un univers totalement nouveau pour elle, dont il va vite lui falloir assimiler les codes…

orange-is-the-new-black-review_article_story_main

La prison de femmes où elle atterrit est une prison à « sécurité minimale ». Les prisonnières peuvent ainsi déambuler d’un endroit à l’autre, dorment par deux dans des box ouverts et chacune à son emploi dans la prison (celles qui cuisinent, celles qui nettoient, font le linge, réparent les installations électriques, convoient prisonnières et marchandises…). Malgré tout, la prison n’est pas une colonie de vacances, entre le comptage fastidieux des prisonnières plusieurs fois par jour, l’interdiction de courir, de « fraterniser » pendant les heures de travail ou de se prendre dans les bras dans la salle des visites, le sadisme de certains gardiens (comme l’inénarrable « Pornstache ») et surtout, l’absence totale d’intimité (toilettes et douches comportant rarement des portes…). Le risque est grand dans cet univers répressif et kafkaïen de se déshumaniser, ce qui est l’objectif avoué du chef des gardiens, Mr Caputo. Comme il le dit à une gardienne : « They are not persons, not like you and me, they are just sheep we track from one place to another. When you talk to one of them, don’t call her by her name but just « inmate » so that she feels that either she or another, it is just the same for you » (« Ce ne sont pas des personnes, pas comme vous et moi, mais des moutons que l’on déplace d’une pièce à l’autre. Quand vous vous adressez à l’une d’entre elles, ne l’appelez pas par son nom mais « détenue », comme elle sentira qu’elle ou une autre, c’est la même chose »).

orange-is-the-new-black-cast

Or il a tort car la série a le grand mérite de montrer des personnalités riches et complexes (à une ou deux caricatures près), bien ancrées dans un monde, certes particulier, mais qui possède un grand parfum d’humanité. Il y a plein de petits détails qui distinguent cette série du lot des productions lisses et clinquantes des studios américains. Un détail entre mille : à la prison, les films projetés une fois par semaine n’ont pas de son. Pour avoir le son il faut posséder des écouteurs, disponibles à la boutique de la prison. Les infortunées qui n’ont pas pu en acheter, manque d’argent, sont obligées de voir le film version cinéma muet. Comment ne pas mieux faire ressentir l’aliénation d’un univers à une détenue novice ? (Le fameux « pas de bras, pas de chocolat » revisité).

orange is

A travers les yeux candides et horrifiés de Chapman, on voit les hiérarchies et les affrontements qui s’établissent dans ce vase clos, souvent d’une violence rentrée : la chef cuisinière, une babouchka russe, qui fait régner l’omerta, les systèmes de troc frisant l’illégalité, y compris avec les gardiens (rien n’est gratuit), la contrebande et les privilèges, les intimidations, les bagarres pour un rien, les passe-droit, les inimitiés entre groupes ethniques (les noires, les blanches, les latinas – bizarrement il y a très peu d’Asiatiques, mise à part une espèce de gnome nommé Tchang). Comme le dit une détenue à une Piper bien-pensante choquée : « je fais [de la préférence ethnique] dans un sens tribal, pas raciste ». Les relations sentimentales entre détenues sont parfois oppressives dans un monde aussi clos (ce qui entraîne un lot de scènes plutôt crues). La série montre aussi comment la prison infantilise les détenues.

Petit à petit cependant, on s’attache aux personnages, notamment des détenues, parce qu’elles sont drôles ou émouvantes. Aucune d’entre elles n’est un véritable monstre, sauf peut-être « Vee ». Le personnage qui me touche le plus c’est celui, éminemment comique, pathétique, émouvant, inquiétant parfois de Suzanne « Crazy Eyes » Warren, une noire adoptée par des blancs et qui a clairement un grain… Il faut la voir faire parler à son balai comme à une vraie personne ou déclamer du Shakespeare : c’est un one-woman show !

Piper Chapman et Crazy Eyes
Piper Chapman et Crazy Eyes

Une autre grande force est l’insertion habile de flashbacks sur le passé des détenues, éclairant les raisons de leur incarcération. On découvre certaines interactions passées entre elles (une prisonnière retrouve même sa maman en prison).

On a ainsi une série d’une grande force narrative, qui verse parfois dans le comique pur (l’audition des détenues pour le spectacle de Noël – et le spectacle de Noël lui-même – c’est de saison ! – qui rejoue la Nativité avec les détenues déguisées en Marie, Joseph, l’ange, l’âne et le bœuf…). Mais le tragique s’en mêle (la mort d’une détenue), le grotesque, la comédie de mœurs, le roman social (les coupes budgétaires obligeant à des économies de bouts de chandelle), etc… Bien-sûr, la série comporte ses rebondissements et ses situations tirées par les cheveux, pour entretenir l’attrait des spectateurs, mais elle est aussi suffisamment proche du réel pour comporter un vrai intérêt documentaire.

Au fait, il y a même une bonne sœur parmi les détenues, ancienne militante de Green Peace, une de ces sœurs activistes de gauche comme il y en a plein aux Etats-Unis. Clin d’oeil pour moi, elle s’appelle… sister Ingalls 😉