Rien que la vie, d’Alice Munro

rien-que-la-vie,M170530_0Mon histoire avec Alice Munro tient du déjà-vu. J’ai découvert cette auteure à la faveur d’un article de blog, où une maman expliquait qu’elle avait donné Munro en troisième prénom à sa fille en hommage à la grande nouvelliste canadienne. Il n’en fallait pas plus pour attiser ma curiosité et j’avais donc lu un de ses derniers recueils de nouvelles, Trop de bonheur. Dans mon souvenir, j’avais apprécié cette lecture mais sans enthousiasme excessif.

Or voilà qu’au fil du temps, des bribes de ses nouvelles, des atmosphères et sensations associées me revenaient souvent en mémoire à des occasions bien précises. J’ai donc voulu lire un autre de ses recueils, que j’emprunte à la bibliothèque. Et là, paf. Je me rends compte que j’ai déjà lu ces nouvelles ! Intriguée, je regarde mon billet de blog et je constate qu’en effet, j’ai emprunté exactement le même recueil que la première fois. Dites-moi que je ne suis pas la seule à qui ce genre de mésaventure arrive ?!

Mais l’histoire ne s’arrête pas là. Ne m’avouant pas vaincue, j’emprunte quelques temps après un nouveau recueil d’Alice Munro en prenant garde à ce que le titre soit bien différent de celui que j’avais déjà lu. C’est donc Rien que la vie. Je commence à lire la première nouvelle. Et là je me gratte la tête. Mince, j’ai l’impression de connaître déjà l’histoire… Je la parcours et je me rends compte qu’en effet, je l’ai déjà lue ! Je survole la deuxième nouvelle, idem ! Ainsi que la troisième… Alarmée, je prends les nouvelles par la fin pour voir si ce phénomène surnaturel se répète encore. Et…

… Je ne garde pas le suspense plus longtemps : non, je n’avais pas lu les 11 nouvelles qui suivent. Mais sachez-le afin de n’en être pas trop surpris, les trois premières nouvelles de Rien que la vie se trouvent déjà dans Trop de bonheur.

Après cette petite intro en mode “est-ce moi qui devient folle, ou bien ?”, parlons maintenant du recueil. Je l’ai proprement adoré, et cette fois-ci mon sentiment est pratiquement sans mélange.

J’ai toujours aimé lire des nouvelles, depuis que la prof de français de 5e nous avait fait lire « La parure » de Maupassant et que j’avais découvert, émerveillée, le mécanisme de la chute finale. Nous avions dû rédiger chacun une nouvelle de notre cru et j’avais imaginé une sombre histoire de poisson-poison au finale ébouriffant sinon vraisemblable.

Résultat de recherche d'images pour "littré"Selon le Littré, les nouvelles sont des sortes de “romans très courts”. Je ne suis pas d’accord avec toi, Monsieur Emile. Pour moi, la nouvelle est un genre à part – et qui gagnerait à être reconnu à l’égal – du roman. Par leur format court, les nouvelles se prêtent au portrait sur le vif d’un ou deux personnages, aux instantanés de vie marquants, au tracé en pointillés d’une vie entière. La nouvelle est pleine de sous-entendus d’autant plus criants qu’ils ne sont pas exprimés. Le silence qui suit une musique de Mozart, c’est encore du Mozart ; de même, les non-dits d’une nouvelle prolongent la nouvelle par d’autres moyens que l’écriture.  Il y a une forme de cruauté innée dans la nouvelle qui se passe de mot et donc d’excuses. Et puis on est toujours à guetter l’effet de surprise, plus ou moins fort selon les cas. Bon évidemment, ces éléments-là peuvent se retrouver dans certains romans, et certaines nouvelles longues ressemblent à des petits romans. La frontière entre les deux, comme toujours, est floue. D’ailleurs, je préfère pour ma part les nouvelles plutôt courtes car elles offrent un avantage non négligeable pour la working mum débordée : elles se prêtent bien aux temps de lecture hachés que nous impose un quotidien bien rempli !

Trêve de digression, je viens en fait de vous faire le portrait des nouvelles d’Alice Munro, le Mozart de la nouvelle contemporaine (un Prix Nobel, ça ne se vole pas). Au fil des nouvelles de ce recueil, elle égrène avec parcimonie les thèmes de l’enfance, du diptyque des conventions et des marges, et de la variété des forces contraires à l’oeuvre dans les relations d’amour. Ces nouvelles s’écoulent dans un temps qui va des années 1930-40 à celui d’aujourd’hui, et se situent le plus souvent dans des petites villes isolées, microcosmes éparpillés dans l’immensité canadienne.

“Quand j’avais cinq ans mes parents produisirent de but en blanc un nourrisson, un garçon, dont ma mère dit que c’était ce que j’avais toujours désiré. D’où tirait-elle cette idée, je ne le savais pas.”

Dans « La gravière », la narratrice se remémore une période de son enfance dans les années soixante-dix, quand sa mère décida de quitter son père pour devenir hippie et les emmena vivre, sa soeur et elle, dans un mobil-home avec son nouveau compagnon. La perception de la réalité à hauteur d’enfant, en contre-plongée des adultes, offre un regard naïf sur l’étrangeté irréductible de certains de nos actes. « Havre » pose un oeil ironique sur les métamorphoses subreptices d’un couple bien traditionnel. « Fierté » se fait l’écho d’une vie terne en apparence, passée à lutter contre la peur de subir le rejet social. « Vue sur le lac » est un joli tour de passe-passe, où la question du point de vue conduit à méditer sur la question du “mentir-vrai”. « Dolly » raconte la perturbation que sème dans un vieux couple l’apparition d’une figure du passé.

« Corrie » et « Train » (la plus longue), au coeur du recueil, sont mes nouvelles préférées. Ce sont celles qui offrent les effets de surprise les plus poignants. « Corrie » jette une lumière crue sur une jeune femme “trop riche” pour être épousée dans sa petite bourgade et qui rencontre un jeune ingénieur marié. « Train » est l’épopée douce-amère d’un jeune soldat démobilisé qui saute du train qui devait le ramener chez lui et se lie à une petite bonne femme qui vit seule dans sa ferme délabrée. Dans les deux cas, nous assistons à des échanges en marge de la norme et dont l’explication n’est donnée que par la chute finale. J’ai failli pleurer à la fin de « Train », preuve qu’il n’y a pas que les romans fleuve pour nous attirer dans le lit de l’émotion (ouh la métaphore tirée par les cheveux).

Dans les quatre dernières nouvelles, l’auteure confie s’inspirer de ses propres souvenirs d’enfance dans un petit bourg qui n’était ni tout-à-fait la ville, ni tout-à-fait la campagne, entre un père éleveur de renards argentés, et une mère institutrice qui aspirait à une vie plus distinguée. Ces nouvelles ont une tonalité différente, plus douce et triviale en apparence, bien que l’amertume soit toujours le revers de ces moments significatifs (une invitation, la mort d’un proche, une période d’insomnies).

Le style d’Alice Munro peut sembler froid et sobre ; en cela le titre est programmatique : ici on ne raconte “rien que la vie”. Mais en la lisant, on se rend compte que différents registres sont subtilement maniés pour nous renseigner sur le type de personne et de situation dont il est question. Encore qu’on ne sait pas toujours bien quel point de vue est adopté : l’identité des personnages peut se diffracter dans un temps circulaire mais non immobile. Le sens du texte est parfois voilé par l’usage de litotes, d’euphémismes et d’ellipses (allez je ressors mon vocabulaire des cours de français) et il faut faire tout un travail de décryptage pour comprendre ce qui est dit entre les lignes. Elle excelle dans l’art de nous faire l’air de rien des allusions énormes. Par exemple, que comprenez-vous à l’extrait suivant, si ce n’est que Madame reçoit des avantages en nature ?

“Sa femme travaillait à plein temps, et parfois même plus, dans le bureau d’un homme politique de la province. Son salaire était infime, mais elle était heureuse. Plus heureuse qu’il ne l’avait jamais connue.”

Alice Munro, ou l’ironie qui se voile de mélancolie. Je termine donc sur un coup de coeur, même si je ne suis toujours pas décidée à donner Munro en troisième prénom à mon futur bébé ! 😁

« Rien que la vie » d’Alice Munro, traduit de l’anglais par Jacqueline Huet et Jean-Pierre Carasso, Editions de l’Olivier, 2014, 313 p.

11 commentaires sur « Rien que la vie, d’Alice Munro »

  1. J’ai sur ma PAL un ouvrage qui regroupe les deux recueils, donc, si je comprends bien… je ne connais pas cet auteur, et sans les très bons avis lus à son sujet, je ne me serais sans doute pas tournée vers des recueils portant de tels titres ! Et oui, ça m’est aussi déjà arrivé, d’entamer un livre et de réaliser au bout de quelques pages l’avoir déjà lu (je ne me souviens plus duquel, d’ailleurs !)
    Bon week-end !

    1. C’est vrai que les titres français de ces deux recueils font un peu penser à des chansons de variété française des années 90 😂 Mais le titre anglais de Rien que la vie est « Dear Life », ce qui est déjà plus littéraire 😉
      Oui alors avec un ouvrage qui regroupe les deux recueils, tu n’auras pas de problème de redondance… Tu peux y aller en confiance, ce sont des récits toujours marquants, à un degré ou à un autre.
      Bonne semaine !

  2. J’aime beaucoup également les nouvelles, et Maupassant par dessus tout. Par contre je n’ai jamais lu Alice Munro. Mais j’ai souvent plus de mal avec les nouvelles contemporaines.

    1. Rha Maupassant est mon maître depuis l’adolescence ! Sa cruauté, son cynisme, ses registres très divers… Je ne lis pas tellement de nouvelles contemporaines, mais Alice Munro est une valeur sûre. Dans les classiques modernes, j’aime bien Flannery O’Connor et les Latino-Américains (Borges, Cortazar, Fuentes…).

      1. J’adore Borges, Cortazar et Fuentes. Par contre, je n’ai encore jamais rien lu de Flannery O’Connor. Je note.

    1. Ah les petites découvertes faites grâce à la blogosphère, j’adore moi aussi… 😉 Quant à l’anecdote, en vrai elle fut assez déstabilisante !

  3. Cela m’est arrivé de penser ‘mais j’ai déjà lu ça!’ ^_^
    Pour Munro j’ai démarré un recueil de nouvelles, lu 3, et arrêté, voulant reprendre plus tard (des nouvelles frappantes!)

    1. Ça peut se lire une fois de temps à autre, c’est un autre avantage des recueils de nouvelles ! Je crois qu’on est nombreux à avoir expérimenté le « déjà lu » mais je trouve ça dingue qu’on puisse oublier avoir lu tel ou tel livre (qu’on oublie le contenu, c’est normal, mais le titre et l’auteur ! surtout quand on tient un blog qui recense justement ces lectures !)

  4. Ce que tu dis sur « La parure » et ton amour des nouvelles depuis me ravit : je la travaille à mes 4e et on s’éclate comme des petits fous quand je leur lis la fin à la fin de séquence ! J’espère leur transmettre le même amour que toi dans le temps pour le genre ❤
    Tu sais que, pour ma part, ce n'est pas mon genre de prédilection MAIS avec quelques auteurs choisis (Maupassant, Woolf, Borges…), j'y goûte malgré tout avec plaisir. Je ne suis donc pas contre tester Munro ! Je regarderai ce qu'il y a à la bibliothèque (C'est bien d'elle dont tu m'avais parlé lorsqu'on avait échangé autour de Yokô Ogawa ?)
    Et sinon, pourquoi Munro en 3eme prénom ?! Pourquoi pas, plus simplement, Alice ?! Je ne comprends pas le concept d'avoir utilisé son nom de famille comme prénom hmm. A moins que Munro soit aussi un prénom ?

    1. Oh j’imagine bien que vous vous éclatez avec tes élèves à la fin de la séquence ! J’ai un très vif souvenir de cette séance de cours de français où la prof nous avait lu la fin, en imitant le ton frivole de la propriétaire de la fameuse parure… Magistral ! A l’époque je savais déjà que la littérature me faisait vibrer, mais c’était la première fois que je touchais du doigt un mécanisme littéraire…
      Eh oui, je sais que la nouvelle n’est pas ton genre préféré et j’ai même rédigé mon petit paragraphe en pensant à toi, afin de me donner des arguments à propos du pouvoir de fascination que les nouvelles ont sur moi. Je n’en lis pas tant que ça par ailleurs. Evidemment, les grands auteurs que tu cites (tu oublies Katherine Mansfield !) sont de grands auteurs de nouvelles parce qu’ils sont bons tout simplement et qu’on aime à les lire en toutes occasions et dans différents genres.
      Je m’étais posée la question dans mon billet sur « Trop de bonheur » : pourquoi donner Munro en 3e prénom et pas Alice ?! Peut-être qu’ainsi la référence est vraiment identifiable, alors qu’Alice peut renvoyer à d’autres personnages… De toutes façons, c’était une maman qui aimait bien les prénoms un peu hors du commun. Et puis en Amérique (nord et sud), il est fréquent de transformer en prénom ce qui est à l’origine un patronyme…

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