Le déclin de l’empire Whiting, de Richard Russo

Dur fut le choix du livre que j’allais lire pour le mois américain en septembre. Je me doutais que je n’arriverais pas à en lire des masses durant le mois – mais de là à finir ma seule lecture américaine après la fin du mois, c’est ce qui s’appelle un beau raté. Mais je ne m’en soucie guère ; ce mois de rentrée a été tellement frénétique chez moi que je suis déjà bien heureuse d’avoir trouvé du temps pour lire, après les folles journées passées à courir entre l’école, le travail, la nounou, le docteur, les anniversaires, les activités extra-scolaires, etcetera.

<Je sais bien que je suis loin d’être la seule à vivre ce tourbillon, et que tout cela n’est que banalités aux yeux de beaucoup, mais néanmoins cela s’en ressent fortement sur ma vie de lectrice – comme sur mon équilibre tout court d’ailleurs, mais ceci est une autre question>.

Les soucis de la vie, Miles Roby, ça le connaît. Gérant de l’Empire Grill, seul restaurant de la petite ville d’Empire Falls dans le Maine, il aurait même une fâcheuse tendance à les collectionner : un commerce qui vivote, des clients pénibles, une fille adolescente confrontée aux affres de son âge, un père indigne et filou, un flic ripou qui lui colle aux basques, et son divorce par-dessus le marché. Quant à la « veuve Whiting », richissime douairière qui possède de la moitié des commerces et des usines qui furent autrefois la gloire de la ville (et n’en sont plus que l’ombre), elle ne lui arrange pas les choses en lui refusant la licence de consommation d’alcool, comme si elle ne souhaitait pas la prospérité du restaurant alors qu’elle en est la propriétaire – et Miles ne peut se départir de l’idée qu’elle lui cache un secret le concernant.

Depuis combien de temps utilisaient-ils le même lave-vaisselle ? Vingt ans ? Vingt-cinq ? Il avait suggéré à Mrs Whiting de le remplacer, mais c’était un matériel coûteux et la vieille dame s’y était refusée tant qu’il fonctionnerait. Quand Miles était d’humeur clémente, il voulait bien se rappeler que les femmes de plus de soixante-dix ans n’aimaient pas qu’on leur parle d’une machine âgée, épuisée, qui avait déjà duré plus que leur espérance normale de vie.

J’avais lu un billet de Lilly sur Richard Russo et quand je suis tombée sur ce livre, prix Pulitzer 2002, j’ai eu aussitôt l’envie de voir de quoi il retournait. Je ne suis pas déçue. Jouant habilement du double sens du nom de la commune Empire Falls (Chutes de l’Empire), l’auteur dépeint avec brio le morne déclin d’une petite ville qui fut bâtie autour des usines textiles de la bourgeoise famille des Whiting (au passage, ce nom signifie « blanchiment »…) et qui connaît le marasme économique depuis la fermeture d’icelles vers les années 70-80. Parallèlement au récit principal, des chapitres en italiques reviennent en arrière, et nous font comprendre que les familles Whiting et Roby sont liées par un terrible non-dit, jusque dans la mort de deux de leurs membres.

Les hommes de la famille Whiting, tous nés apparemment avec un solide sens des affaires, avaient invariablement gravité, comme des papillons vers la lumière, vers la seule et unique femme au monde qui épouserait avec eux la noble mission de leur pourrir la vie. Des femmes qui resteraient attachées à leur mari avec la même ténacité macabre qui lie les religieuses au Christ éternellement souffrant.

J’ai tout de suite été séduite par la galerie de personnages entourant le bon et gentil Miles, sorte de spécimen masculin de la bonne poire qui se fait avoir par tout son entourage (l’amant de sa femme étant son pilier de comptoir le plus envahissant, pour exemple) ; une série de bras cassés attendrissants et de petites crapules de bas étages comme seules les provinces déshéritées savent en produire à la pelle – car ils ne pourraient survivre ailleurs. Le comique de situation, l’ironie tendre affleurent à chaque page. L’auteur a un don pour observer et croquer les travers de ses contemporains. Les dialogues claquent et les réparties fusent comme dans un film de « buddies ». Mention toute spéciale à Max, le père déplorable mais néanmoins hilarant de Miles.

Paradoxalement, l’ambiance du lycée de Tick, la fille de Miles, est plus noire, digne des teen movies les plus impitoyables : « nases » vs. « populaires », tel est le nouveau darwinisme des high school, et Tick se retrouve violemment projetée d’une catégorie à l’autre après avoir rompu avec le capitaine de l’équipe de foot. Cela la conduit à fréquenter les élèves les plus rejetés de l’école et à effectuer un étrange voyage au coeur de la condition humaine, un peu comme son père au même âge…

On pourrait croire à une banale saga américaine, qui promeut les bonnes valeurs tout en s’occupant de faire alternativement rire et peur ; mais non. Il y a presque du Zola dans ce grand (j’ose le mot) roman de Richard Russo. Les générations se suivent et se ressemblent, les personnages se croisent, se débattent avec leurs conditions de vie (économiques mais aussi culturelles, voire sexuelles) et prétendent parfois y remédier, pour le plus souvent retomber dans la vie moyenne où ils végètent. J’y ai aussi vu un zeste d’Une place à prendre de J.K. Rowling : petite ville fermée sur elle-même, différences de classes, un personnage pivot entre les uns et les autres – avec ce même sentiment qu’un désastre annoncé va avoir lieu. Mais ce roman, pour être mélancolique, voire cru, ne sombre ni dans le pathos ni dans la caricature, mais joue habilement de divers registres. In fine, l’auteur semble dire qu’il existe une échappatoire si on rompt avec le cercle infernal des destins tout tracés, si on ose franchir le pas des relations humaines prédéterminées. En un mot, si on reprend sa liberté d’esprit.

Mais c’est ainsi que nous avançons, barque luttant contre un courant qui nous rejette sans cesse vers le passé.

Dernière chose, plus anecdotique peut-être. J’ai apprécié la place de la religion dans ce roman. Mineure certes, elle est tout de même présente à travers le portrait du père Mark et du vieux (et sénile) père Tom, curés de la paroisse de « Sainte-Cath' » dont le clocher écaillé symboliserait presque l’inconscient de Miles, tiraillé entre ses désirs et ce qu’il croit être son devoir. Accessoirement, j’ai appris qu’il existait une communauté de Canadiens-Français dans le Maine, ce qui explique la forte présence du catholicisme, d’un reste de francophonie et de noms français.

La seule bonne chose qu’ait apportée la séparation de ses parents, avait déclaré Tick, était qu’au moins elle n’avait plus besoin d’aller à l’église, maintenant que sa mère avait troqué la religion catholique contre l’aérobic.

Ah ! j’ai aussi aimé que la lumière ne soit pas complètement faite sur certains mystères. Par exemple, un petit détail troublant pour ceux qui l’ont lus (ou le liront sûrement après cette chronique enthousiaste n’est-ce pas) : que mange John Voss qui sent si fort dans son Tupperware ? Y a-t-il un lien avec sa grand-mère ?  Pour ma part, j’ai une hypothèse peu appétissante !

Bref, j’avais choisi ce livre pour « coller » au mois américain, auquel je n’ai finalement même pas participé ; ce fut donc un raté, mais un raté magnifique puisque je suis tombée sur un coup de coeur ! ♥

La viduité a lu avec un immense plaisir ce roman « saturé d’humanité », Liza Lou aussi a beaucoup aimé, Papillon est mitigée.

« Le déclin de l’empire Whiting » de Richard Russo, traduit de l’anglais par Jean-Luc Piningre, Coll. Quai Voltaire, La Table Ronde, 2002, 528 p.

Elégie pour un Américain, de Siri Hustvedt

J’étais désireuse de lire un autre roman de Siri Hustvedt, après Un été sans les hommes qui m’avait tellement plu, histoire de confirmer mon goût pour cette auteure. C’est donc avec une certaine curiosité mêlée d’appréhension que j’ai commencé cette lecture.

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Verdict ? Elle m’a au départ complètement embarquée dans l’intimité d’Erik Davidsen, ce psychanalyste new-yorkais dont le père vient de mourir. C’est l’occasion pour lui et sa soeur Inga (veuve d’un écrivain célèbre) de replonger dans le passé de leur père, documenté par des extraits du journal du défunt. Fils d’immigrés norvégiens, grandi dans une ferme très pauvre du Minnesota, combattant de la Seconde Guerre mondiale, devenu à force de travail et de volonté un respectable professeur d’histoire à l’université, Lars Davidsen cachait un secret que ses enfants souhaitent à présent élucider. Dans le même temps, Erik accueille chez lui une nouvelle locataire affriolante et sa fillette de 5 ans, que menace l’ombre d’un ex-compagnon, photographe déséquilibré et vrai « stalker ». Ses patients lui prennent beaucoup d’énergie et d’espace mental. Quant à Inga, elle se débat avec ses propres ombres, dont le souvenir d’un mari adoré – pas que par elle -, et le traumatisme du 11 septembre 2001 qu’elle et sa fille ont vécu de tout près.

Avec finesse, Siri Hustvedt tisse la chronique douce-amère d’un homme entre deux âges, divorcé et sans enfants, à qui la mort de son père fait remonter des souvenirs anciens qui vont se mêler de façon énigmatique à la série d’événements plus ou moins désagréables qui lui tombent dessus. Comme dans Un été sans les hommes, mais de façon plus prégnante, nous sommes enserrés dans un réseau de considérations et théories psychologiques portées par des personnages, réels ou fictionnels. On y croise une tripotée de psychiatres, historiens de la médecine, neurologues, psychanalystes, et même neuro-psychanalystes (donc si le sujet vous emm****, il vaut mieux passer votre chemin). Comme l’indique la rituelle page de remerciements à la fin, l’auteure participe à de nombreux séminaires consacrés au sujet et anime des ateliers à destination de malades psychiques. Elle connaît donc bien son sujet et certaines anecdotes sont visiblement tirées de sa propre expérience ou de celle de collègues thérapeutes. La mise en scène de la confrontation praticien/patient dans les séances de thérapie d’Erik est à ce titre fascinante car on y assiste du point de vue du psychanalyste, dont on voit que l’inconscient est complètement perméable à celui du psychanalysé.

Ce qui rend également un son de vérité, ce sont les extraits du journal de guerre de Lars Davidsen. Je me demandais comment l’auteure avait pu se glisser à ce point dans la peau d’un jeune combattant américain de la Seconde Guerre mondiale. La page de remerciements, toujours, m’a appris qu’elle avait carrément inséré des extraits du journal de son propre père (lui aussi fils d’immigrés norvégiens), avec son autorisation et après sa mort.

C’est pourquoi ce roman dégage une tonalité effectivement élégiaque. Je ne sais jusqu’à quel point Siri Hustvedt l’a écrit en mémoire de son père et de sa famille, en mémoire des immigrés pauvres du début du 20e siècle, en mémoire des morts de la Seconde Guerre mondiale, du 11 septembre et des futurs morts de la Guerre d’Irak qui débutait. Ce roman fait-il partie d’un travail de deuil personnel (avec une visée collective que désigne l' »Américain » du titre) ? Ce n’est pas vraiment important pour le lecteur de le savoir, mais toujours est-il que ce récit m’a un peu larguée en route. Les personnages principaux, notamment Erik, m’ont semblé plats, éteints, voire un peu « morts ». Ils ont peine à prendre de l’épaisseur, malgré la richesse de leur histoire personnelle, comme s’ils étaient des masques plaqués sur des faits réels. Au milieu du livre, je m’ennuyais gentiment et j’avais du mal à retenir les noms des proches de la famille Davidsen et ce qui les reliait (rappelons qu’Erik et Inga procèdent à une sorte d’enquête principale, à laquelle se mêlent des enquêtes secondaires concernant leurs vies privées). Les conversations feutrées entre représentants de la classe intellectuelle supérieure n’arrivaient plus à m’émouvoir, malgré les sentiments violents des personnages.

Ce qui m’a retenu, c’est tout de même une grande qualité d’écriture, fluide, intime, chaleureuse – en gros tout ce qui me plaisait déjà chez elle. L’auteure m’emporte malgré moi dans les arcanes de ses personnages et de ses dadas (psychologie donc, mais aussi philosophie, linguistique, questions identitaires). Je suis donc partagée : ce n’est pas le coup de coeur vécu quand je l’ai découverte avec Un été sans les hommes, mais ce n’est pas un ratage non plus. Un entre-deux tout en camaïeu de gris domine dans ce roman à entrées multiples (l’illustration de couverture est à ce titre très bien trouvée), ce qui ne m’empêchera pas de récidiver avec mon amie Siri !

« Elégie pour un Américain » de Siri Hustvedt, traduit de l’anglais par Christine Le Boeuf, Actes Sud, 2008, 393 p.

En toute impunité, de Jacqueline Harpman (et joyeuses Pâques)

Résultat de recherche d'images pour "pâques"Avant de commencer ce billet, laissez-moi vous souhaiter une bonne fête de Pâques. Juifs et chrétiens cette année fêtent Pâques le même jour, c’est un symbole fort dans une actualité qui voit en France des gens être tués parce qu’ils sont juifs…🕊

Malgré ce sombre tableau, Pâques nous invite à espérer quand toute espérance semble déchue. Pâques est un mot qui signifie « Passage » en hébreu : il rappelle le passage de la Mer Rouge par le peuple d’Israël ; et l’événement incommensurable de la mort et la résurrection de Jésus pour les chrétiens. Cela prend une résonance particulière quand on a vu un homme donner sa vie pour sauver celle d’une autre. Que nous soyons croyants ou non, nous avons tous besoin de renouveau dans nos vies (surtout au terme d’un hiver bien longuet). Je crois que cette fête nous invite à franchir un seuil pour nous rapprocher de (au choix) : Dieu – nos proches – le mendiant du métro – le collègue ch**** comme la pluie – les victimes de catastrophe et de guerre – nos potes blogueurs (tant qu’à faire), etc, afin de faire grandir la paix, la joie et l’amour dans ce monde plus que tourmenté.

Et non, pas de poisson d’avril aujourd’hui, mais de l’agneau au menu ! 😋

CVT_En-toute-impunite_3521Voilà, voilà… Après ce petit sermon en bonne et due forme (appelez-moi soeur Ellettres), je vais vous parler d’un conte moderne et joyeusement immoral écrit par Jacqueline Harpman, un bijou absolu pour bien démarrer ce mois belge !

Son intrigue puise à la source des Diaboliques de Barbey d’Aurevilly. Et franchement, quel meilleur patronage que « Le Bonheur dans le crime » cité dans le roman pour parler de femmes exquises qui parviennent à trouver le plus parfait bonheur sur terre en employant des moyens… pas très catholiques ? (La vache, je viens d’apprendre qu’il est de tradition, en Norvège, de lire des histoires de crimes à Pâques… Tant d’à-propos de ma part me sidère).

Un homme (le narrateur) tombe en panne la nuit en rase campagne belge. Obligé de demander l’hospitalité aux plus proches voisins, il fait la connaissance de cinq femmes d’une même famille vivant dans une gentilhommière du XVIIIe siècle magnifique mais très délabrée et dépouillée de son mobilier, vendu au fil des ans. Au cours des jours suivants, il s’éprend du charme naturel mais raffiné de ces femmes qui tiennent à bout de bras et au prix d’efforts surhumains le domaine de la Diguière qu’elles ont hérité de leurs ancêtres. Au point d’échafauder un plan insensé pour trouver l’argent qui réparera la toiture…

« Elles ne mentaient pas du tout : elles peaufinaient le piège que cet homme qu’elles n’avaient jamais vu avait ouvert lui-même sous ses pas. Je prenais une honnêteté inhabituelle pour du cynisme parce que j’avais été élevé dans la bienséance, donc l’hypocrisie ordinaire. Je n’avais jamais eu à défendre que moi-même : elles défendaient leur héritage. Je suis un homme sans passé et sans descendance : elles sont au milieu des siècles, deux à l’arrière et mille devant et ne veulent pas quitter l’étroit sentier où elles cheminent. » (p. 104)

J’ai découvert Jacqueline Harpman grâce aux précédents mois belges, je leur dois reconnaissance éternelle. Son écriture est un régal de précision et d’élégance classique, les imparfaits du subjonctifs alignés comme des majordomes au garde-à-vous, les références littéraires du meilleur goût, l’humour cristallin. Cet habillement de la langue n’étouffe pas la vie des personnages et ne fait pas (trop) anachronique. J’ai tout de suite été conquise par Albertine, Sarah, Charlotte, Clémence et Adèle (sans oublier la brave Madeleine), leur courage effronté, leur mépris des conventions, leur solidarité à toute épreuve et leur attachement sans bornes pour leur maison. Elles sont au centre du récit, petites reines soleil aux pieds nus qui se passent des hommes, lesquels ne peuvent s’empêcher de graviter autour d’elles, fascinés.

« Charlotte et Sarah n’eurent jamais les exigences propres à l’adolescence. Par une bienheureuse occurence, la mode était aux jeans déchirés et à ce que l’on nommait les chemises grand-père, qui s’achetaient pour trois sous aux Puces : à l’école, on les envia d’avoir une mère qui permettait une vêture jugée choquante par les dames de la paroisse ! Elles prenaient des airs supérieurs et se tordaient de rire en rapportant ces propos à Albertine et Madeleine. Elles ne connurent pas les cours de danse classique, les leçons de tennis ou d’équitation de leurs compagnes et s’en moquèrent : elles avaient la Diguière. Princesses déguenillées couronnées de liseron, elles régnaient sur les orties, changeaient les citrouilles en Rolls-Royce, les chats en princes et la pauvreté en fantaisie. » (p. 55)

L’auteure aborde finement la question des liens qui lient certains êtres à un passé incarné en vieilles pierres et quelques arpents de terre, à travers les yeux d’un narrateur qui est lui, dépourvu de liens transgénérationnels. La transmission familiale peut être pesante dans un monde qui favorise le bonheur immédiat sans entrave… à moins de posséder de l’imagination pour concilier goût du présent et continuité. Et les femmes de la Diguière n’en manquent pas, de l’imagination, et vont s’y entendre pour transformer le conte de princesse en fable picaresque !

« Je pensais à la joyeuse tablée de la veille, aux plaisanteries, aux rires, et me dis qu’elles pratiquaient la gaité comme on s’exerce à l’escrime, pour être prêtes au moment de la bataille, dures combattantes qui ignoraient tout de la reddition, mais aussi que ce domaine était leur bonheur, comme l’amant est le bonheur de l’amante, qu’elles riaient car elles étaient heureuses d’être là, entre les bras de l’objet aimé, dans les murs de leur maison, si dénudée qu’elle fût, parcourant la cour pavée comme avaient fait leurs ancêtres, les pas dans leurs pas, sentant dans leur poitrine battre le coeur des générations, elles étaient chez elles comme on est chez soi dans son corps, l’unique bien que l’on puisse posséder jusqu’à ce que mort s’ensuive, et que leurs enfants, et les enfants de leurs enfants y vivent à leur tour. » (p. 63)

J’ai presque été déçue du mince volume du roman (220 pages). Le contexte et les personnages fouillés permettaient de commettre un gros pavé sur les aventures d’une drôle de famille. Mais Jacqueline Harpman a semble-t-il préféré s’en tenir à son intention de départ, écrire une fable. Et le livre se referme sur une vision idyllique, que même la conscience du forfait accompli ne viendra pas entacher…

Pour finir, ces quelques lignes sur le bonheur d’écrire à la main (ça ne vous donne pas envie de lâcher votre clavier pour empoigner votre écritoire et votre plus belle plume  ??)

« C’est là que je pris mes premières notes. Je suis grand écriveur – terme sorti d’usage, mais que mon vieux Larousse de 1906 définit encore : qui écrit beaucoup, qui aime écrire -, j’aime à jouer avec la syntaxe et la grammaire, mais j’aime aussi le mouvement de la plume sur le papier, le plaisir sensuel de former les lettres, bien alignées, arrondies, reliées. » (p. 37)

C’est grâce aux fameuses notes à la plume du narrateur que nous saurons tout sur les dessous de cette famille, dans la grande tradition de Barbey ou Maupassant…

Aucun texte alternatif disponible.Ce billet participe au mois belge d’Anne et Mina

« En toute impunité », de Jacqueline Harpman, Grasset, Le Livre de poche, 2005.

Polars d’été

Ce n’est pas parce que l’été s’en va qu’on n’a plus le droit d’y jeter un dernier coup d’oeil nostalgique par le biais des lectures qui l’ont émaillé. D’autant que je n’ai pas eu franchement d’évoquer mes lectures récentes ici. Alors autant en réunir plusieurs d’un coup.

Je me suis donc demandée pourquoi le polar était le livre de plage par excellence ? Pour ma part j’en ai lu 4 cet été, un score raisonnable, mais plus élevé que durant le reste de l’année. Il y a d’abord le fait que pendant la bronzette, la dorure de l’épiderme pèse sensiblement plus lourd que la culture de l’esprit, et le polar est compatible avec le débranchement des neurones. Et puis il me semble que le polar est l’un des rares livres capables de nous suivre d’un sac de plage à un cabas de course, de la valise au sac à langer, où nous le jetons avec désinvolture et sans beaucoup de considération pour la sauvegarde de son intégrité physique. Objet de consommation, il se scotche à nous le temps de sa lecture, là où une édition de la pléiade n’y survivrait probablement pas – cette dernière s’accommodant certainement bien mieux du combo plaid-canapé-tasse de thé de l’hiver. Bref, le polar est un essentiel de l’été, au même titre que la crème solaire et l’apéro !

Agatha Christie, La dernière énigme, Le Masque, 2001, 252 p.

Résultat de recherche d'images pour "la dernière énigme"Cela faisait longtemps que je ne m’étais pas accordée un Agatha Christie ; or comme je suis loin d’être la seule fan de la reine du crime dans la blogo, n’est-ce pas Enna ou George (ce qui remet en perspective les années précédant mon blog où il me semblait être la seule à la lire encore), je tombais régulièrement sur des billets qui m’alléchaient. Pour mes retrouvailles avec elle, j’ai eu la chance d’avoir affaire à un très bon cru de miss Marple. L’histoire se centre sur Gwenda, 21 ans, jeune mariée fraîchement débarquée en Angleterre de sa Nouvelle-Zélande natale. Son mari l’a chargée de leur trouver une maison à acheter où il lui plaira (heureuse époque !) en attendant que lui-même rallie la mère patrie. Orpheline depuis longtemps, Gwenda n’a jamais posé le pied en Angleterre et pourtant quand elle visite Hillside, dans la ville côtière de Dillmouth, elle éprouve une étrange affinité avec la maison. Elle décide de l’acheter sur le champ. Dans les jours qui suivent, elle expérimente toutes sortes d’intuitions à propos de la maison qui se révèlent justes (un papier peint d’enfant dans une chambre retapissée depuis, une porte murée, un bosquet déplacé, etc). Peu après, en visite chez des amis à Londres, la tirade d’une pièce de théâtre réveille en elle une image traumatique tirée de sa prime enfance. Elle hurle et quitte le théâtre en courant. Quand son mari Giles arrive, ils n’ont rien de mieux à faire que d’enquêter à ce propos (avec miss Marple providentiellement présente). Ce souvenir refoulé de la petite enfance de Gwenda a-t-il un lien avec leur maison d’Hillside ? Y  a-t-il eu un meurtre de commis, plusieurs années auparavant ? Le grand magnétisme de l’histoire provient du fait qu’on a non seulement affaire à un « cold case » (un assassinat non résolu qui a eu lieu dans un passé révolu), mais surtout que ce cold case n’en est pas vraiment un (on n’est même pas sûrs que la victime présumée soit morte). Ce mystère n’effraie pas miss Marple qui saura seconder avec talent le jeune couple dans ce qui ressemble un peu à une grosse psychanalyse collective.

Mon histoire avec ce bouquin a connu un contretemps : emprunté à la bibliothèque, je l’ai oublié dans un taxi à Mykonos, quelques pages avant de découvrir le nom du coupable ! Quel acte manqué ! Comme quoi le polar n’est pas invulnérable aux « drames » estivals ! Très frustrée, ainsi que vous pouvez l’imaginer, de devoir différer la révélation finale (je n’avais pas les moyens de me procurer un nouvel exemplaire tout de suite), j’ai fait un effort déductif intense pour trouver le coupable. Quand j’ai finalement récupéré un autre exemplaire, j’ai eu la grande satisfaction de voir que je ne m’étais pas trompée, ce qui m’arrive très rarement dans un livre de lady Agatha. Il faut dire que je commence à connaître un peu les « tricks » de la dame. J’ai découvert aussi que cette oeuvre avait eu un destin littéraire intéressant : Agatha Christie l’a écrit en 1940 afin qu’au cas où elle mourrait dans les bombardements son mari ait un moyen de subsistance par la commercialisation de ce livre (quelle galanterie de sa part !). Comme elle n’est pas morte pendant la guerre, le livre est resté scellé dans un coffre jusqu’en 1976, date de son décès et a été publié post-mortem. Encore une histoire qui diffère une révélation du passé. Coïncidence ? 😉

Michel Bussi, Le temps est assassin, Pocket, 2017, 624 p.

Résultat de recherche d'images pour "le temps est assassin"Ici aussi, une histoire du passé revient titiller le présent, non plus sur les rivages de la verte Angleterre mais dans l’ardente Corse. Clotilde, 42 ans, revient passer des vacances sur la presqu’île de la Revellata, pour la première fois depuis le terrible accident de voiture dont elle a été victime 27 ans auparavant. Son père (un enfant du pays), sa mère et son grand frère avaient péri sur le coup tandis qu’elle en réchappait miraculeusement. Avec son mari et sa fille, elle est allée se recueillir sur les lieux de l’accident (une falaise qui surplombe la mer). Elle a aussi revu ses grands parents, pépé Cassanu, le propriétaire de la presqu’île, et Mamie Lissabetta. Leurs vacances se déroulent dans le camping où Clotilde a passé tous ses étés jusqu’à l’accident survenu quand elle avait 15 ans. Les choses ont pourtant changé depuis l’été 1989 : pépé Cassanu ne semble plus régner en maître sur son bout de terre sauvage, et le patron du camping, un ancien ami du frère de Clotilde, a des rêves de bétonnage et de palace… Clotilde se laisse peu à peu immerger dans les souvenirs de cet été fatal, provoquant chez elle une grande agitation. D’autant que plusieurs signes semblent attester, contre toute logique, que sa mère est toujours vivante. Evidemment personne ne la croit, à commencer par son mari Franck avec qui elle a de plus en plus de mal à communiquer. Le fait que d’autres personnages de ce passé ressurgissent contribue à brouiller les frontières du passé et du présent, à commencer par son premier grand amour, un sosie corse de Jean-Marc Barr, le sublime plongeur du film Le Grand Bleu…

C’est drôle, de Bussi j’avais lu Un avion sans elle, et si j’avais apprécié la virtuosité impressionnante de l’intrigue (encore une histoire qui lie passé et présent d’ailleurs), le style approximatif de l’auteur m’avait lassée. Avec Le temps est assassin, je révise mon jugement : Bussi a drôlement progressé ! Le récit nous prend à bras le corps, nerveux, rythmé. On est plongés dans la complexité de la Corse avec ses codes familiaux ancestraux et sa sauvage beauté que l’auteur décrit à merveille, même s’il semble se défendre de tout folklorisme. L’autre grande trouvaille, ce sont les extraits du journal de Clotilde tenu lors de ce fameux été de ses 15 ans, qui entrecoupent et éclairent le récit rétrospectivement. On y découvre une fille piquante, drôlement futée et observatrice. Un humour féroce et toute la panoplie gothique de l’ado rebelle des eighties cachant un coeur de midinette. Une grande réussite. Ce cocktail détonnant nous tient en haleine jusqu’au bout des 500 pages, malgré une intrigue emberlificotée, un coupable « faute de mieux » et un final sous forme d’anticipation complètement barré.

Georges Simenon, L’affaire Saint-Fiacre, Le livre de poche, 2009, 186 p. (éd. la plus récente)

Résultat de recherche d'images pour "l'affaire saint fiacre livre"Bon, là, j’ai fait dans le policier vénérable, limite je bascule dans la catégorie des classiques. Et l’ambiance change du tout au tout. Autant j’avais acheté le précédent dans un supermarché, autant celui-là je l’ai trouvé dans un recoin de la bibliothèque de mes beaux-parents. C’est dire.

« Un crime sera commis à l’église de Saint-Fiacre pendant la première messe du Jour des morts. » Tel est l’étrange message reçu par la police de Moulins, qui l’a transmis à la PJ parisienne. Notre Maigret national se rend sur les lieux. Saint-Fiacre, c’est là où il a passé son enfance, en tant que fils du régisseur du château. Et c’est la comtesse, veuve du comte de Saint-Fiacre, qui va effectivement mourir durant la messe à laquelle assiste Maigret… du choc provoqué par une coupure de journal glissée dans son missel.

Lire Simenon, c’est se plonger dans une ambiance qui n’est plus, faite de fumée, de rituels anciens et de rapports humains bourrus. C’est vraiment une expérience que je recommande si on est attiré par la « vieille » France, la France empesée dans les restes du lourd 19e siècle, du moins celle d’un village de l’Allier où se passe l’histoire. On croise de tout, du paysan méfiant à l’aristocrate désargenté, de la maîtresse russe au curé transi, du docteur goguenard au parvenu falot. Maigret se tient en équilibre dans tout ce petit monde, plus dans l’observation que dans l’enquête policière proprement dite. Il laisse les personnages résonner en nous, notamment cette pauvre comtesse réduite à prendre des jeunes secrétaires pour amants afin de trouver un peu d’affection. Le coupable est trouvé non par lui mais par un autre personnage, au terme d’une scène digne des meilleures nouvelles de Maupassant.

Fred Vargas, Temps glaciaires, J’ai Lu Policiers, 2016, 475 p.

Résultat de recherche d'images pour "temps glaciaires"Cette fois, je crois que c’est Keisha qui m’a contaminée avec son virus Vargasien estival. Ce qui ne veut pas dire que je n’appréciais pas déjà Fred Vargas auparavant, mais je n’avais pas lu ses deux derniers romans. Avec Vargas, on retrouve la brigade des « meurtres et homicides » (à l’occasion, j’ai appris la différence entre les deux) du commissaire Adamsberg, et le lot de lubies, névroses ou péchés mignons distinguant chacun de ses membres habituels : le passionné de contes de fée, le mordu de poissons, l’affamée de service, l’hypersomniaque, l’amateur de vin blanc… et le chat qui dort sur la photocopieuse. Et tout cela nous réjouit voyez-vous, car on se retrouve en terrain connu, chacun à sa place… sauf le commissaire lui-même, toujours occupé à nébuler à la marge. Et puis Vargas se débrouille toujours pour nous inventer des personnages enchanteurs qui arrivent étonnament à vivre travers les mailles de notre monde désenchanté, froid et techno : dans cet opus il y a une femme qui « tourne sept fois ses pensées dans sa tête avant d’agir » (moyennant quoi elle devient le facteur déclenchant involontaire d’une série de vengeances) ou une autre qui vit dans une cabane en forêt en compagnie d’un sanglier apprivoisé ; il y a un homme qui murmure à l’oreille des chevaux et un autre qui se prend peut-être pour Robespierre…

Oui mais, c’est bien beau de peindre de pittoresques personnages, mais l’intrigue en vaut-elle la peine ? Eh bien oui, mes amis, même si en fait d’intrigue, on a plutôt affaire à un « écheveau d’algues » comme dit Adamsberg. Soit trois meurtres différents déguisés en suicides dont le seul point commun est cet étrange signe présent sur le lieu du crime, ressemblant à une guillotine… Brrr ! Deux pistes se dégagent : l’une mène en Islande après un détour dans les Yvelines, l’autre vers une étrange société d' »étude des écrits de Maximilien de Robespierre ».

Elle m’a encore scotchée Vargas, avec la création de cette société secrète rejouant les scènes clés des assemblées révolutionnaires. Je n’en dis pas plus, mais pour qui aime l’histoire, c’est pain bénit. Elle arrive en plus, comme dans Pars vite et reviens tard, à tresser des liens entre des personnages historiques et le présent, à travers des histoires familiales tortueuses. Et puis il y a l’Islande. L’Islande fantastique de glace et de feu, de légendes aussi. L’Islande qui peut se révéler mortelle pour des touristes en goguette en mal de sensations fortes. L’Islande abrupte au premier abord mais si chaleureuse à travers les habitants de l’île de Grimsey. Un vrai conte éveillé qu’Adamsberg va évidemment apprécier au plus haut point. Adamsberg qui, en plus d’errer, possède un joli coup de crayon, arme fatale contre le crime.

Et je finirai avec Danglard, un de mes personnages préférés que je placerai peut-être même avant Adamsberg. L’érudit velléitaire, à la silhouette disgracieuse mais vêtue d’une élégance toute britannique. Le parfait homme du monde, l’esprit clair et précis, doublé d’un papa poule. Je le visualiserais presque. Son amour-propre va une fois de plus pâtir de son admiration teintée d’exaspération pour son chef, aux antipodes de lui-même. Pauvre Danglard. Reste fort va.

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Bilan : 4 polars = 2 anciens + 2 récents / 2 longs + 2 courts / 2 auteurs femmes + 2 auteurs hommes. Bref, j’ai fait de la parité sans le vouloir ! Une saison fructueuse pour les polars, mon été. Mais ils se resservent tout aussi bien en automne, que ce soit dans le métro, sous la couette ou allongé sur un tapis de feuilles mortes. Alors n’hésitez pas ! Et donnez-moi les titres de vos polars préférés, que je me refasse une réserve pour l’hiver…