Carlos Fuentes, L’oranger

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Un conquistador qui ne veut pas conquérir le Mexique – un conquistador qui a eu deux fils, tous les deux nommés Martin, l’un né d’une Indienne, l’autre d’une Espagnole – un général romain (Scipion l’Africain pour ne pas le nommer) qui veut conquérir les Espagnols pour « civiliser ces barbares » – un acteur hollywoodien qui se rend à Acapulco pour noyer son désespoir – un marin génois qui prend pied sur une terre inconnue… Toutes les époques se bousculent allègrement dans ce recueil de nouvelles du grand écrivain mexicain Carlos Fuentes pour mieux souligner ce qu’elles ont en commun : la présence d’un oranger qui traîne quelque part, symbole des origines, des perpétuels recommencements et du retour aux sources.

Carlos Fuentes aime jouer avec la langue : non seulement il l’emploie avec truculence, mais il montre aussi sa grande importance dans la construction de la nation mexicaine. De doña Marina, dite la Malinche, l’Indienne qui livra au conquistador Hernan Cortés ses dons de traductrice et son corps pour qu’il puisse écrire le roman de la nouvelle nation en train de se faire (on considère que de leur union naquit le premier Mexicain de l’histoire) – à la pratique de l’albur, cette forme de calembours à double sens typique du Mexique, qui sert plus à cacher qu’à communiquer (hello Octavio Paz) et est employée comme un langage codé et une joute verbale, un espace de liberté et un moyen compensatoire que les dominés retournent contre les dominants (classes populaires vs. riches, « tiers-monde » vs. « gringos », femmes vs. hommes) et contre eux-mêmes : la nation mexicaine s’invente, justifie son existence ou au contraire s’humilie grâce à une trame complexe de discours, de mythes et de mots-clés. Maîtriser la langue, c’est la clé du pouvoir.

Dans ces nouvelles on croise l’utopie à la Rouge Brésil de Rufin, voire même l’uchronie (et si les choses s’étaient passées dans l’autre sens…) – les morts nous parlent depuis l’outre-tombe pour nous délivrer leurs leçons de vie, à la mode baroque – le péché des origines de la nouvelle Ève mexicaine (doña Marina) pèse sur tous ses descendants – la mer, immense et insondable, receleuse de trésors et d’illusions perdus, pont entre les cultures, est très présente – et entre le Mexique et les Etats-Unis se joue tout le drame des « deux Amériques » antagonistes, l’une craignant toujours d’être phagocytée par l’autre – mais les jeux restent ouverts et les issues nous surprennent toujours.

Ma nouvelle préférée est celle qui ouvre le recueil : « Les deux rives » commence par la fin supposée de l’histoire pour revenir vers le début, puis dériver vers une issue complètement inattendue. Une nouvelle longue qui nous tient en haleine sur les intentions du narrateur et nous force à réfléchir sur le caractère non inéluctable de la conquête de l’Amérique. J’ai beaucoup aimé croiser à plusieurs reprises le personnage de doña Marina, complexe et attachant par sa voracité à vouloir assimiler la langue et la culture de l’Autre, terrorisée par la cavalcade des chevaux, ces animaux inconnus des Indiens, dédaignée enfin par Cortés.

Monteczuma, Malinche, Cortés 1521, Tenochtitlán, por Diego Rivera:
L’empereur Moctezuma, la Malinche et Cortés (Diego Rivera)

Ce recueil est un excellent moyen de découvrir Carlos Fuentes, que je préfère en nouvelliste qu’en romancier. Avec des références tant à Cicéron qu’à Yeats, Pasolini ou aux premiers chroniqueurs de la conquête, on sent que l’écrivain a mûri une longue quête sur les racines collectives de son peuple, tout en l’ouvrant sur l’universel.

Wodka en parle très bien ici, mais attention, il (ou elle) spoile !

Edition française : Carlos Fuentes, L’oranger, trad. par Céline Zins, Gallimard, Du monde entier, 1995, 238 p. réédité en Folio.

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3e participation au Challenge Latino

Emily St John Mandel, Station Eleven

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« L’arrivée de la pandémie en Amérique du Nord avait été annoncée pendant qu’il était encore dans les airs. Encore une chose difficile à expliquer des années plus tard : jusqu’à ce matin-là, la grippe de Géorgie avait semblé très lointaine, surtout si on n’était pas branché sur les réeaux sociaux. Clark, qui ne suivait pas l’actualité de très près, n’avait vraiment entendu parler de la grippe que la veille de son vol, en lisant un bref article sur la mystérieuse apparition d’un virus à Paris, où il n’était pas du tout précisé que le phénomène prenait les proportions d’une pandémie. Mais maintenant, à la vue des évacuations trop tardives des grandes villes, des émeutes devant les hôpitaux de trois continents, du lent exode qui obstruait les routes, il regretta de n’y avoir pas prêté davantage attention. » (p. 331)

Les temps qui courent sont propices aux récits apocalyptiques, mais ce qui est intéressant dans l’apocalypse, c’est ce qui se passe après. Nous sommes donc transportés sur une scène de théâtre à Toronto au cours de la représentation du Roi Lear, un jour qui pourrait être aujourd’hui. Arthur Leander, l’acteur interprètant Lear, meurt sur scène dans la plus pure tradition poqueline. Quelques jours après, une grippe foudroyante s’abat sur l’humanité, tuant la majorité de la population, et laissant un monde dévasté. Mais en l’An 20 après la catastrophe, des petites colonies se sont réorganisées en Amérique du Nord, sans électricité, sans eau courante, sans tout ce high tech qui structure nos vies à un degré inimaginable. Une petite compagnie théâtrale, « la Symphonie itinérante », donne des représentations de Shakespeare de village  en village, telle une troupe médiévale, « parce que survivre ne suffit pas » selon la devise qu’elle a emprunté à Star Trek. Dans cette compagnie se trouve la jeune Kirsten Raymonde, qui avait joué enfant dans le Roi Lear, le soir même où Arthur Leander mourut et où la fin du – ou d’un – monde commença.

Je le dis tout de suite avant d’oublier : ce livre est mon coup de cœur de la rentrée littéraire (et même de l’année). Il entrelace les destins de plusieurs personnages sur des décennies, ce qui comporte une indéniable part romanesque. Mais il fait bien plus qu’un banal roman d’anticipation. L’auteur réussit à nous montrer les prodiges de technologie qui nous environnent, dont nous ne nous rendons même plus compte, et sans lesquels nous serions bien perdus. Tout cela compose une ode un peu nostalgique à la fragilité de notre civilisation, mais aussi à la force de notre instinct de survie et à la place que peut tenir l’art dans une société qui a tout perdu (et qui ne peut même plus s’appeler « société » au singulier d’ailleurs). Les écrans d’ordinateurs et autres smart-phones, que la jeune génération née après la catastrophe ne connaît pas autrement que noirs, se retrouvent dans les rayons d’un « Musée de la civilisation » dédié à tous les objets du monde d’avant devenus inutiles. Il y a donc aussi une indéniable part de poésie dans ce roman.

En lisant « Station Eleven », j’ai pensé aux excellents roman « Malevil » et « Madrapour » de Robert Merle : même contexte de catastrophe, ou de perte identitaire, même situation d’étrangeté et d’inconnu qui nous fait interroger « Et comment réagirais-je dans un monde déchu ? », même situations de huis-clos communautaires… On ne coupe pas aux scènes de désintégration du lien social, l’auteur évoque avec brio l’arrêt en chaîne des fonctions vitales d’un pays, mais elle a l’intelligence d’évoquer « l’année 0 » de façon fragmentaire, à travers le vécu et les témoignages de quelques survivants, à l’échelle d’un monde qui a perdu le logiciel de la mondialisation. L’alternance de récits de « l’avant » et de « l’après » donne le vertige et la mesure du changement irrémédiable, qui a le mérite d’être de plus parfaitement plausible : après tout, un virus un peu plus malfaisant que les autres, ce n’est pas si difficile à imaginer après Ebola et « la grippe mexicaine » n’est-ce pas ? Mais le monde d’après, bien que plus épuisant physiquement, n’est pas exempts de joies et de promesses.

« L’une des grandes questions scientifiques, au temps de Galilée, avait été de savoir si la Voie Lactée était composée d’étoiles distinctes. Impossible d’imaginer, à l’ère de l’électricité, que ce problème ait pu se poser un jour mais, à l’apoque de Galilée, le ciel était une vaste étendue de lumière – et c’était exactement la même chose à présent. L’âge de la pollution lumineuse était arrivé à son terme. Cette brillance inhabituelle signifiait que le réseau lâchait, que l’obscurité envahissait la Terre. J’ai connu la fin de l’électricité, se dit Clark. Cette pensée lui fit courir des frissons dans le dos. » (p. 359)

« Station Eleven » tire son titre d’une bande dessinée, créée par l’un des personnages, qui raconte aussi la fuite d’un petit groupe d’homme dans une station spatiale après la dévastation de la terre (dans la veine de Ray Bradbury). Ce récit dans le récit lui offre un contrepoint intéressant et un fil rouge, car l’objet même de la bande dessinée se retrouve entre les mains de plusieurs personnages, et tisse des liens entre eux.

Le traitement un peu expéditif qu’offre l’auteur à la religion dans le monde d’après l’apocalypse est le seul minuscule bémol que je trouve à ce roman marquant et remarquablement bien construit.

Je le recommande donc !

« Station Eleven » d’Emily St John Mandel, Payot Rivages, 2016, 480 p.

Marlen Haushofer, Le mur invisible

J’écris ce billet d’après mes impressions post-lectures, car j’ai dû rendre ce livre il y a une semaine à la bibliothèque. Encore une fois c’est Mior qui m’a mis l’eau à la bouche (elle s’y entend !).

C’est l’histoire d’une femme entre deux âges qui se rend à la maison de campagne d’un couple de ses amis. Laissée seule le premier soir, elle se rend compte qu’elle est toujours seule le lendemain. En cherchant à se rendre au village pour comprendre pourquoi ses amis ne sont pas rentrés de la nuit, elle se heurte à un mur invisible et infranchissable… Prisonnière ! Elle se rend vite compte qu’elle a survécu à une catastrophe inconnue, car les gens qu’elle aperçoit de l’autre côté sont figés dans leur dernière posture. Ses seuls compagnons vont se révéler être un chien, un chat, une vache… et la solitude. Sur elle seule incombe désormais la survie de cette micro-communauté mono-humaine habitant à l’intérieur de l’espace délimité par le fameux « mur invisible » !

La métaphore du « plafond de verre » vient tout juste de me frapper à l’instant où j’écris ces lignes, car ce roman, écrit dans les années 1960 par une mère de famille autrichienne a souvent été considéré comme un récit féministe. En effet, la narratrice (sans nom) qui tient son journal compare souvent sa vie d’avant le mur à celle d’après, et « l’enfermement » qu’elle décrit n’est pas toujours celui que l’on croit. Et puis c’est le roman d’une « prise en main » : obligée de subvenir à ses besoins et à ceux de ses animaux, la narratrice se retrousse les manches, fauche l’herbe, cultive ses légumes, trait sa vache, prend soin de ses outils de travail et se livre à toutes sortes d’activités physiques fort éreintantes.

J’ai toujours aimé les robinsonnades et les huis-clos, les histoires de survie en milieu inconnu, hostile et contraint (comme les raconte si bien Robert Merle dans L’Île, Malevil ou Madrapour) et les histoires de débrouille à la Rémi Sans Famille (dont on sait peu que l’auteur, Hector Malot, a aussi écrit l’histoire d’une petite fille qui subit à peu près le même sort dans En famille), notamment pour les réflexions sur la nature humaine que ces récits suscitent. Ici j’ai été servie, et pourtant il ne se passe pas grand chose d’extraordinaire. Les descriptions de la forêt et de la montagne autrichiennes sont majestueuses, la mise en scène des animaux domestiques est touchante et vraie. Le ton de la narratrice est sobre, attaché aux choses du quotidien mais aussi porté à l’introspection. Le moindre événement prend des dimensions extraordinaires lorsqu’on est le seul être humain à vivre dans un espace donné ! La moindre ressource est plus précieuse que l’or. L’échelle des valeurs se renverse : une allumette vaut plus qu’une voiture de luxe !

En fait, on peut trouver plein d’autres choses dans ce roman : une critique de l’aliénation apportée par la modernité (qui nous coupe de notre lien primitif avec la nature et de ses apprentissages fondamentaux), une métaphore de la condition humaine, dont la caractéristique ultime est la solitude, la peur de la folie…

Un roman atypique, où l’impression qu’il « se passe toujours la même chose » n’est que superficielle. Avez-vous lu ou vu d’autres fictions utilisant le thème du mur invisible ? Il me semble qu’il y a eu une série sur ce thème sortie récemment. Ce roman-ci a été adapté au cinéma en 2012.

Philip K. Dick, Le maître du Haut-Château

le-maitre-du-haut-chateau« Demain, il faudra que je sorte pour acheter ce livre, La sauterelle, se dit-il. Ce sera intéressant de voir comment l’auteur décrit un monde dirigé par les Juifs et les communistes, avec le Reich en ruine, le Japon devenu sans doute une province de la Russie ; avec la Russie s’étendant en fait de l’Atlantique au Pacifique. Je me demande si l’auteur – quel que soit son nom – décrit une guerre entre la Russie et les Etats-Unis ? Livre intéressant. Curieux que personne n’ait pensé jusqu’ici à l’écrire. » (p. 147, édition « J’ai Lu »).

Imaginez que l’Allemagne et le Japon soient sortis vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale, et non les Alliés. Imaginez l’organisation géopolitique qui en aurait découlé. Imaginez l’idéologie nazie, ou la sagesse millénaire du Tao, dominer les rapports sociaux. Quelle serait la face du monde, alors ? Cette échappée vertigineuse de l’imagination dans le monde du « et si… ? » on la nomme savamment « uchronie » dans le jargon littéraire : l’auteur change un évènement-clé de l’histoire et à partir de là fait dévier tout le cours des choses (c’est le fameux « le nez de Cléopâtre, s’il eut été plus court, toute la face de la terre aurait été changée » de Blaise Pascal).

C’est exactement ce qui arrive dans Le maître du Haut-Château, mais selon une mise en abyme saisissante… (Je sens que je commence à vous perdre là…) : dans ce roman, Philip K. Dick imagine donc que dans un monde où l’Allemagne nazie et le Japon impérial dominent l’ordre mondial depuis la fin de la guerre, un auteur américain écrit un livre où il imagine que les Alliés ont gagné la guerre… Bref, K. Dick réalise un peu ici son auto-portrait en miroir puisque les situations sont exactement inverses !

Cela donne lieu à une série de parallèles virtuels et virtuoses : les Etats-Unis ont été divisés en trois zones, une sous administration allemande (à l’est), une sous domination japonaise (à l’ouest) et une zone neutre (au centre), comme l’Allemagne a réellement été divisée en trois, voire quatre, zones en 1945. L’Allemagne et le Japon se livrent à une concurrence industrielle, politique et idéologique, comme les Etats-Unis et l’URSS se sont réellement affrontés au cours de la Guerre Froide. Et ainsi de suite.

Mais où est le réel là-dedans ? Il se perd un peu dans l’enchâssement des niveaux de réalité et de fiction. En effet, des passages de La sauterelle pèse lourd, le fameux roman du mystérieux auteur qui imagine la victoire des Alliés dans Le Maître du Haut-Château, sont distillés au cours de l’intrigue. Et il est drôle de voir que sa « reconstruction » de l’histoire, dans son référentiel à lui, diffère de celle qui a réellement été la nôtre depuis 1945 : selon lui, si les Alliés avaient gagné, ce serait l’Angleterre et les Etats-Unis qui se seraient disputé l’hégémonie mondiale, et non l’URSS et les Etats-Unis. La Chine serait devenue totalement pro-américaine, et les noirs américains auraient été émancipés dès 1950… Façon discrète pour K. Dick d’affubler ses idées politiques d’un vernis doublement fictionnel : celui d’un roman dans son roman ? Et de montrer que sa propre uchronie est juste une des possibilités historiques parmi un panel de choix possibles.

J’ai aimé que K. Dick montre cette propension psychologique des gens de considérer qu’il y a un sens de l’histoire : dans notre réalité, on se félicite que l’Allemagne nazie ait perdu et l’Amérique capitaliste ait gagné, et l’on se dit, façon de se rassurer a posteriori, que la victoire des Alliés était inéluctable, que la victoire allemande n’aurait jamais été possible – dans le monde du Maître du Haut-Château, un personnage se félicite que les nazis aient gagné et tremble en tentant d’imaginer le cours des choses si la victoire des Alliés avait eu lieu… J’avoue que j’ai été déroutée par cette équivalence (implicite) posée entre les Etats-Unis réels, tout impérialistes qu’ils soient, et l’Allemagne nazie (et il y a de quoi), mais je crois que ça fait partie de l’ADN de l’auteur de mettre le lecteur mal à l’aise.

J’avais depuis longtemps ce titre en tête, dont l’intitulé même m’impressionnait. Carrère parle beaucoup de Philip K. Dick qu’il porte aux nues. Je sors un peu éblouie de cette lecture, car l’auteur est vraiment très fort dans le genre inventif, et le mélange histoire-fiction est virtuose. Pour le coup, ma connaissance de l’histoire récente (celle d’une prof d’histoire lambda) m’a servie pour identifier tous les personnages-clés du régime nazi, et m’esbaudir de l’écart entre leur destinée fictionnelle et leur destinée réelle : Goebbels, Heydrich, Bormann, Speer… et Hitler en vieillard sénile (et toute la bande de joyeux drilles). Comme les historiens l’ont montré, K. Dick montre à quel point le régime nazi était divisé en factions qui se tiraient dans les pattes, et de fait était entraîné vers une spirale croissante dans l’horreur et la désintégration. Quelque part, n’y a-t-il pas là un avertissement implicite vis-à-vis de l’Etat américain qui, au nom du droit et de la liberté, menace l’équilibre mondial des forces en ce début des années 60 où K. Dick publie son livre ?

Mais j’ai eu en même temps l’impression de lire un pur exercice mental, aux rouages compliqués et délicats. Les personnages ressemblent plus à des automates qu’à des êtres de chair ; le but des actions des uns et des autres se perd dans des lignes de fuite insensées. Le style de l’auteur est parfois un peu énigmatique et il faut un peu de temps pour s’y habituer et comprendre là où il veut en venir.

En bref : un classique de l’uchronie, à la limite du génial, sympa à lire après un flamboyant et touffu opus de Toni Morrison par exemple 😉 .

Mois américain3e participation au mois américain.

Michel Houellebecq, Soumission

soumissionJ’ai lu le dernier Houellebecq, qui est aussi mon premier Houellebecq, ce livre sur lequel beaucoup d’encre a coulé, d’autant que sa sortie a tragiquement coïncidé avec les fusillades des terroristes islamistes, avec lesquelles son thème entre en résonance. (Sacrée introduction !)

Bref, depuis peu, je me suis mise aux sorties littéraires récentes. Cela me fait me sentir un peu snob et dans le vent mais point tellement nourrie.

Oh certes, il y a des choses dans ce roman que j’ai appréciées. En premier lieu, l’autodérision du narrateur, qui est phénoménale. Ce type mollasson – qui parvient quand même à se hisser, Dieu sait comment, par la magie d’une thèse géniale sur Huysmans (or le génie n’est pas toujours récompensé dans le paysage réel de l’enseignement supérieur et de la recherche en France), au poste enviable de professeur des universités à la Sorbonne – ce type mollasson donc possède le charme des faux naïfs, des loosers polis, dont l’inertie placide et souriante propulse hors de leur gangue de normalité les absurdités sans nom de leurs interlocuteurs. Par exemple les femmes qui le quittent car elles ont « rencontré quelqu’un » (et lui alors, n’était-il pas « quelqu’un » ?), le collègue spécialiste de Rimbaud qui n’a d’autre conversation que celle de comparer les avancements de carrière, le sien et celui des autres, dans le microcosme de la fac (Rimbaud, au secours, reviens !)…

J’ai bien aimé certaines descriptions, et forcément, ceux des personnages auxquels je m’identifie : les jeunes cathos au sanctuaire de Rocamadour, les moines de l’abbaye de Ligugé…

L’autre grand attrait du livre, évidemment, est son caractère d’anticipation relativement proche, qui permet de mettre en scène beaucoup de nos hommes et femmes publiques dans des situations  pas totalement tirées par les cheveux : nous sommes en effet en 2022, à l’échéance d’un second mandat de François Hollande et les candidats en lice à l’élection présidentielle comprennent notamment une blonde à la langue bien pendue, un spécialiste des coups de menton ou un adepte du pain au chocolat 😉

Le « Deus ex machina » du livre est l’un de ces candidats, celui-là bien imaginaire (mais à la réflexion, peut-être existe-t-il déjà ?), leader du parti imaginaire de la « Fraternité musulmane ». Au terme d’une soirée électorale mémorable (un des morceaux de bravoure du roman), Mohammed Ben Abbes gagne et accède à l’investiture suprême. Que va-t-il se passer, dans une France gagnée par les combats de rue sur lesquels planent une chape de plomb médiatique ? Suspense…

Les critiques (que je n’ai pas lues) concentrent sur cet aspect du livre leur hargne, du moins je l’imagine. Car aborder la question de l’islam, même dans une fiction (mais une fiction qui prend les allures d’une fable…) est évidemment très délicate dans le contexte actuel. Autant le dire franchement et sans pudeur excessive : je n’ai pas trouvé ce livre islamophobe. Déjà « islamophobe » est un mot suffisamment fort pour ne pas le mettre à toutes les sauces. Ici les musulmans ne sont pas représentés en mauvaise part : le premier président musulman, tel que se l’imagine Houellebecq, symbole de la politique d’intégration, est un homme cultivé, fin, passé par Polytechnique, rompu au dialogue et à la confrontation d’idées, tout en rondeurs et en train-de-sénateur. Mais l’intégration de Ben Abbes ne rime pas avec des mœurs libérées : pour tout dire, sa conception de la famille et de la place des femmes ressemble à celle des monarchies du golfe, ainsi inclut-elle la polygamie, le voilement des femmes et leur mise à l’écart de la sphère publique. Et étrangement, ça passe… Sans imposer la charia, mais en la favorisant par une législation préférentielle, le nouveau gouvernement (à la tête duquel Houellebecq imagine Bayrou tout de même !) parvient à ce que la population française accepte sans trop broncher – voire s’aligne sur – ce nouvel ordre social pour le moins différent de celui de son passé.

Voilà qui nous gêne aux entournures : Houellebecq imagine l’application de certains principes de l’islam à la société française jusqu’à leur conséquence logique, sans verser dans une lecture outrancière. Est-ce islamophobe de dire que dans l’islam la polygamie est permise et d’imaginer qu’un jour elle puisse l’être en France ? Non, même si la polygamie n’est pas, et de loin, suivie, voire approuvée, par tous les musulmans, et même si cette hypothèse nous semble invraisemblable. Mais Houellebecq joue avec un jeu de potentialités, dans une mise en scène parfois fantaisiste, et dont l’hypothèse d’un futur président musulman fait partie (et c’est même là une hypothèse de facture très progressiste !). La question israélo-palestinienne, et plus largement, la question du rapport entre juifs et musulmans, présente dans le roman, ne peut que polariser les passions, comme elle le fait dans la vraie vie déjà, mais comment ne pas la mentionner alors qu’elle fait partie de nos cadres mentaux de Français des années 2010 ? Et de même, la représentation de « jeunes » (que l’on imagine issus des cités) à certaine page du début du livre, suscitant l’appréhension du narrateur, a probablement fait sourciller quelques âmes bien-pensantes. Mais il y a justement un hiatus entre la perception que le narrateur a d’eux, et ce qu’ils sont réellement ; l’auteur désavoue les clichés de son narrateur puisque ces « jeunes » se montrent fort polis à son endroit. Au nom de la fiction, si ce n’est au nom du réel, tout écrivain a le droit de représenter des personnages qui renvoient à des expériences forcément vécues par le gros des lecteurs, pour qu’elles nous fassent ainsi réagir et nous identifier. Les « jeunes des cités » n’auraient-ils pas droit de cité dans la littérature ? (Ok, c’est un mauvais jeu de mot, je sors ! ==>[])

Le problème avec Houellebecq, je crois, c’est qu’on a l’impression que son personnage, c’est lui. Et du coup paf ! le principe de distanciation romanesque en prend un coup.

Même s’il est loin d’avoir la stature d’un prophète, même si son anticipation manque parfois de subtilité, du moins Houellebecq nous confronte-t-il à certains de nos non-dits bien de chez nous : la possibilité de définir une identité française et de ce qui ne serait souhaitable ou pas, acceptable ou pas, pour l’avenir de cette collection de 65 millions d’êtres humains qui habitent un territoire appelé France, ou sont attachés par des liens sentimentaux, familiaux, historiques à ce territoire, et dont la majorité sont reconnus par l’état-civil comme français mais plus encore, se disent, se sentent français.

Après ces lourdes périphrases censées exprimer au plus juste mes sentiments sans heurter personne, je peux passer à ce qui ne m’a pas plu : la fatalité morne du personnage, le descriptif de ses turpitudes corporelles (qui me renvoie assez douloureusement à la physionomie rien moins qu’avenante de Michel Houellebecq) (je sais, on a dit « pas d’attaque sur le physique », mais que voulez-vous). Mais c’est surtout la seconde partie du roman qui est, disons, profondément ennuyeuse : on s’achemine lentement et sûrement vers l’acceptation du personnage d’un destin imposé par les circonstances – et un destin qui satisfait son inertie consubstantielle. On espère, comme le narrateur lui-même lors de sa retraite à Ligugé, un sursaut d’énergie, de foi, de ferveur… mais rien, nada. J’ai décroché.