Le nouveau nom

Je me suis enfin lancée dans la suite de L’amie prodigieuse, cette saga italienne à succès que j’avais tant aimé découvrir. Le livre patientait depuis des mois dans ma bibliothèque. Phénomène PAL. En juillet c’était le bon moment, sous le soleil, pendant des vacances en Italie justement. Malgré ma méconnaissance de la langue de Dante, l’environnement acoustique collait. J’ai plongé dedans et n’en suis sortie qu’à bout de souffle, la tête et le coeur aspirés par les personnages, leurs vies à la dure et le quartier napolitain où l’on avait suivi leur enfance dans le premier tome. Il m’a fallu deux jours de décompression pour commencer une nouvelle lecture. Preuve que ce roman n’a pas usurpé son statut de best-seller mondial, et cela me rend soudain très reconnaissante envers l’industrie du livre qui permet au plus grand nombre de s’autoriser de tels voyages !

On reprend l’histoire là où on l’avait laissée. Au printemps 1960, Lila, 16 ans, s’est mariée avec Stefano l’épicier enrichi. Son joli conte de fée s’achève le soir de la noce, quand elle comprend que son mari l’a trahie en s’alliant aux frères Solara qu’elle déteste. Sa vie conjugale devient un enfer, malgré le nouvel appartement doté d’un confort moderne inenvisageable dans son ancien quartier. Mais Lila, fidèle à sa réputation de rebelle, emploie sa vive intelligence à résister à sa nouvelle condition par tous les moyens. Lenú la narratrice poursuit une voie bien différente, plus obscure, celle des études au lycée où à force d’efforts méritoires elle se hisse à la première place, contredisant la fatalité de son milieu, où très rares sont ceux qui dépassent le primaire.

Ce deuxième tome intensifie la narration, se concentrant sur l’écheveau des relations du groupe d’amis qui accèdent à l’âge adulte et cherchent tous à se faire une place au soleil, quitte à empiéter sur celle des autres. L’insouciance de l’enfance est révolue. Elena Ferrante resserre le regard sur la problématique des oppositions entre classes sociales. Tel un Émile Zola italien, elle montre que même dans un quartier populaire, de subtiles différences délimitent ceux qui s’en sortent, par leurs mérites ou leurs magouilles, et ceux qui restent enfoncés dans la misère, pauvres veuves ou malchanceux, et dépendent des premiers pour manger. Il s’en faut parfois d’un cheveu pour basculer d’un niveau à l’autre, ce qui est une caractéristique de la pauvreté. Ferrante démonte les combines de chacun, la fierté à vif ou la folie engendrées par des rapports de force exacerbés. C’est un monde où tout le monde insulte tout le monde à grands cris, ses fournisseurs comme ses plus proches parents, et cela semble normal.

« Dans l’inégalité, il y avait quelque chose de beaucoup plus pervers, et maintenant je le savais. Quelque chose qui agissait en profondeur et allait chercher bien au-delà de l’argent. Ni la caisse des deux épiceries ni même celle de la fabrique ou du magasin de chaussures ne suffisaient à dissimuler notre origine. Et quand bien même Lila prendrait dans le tiroir-caisse encore plus d’argent qu’elle n’en prenait déjà, quand bien même elle en prendrait des millions, trente ou même cinquante, elle n’y arriverait toujours pas. Ça, moi je l’avais compris, et il y avait donc enfin quelque chose que je savais mieux qu’elle : je ne l’avais pas appris dans ces rues mais devant le lycée, en regardant la jeune fille qui venait chercher Nino. Elle nous était supérieure, comme ça, sans le vouloir. Et c’est ce qui était insupportable. » (p. 165)

Sous ses dehors sages, Lenú est le personnage le plus transgressif finalement : descendante d’une lignée « de paysans analphabètes », une fille qui plus est, elle ose se confronter aux tenants de la culture savante pour qui tous les attributs du savoir – et du savoir-vivre – sont naturels. Parler italien sans accent, savoir se comporter en société, c’est pour elle comme une langue étrangère à dominer – au sens littéral puisque sa langue maternelle est le dialecte napolitain – sans jamais espérer en saisir toutes les subtilités. Il y a de l’Annie Ernaux dans ce parcours de bonne élève, de transfuge de classe, honteuse de son milieu d’origine, mal à l’aise face à ses amis bourgeois, partout en décalage, téméraire malgré elle, désireuse d’être naturalisée dans une forme de patrie intellectuelle qui seule ne regarde pas ses origines. Son personnage s’aiguise dans ce tome, fait preuve de plus de volonté propre, d’autonomie, malgré ses fragilités identitaires qui la rendent plus accessible que Lila.

« Oui, c’est comme ça, j’ai trop peur, et c’est pourquoi je souhaite qu’on en finisse au plus vite et que les êtres peuplant mes cauchemars viennent dévorer mon âme. » (p. 383)

Mais on ne peut concevoir Lenú sans Lila, et inversement. Les deux amies se « cannibalisent » symboliquement, chacune se nourrissant de ce que l’autre a de plus cher pour se tailler sa place dans un monde où les femmes comptent pour quantité négligeable et sont asservies à leurs hommes. Lila, devenue Mme Carraci, son « nouveau nom » qui l’emprisonne, se convertit en l’incarnation de la condition féminine dans un milieu populaire du Naples des années soixante. Il est significatif que le récit s’attache beaucoup plus à décrire son corps dans ce tome que ses prouesses intellectuelles, bien qu’à plusieurs occasions celles-ci affleurent et nous rappellent la multiplicité prodigieuse de ses dons. Elle est toujours autant fascinante, aux yeux de Lenú comme des nôtres ! Mais tout chez Lila est voué à un éternel cycle de création/destruction. Comme le Vésuve aperçu de sa cuisine, la jeune épouse condense la colère antique des femmes de son quartier pour la recracher contre son entourage oppresseur à divers degrés. Ce qui n’empêche pas les autres femmes de la détester cordialement, y compris Lenú parfois. Elle est trop « méchante » pour une femme, ne respecte aucune règle et n’en fait qu’à sa tête.

« … depuis l’enfance, nous avions vu nos pères frapper nos mères. Nous avions grandi en pensant qu’un étranger ne devait pas même nous effleurer, alors qu’un parent, un fiancé ou un mari pouvaient nous donner des claques quand ils le voulaient, par amour, pour nous éduquer ou nous rééduquer. » (p. 67)

*** Ouverture d’une parenthèse spoil *** Le nouveau nom, c’est peut-être aussi celui qui est imprimé sur la couverture du roman écrit par Lenú, qui transcende le nom de la fille de l’humble portier de mairie. Symétriquement, elle accède à la fin du récit à la reconnaissance mondaine tandis que Lila dégringole l’échelle sociale. *** Fermeture de la parenthèse spoil ***

« Oui, c’est Lila qui rend l’écriture difficile. Ma vie me pousse à imaginer ce qu’aurait été la sienne si mon sort lui était revenu, à me demander ce qu’elle aurait fait si elle avait eu ma chance. Et sa vie surgit constamment dans la mienne… » (p. 446)

Politiquement, le système est dominé par la rivalité entre communistes et démocrates-chrétiens, avec les socialistes au milieu ; dans la rue les jeunes communistes et les jeunes fascistes se font le coup de poing tandis que les étudiants gauchistes parlent Révolution, Planification, ouverture au centre. Mais aucun de ces mots ou de ces actes ne semblent avoir une quelconque incidence sur la vie du quartier de Lila et Lenú. Ce sont deux mondes qui se côtoient et se mêlent très peu, malgré la militance communiste de Pasquale ou les efforts de Lenú pour avoir l’air dans le coup face à Nino, son « crush » de toujours. À la fin du deuxième tome, nous avons atteint la veille du mai 68 italien, le calme avant la tempête.

Et puis il y a cette parenthèse enchantée au milieu du récit, l’été à Ischia. Les deux amies y passent des vacances pour des raisons toutes sauf légères. Et pourtant on bascule dans un moment hors du temps, solaire, très dolce vita, où l’amour et la jeunesse tressent des couronnes de fleurs sur le front d’une passion aussi surprenante que dérangeante. Fougue, arrangements secrets et déchirements sont de la partie et nous mettent des papillons dans le ventre à nous aussi ! (Oui je parle au nom de tous les lecteurs).

« C’est seulement dans la perspective d’un amour irréalisable que le baiser qu’il lui avait donné dans la mer commença à sortir de l’indicible.  » (p. 314)

Alors certes, les heurs et malheurs (surtout ces derniers) des personnages ont parfois mis mes nerfs à rude épreuve, certes la narration a une luxuriance quasi suffocante, et certes il y a des défauts de traduction, mais vous l’aurez compris, cette lecture est un coup de coeur magistral, et je ne sais ce qui me retient de filer fissa mettre la main sur le troisième tome, si ce n’est le désir de faire durer le plaisir de cette saga magnifique (et magnétique, comme me le suggère le traducteur de ma tablette, qui pour une fois n’est pas à côté de la plaque !)

« Le nouveau nom » d’Elena Ferrante, traduit de l’italien par Elsa Damien, Folio Gallimard, 2016, 623 p.

Virginia Woolf, Les Années

« Que c’est agréable de n’être plus jeune ! Agréable de ne plus se préoccuper de ce que pensent les gens ! On peut vivre à sa guise… quand on a soixante-dix ans. » (p. 525)

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D’après mon expérience, les romans se partagent en deux catégories (avec une infinité de variations entre les deux). Il y a d’abord les romans qui nous embarquent facilement dans leur histoire ; le lecteur est plutôt passif et n’a qu’à se laisser porter par la vague ; nous avons ici affaire aux page-turner, aux romans-détente, aux romans d’aventures à rebondissements, aux polars bien troussés. Et puis il y a les romans qui exigent une participation active du lecteur, qui l’invitent à s’approprier les images, les sons, les sensations décrites, à les faire siennes. Ceux-là ne se laissent pas facilement cerner au départ, mais au bout d’un certain nombre de pages ils déploient une grande puissance d’envoûtement (s’ils sont bons évidemment). Au risque de tomber dans le comble du cliché, dans le second cas on trouve typiquement la Recherche de Proust. Les premiers peuvent nous laisser un peu sur notre faim, un peu vides, lorsqu’on les termine, car ils fonctionnent sur le mode de l’addiction. On sort des seconds plus enrichis, avec un sentiment de plénitude, comme si l’on était parvenus au sommet d’une montagne. Les deux catégories sont nécessaires à mon équilibre 😉

Si Les Années de Virginia Woolf appartient à la seconde catégorie sans hésitation (le contraire eut été étonnant), il est quand même d’une facture beaucoup plus classique que Les Vagues (qui faisaient « dialoguer » les fors internes de ses « personnages »). Les Années ce sont tout simplement les années qui s’écoulent entre 1880 et 1930 et quelques, le temps de voir vivre et se croiser trois générations d’une même famille, les Pargiter. Du grand-père colonel à sa petite-fille médecin, en passant par sa fille suffragette, son fils avocat, la fille qui a épousé un Irlandais, le fils qui est parti au loin, la fille aînée qui est restée vieille fille pour s’occuper de son père (ils sont 7 ou 8 enfants, je ne les ai pas comptés), leur cousine riche, leurs cousines pauvres, etc etc. Leur monde : Londres, Oxford, la campagne anglaise, les réceptions, le voyage aux Indes, les réunions associatives, le déclassement vers les bas quartiers de Londres.

La guerre, les nouveautés technologiques, une mèche blanche ou un embonpoint qui pointe, un décès, sont autant de signes qui forgent l’impression du temps qui passe : les heures, les jours, les années défilent comme dans un carrousel. Tout y passe, y compris les événements les plus minimes. Et d’ailleurs, les grands événements de la Grande Histoire nous sont à peine suggérés, incidemment, au même titre qu’un dé à coudre perdu dans les plis d’un fauteuil. Il faut comprendre que quand Rose se prend une pierre et fait de la prison, c’est parce qu’elle revendique le droit de vote pour les femmes (du moins j’ai cru le comprendre, mais évidemment je n’en suis pas sûre à 100%). De très nombreuses allusions percent dans ce roman fourmillant, et dévoilent autant de critiques du système social où s’insèrent les personnages, mais elles sont tellement elliptiques qu’on pourrait ne pas y prendre garde, et rire simplement de la vieille bonne congédiée et marmonnante, quand il s’agit de bien plus que cela.

L’écriture de Virginia Woolf est géniale, je crois que quiconque s’y intéresse partage cette affirmation. C’est même l’intérêt principal du roman, plus que l’histoire en elle-même. (Petite parenthèse : ce doit être une question de traduction mais ici j’ai eu l’impression que cette écriture était plus légère et anodine que dans Les Vagues traduites par Yourcenar). Toujours est-il que par son écriture, même filtrée par la traduction, Woolf porte un regard à la fois naïf et incisif sur les choses les plus triviales du quotidien, ce qui les rend tout d’un coup insolites. Elle embrasse dans une même phrase ou un même paragraphe les choses et les personnes les plus lointaines. Les flux de pensée des personnages se marient harmonieusement avec la mécanique invisible de l’univers. Elle relie des choses en apparences très différentes mais qui semblent d’un coup fonctionner en syntonie.

« Il pleuvait. Une pluie fine, une légère averse, saupoudrait les pavés et les rendait gras. Cela valait-il la peine d’ouvrir son parapluie, de faire signe à un cab ? se demandaient les gens au sortir du théâtre, en levant les yeux vers le ciel calme, laiteux, et ses étoiles ternes. (…) Cela valait-il la peine de s’abriter sous l’aubépine, sous la haie ? semblaient se demander les brebis ; et les vaches, déjà au pacage dans les champs gris, sous les buissons incolores, continuaient à ruminer, à mâchonner, d’un air endormi, avec des gouttes de pluie sur leurs flancs. » (p.99)

Elle a un don pour transcrire les dialogues : ce ne sont pas les dialogues bien écrits, enlevés, plaisants à lire, du roman romanesque de bon aloi. Ce n’est pas ainsi que nous parlons dans la vraie vie, n’est-ce pas ? Quand nous parlons, nous commençons une phrase sans la finir, nous interrompons notre interlocuteur, nous divaguons… Eh bien il semblerait que Woolf ait branché sa petite caméra secrète pour surprendre ces conversations sans queue ni tête de la vraie vie et les retranscrire… Même si en réalité, elle a dû les travailler soigneusement ! Et elle s’en amuse la coquine !

« Toutes les conversations seraient absurdes, je pense, si on les mettait par écrit », fit-elle en remuant son café. Maggie arrêta sa machine un instant et dit avec un sourire : « Même si on ne le fait pas. » (p. 240)

Voire même, elle s’immisce carrément dans le roman à la toute fin, avec cette phrase, au beau milieu d’un dialogue, comme si la romancière qu’elle est disait : « zut à la fin de me fatiguer à reproduire leurs stupides conversations ! » :

« C’est facile pour vous qui habitez Londres… », disait-elle. Mais l’ennui de noter les paroles des gens c’est qu’ils racontent tant de bêtises… des vraies bêtises. » (p. 444) Si vous le dîtes, Mrs Woolf !

Elle excelle à rendre compte des tours et détours de la pensée de quelqu’un qui rêvasse :

« Qu’elle était ignorante. Par exemple, cette tasse – elle la tint devant elle. De quoi est-elle faite ? d’atomes ? Et que sont les atomes, comment adhèrent-ils les uns aux autres ? La surface dure et unie de la porcelaine avec son motif de fleurs rouges lui apparut soudain comme un merveilleux mystère. » (p. 221)

Elle montre le sentiment d’oppression que ressentent beaucoup de femmes en société, et l’échappatoire, le sentiment de libération que représentent les transports modernes pour elles :

« Au milieu de la circulation, elle distingua un véhicule rebondi. Dieu soit loué, sa teinte était jaune. Dieu soit loué, elle n’avait pas manqué son omnibus. Elle fit un signe et grimpa sur l’impériale. Elle poussa un soupir de soulagement, lorsqu’elle remonta sur ses genoux le tablier de cuir. La responsabilité passait entre les mains du conducteur. Elle se détendit et respira la douce atmosphère de Londres. » (p. 152)

« Juste à temps, se dit Kitty, debout dans son compartiment. Elle avait peine à croire qu’un monstre si formidable pût s’élancer si doucement pour entreprendre un tel parcours. Elle vit le buffet reculer. Nous voilà partis, se dit-elle, en se laissant tomber sur la banquette. Nous voilà partis. Toute la tension de son corps se relâcha. Elle était seule ; et le train roulait. On dépassa la dernière lampe du quai. La dernière silhouette s’évanouit. Quelle joie ! se dit-elle, comme si elle était une petite fille échappée à sa nurse. Nous voilà partis ! » (p. 352)

« Eleanor ferma le livre. Je le lirai un de ces jours, se dit-elle. Lorsque j’aurai mis Crosby à la retraite et que… Prendrait-elle une autre maison ? Voyagerait-elle ? Irait-elle enfin aux Indes ? Sir William se mettait au lit dans la chambre voisine. Sa vie à lui se terminait, elle commençait la sienne. Non je ne chercherai pas à m’installer dans une autre maison. Certainement pas, songea-t-elle, considérant la tâche au plafond. De nouveau elle eut la sensation du navire qui clapote doucement à travers les vagues, du train qui se balance de côté et d’autre, le long des rails. Les choses passent, se transforment, se dit-elle, les yeux au plafond. Et où allons-nous ? Où cela ? Où cela ?… Les papillons de nuit s’élançaient autour du plafond ; le livre glissa à terre. Craster a gagné le cochon, mais qui donc a eu le plateau d’argent ? Elle rêvassait, fit un effort, se retourna pour souffler la bougie. L’obscurité régna. » p. 288

Et aussi le décalage, la brèche temporelle que produisent notamment les technologies modernes :

« Elle semblait rassembler deux images de son cousin ; sans doute celle du téléphone et celle qui lui apparaissait dans le fauteuil. Ou bien en existait-il une autre ? Cette façon de connaître les gens à demi, d’être à moitié connu soi-même, cette sensation de l’œil qui se pose sur la chair, comme une mouche qui rampe, c’est bien désagréable, se dit-il, mais impossible à éviter après tant d’années. » (p. 401)

« – J’ai dit : est-ce un oiseau ? Non, je ne crois pas. C’est trop gros. Cependant ça avance, et subitement, j’ai pensé : C’est un aéroplane. Et c’était vrai. Tu te souviens, ils avaient survolé la Manche peu de temps auparavant. J’étais avec vous dans le Dorset quand j’ai lu cela dans le journal. Alors quelqu’un, ton père je crois, a dit : ‘Le monde ne sera plus jamais le même à présent.' » (p. 419)

Et enfin, Woolf a beaucoup d’humour (si, si !) qui se manifeste soit par de l’ironie, un effet de grossissement des petites manies des gens par exemple, ou la moquerie des convenances de l’époque, soit dans certains dialogues d’une grande drôlerie, comme celui-ci :

« J’étais seule, assise, j’ai entendu la sonnette, je me suis dit : C’est la blanchisseuse. Des pas montaient l’escalier. North est apparu. North. » Sara porta la main à sa tête en manière de salut. « Il avait cet air-là… ‘Pourquoi diable ?’ ai-je demandé. ‘Je pars demain pour le front’, m’a-t-il dit en claquant les talons. ‘Je suis lieutenant du…’, je ne sais plus… régiment royal d’attrapeurs de rats ou quelque chose de ce genre. Et il a posé sa casquette sur le buste de notre grand-père. ‘Combien de morceaux de sucre réclame un lieutenant des régiments royaux des attrapeurs de rats ?’ ai-je demandé. « Un. Deux. Trois. Quatre ?‘ » (p. 370)

Voilà, voilà, j’espère, avec cette petite collection de citations, vous avoir donné l’envie de vous plonger dans ce roman, et bien d’autres, d’une romancière que je découvre petit à petit (et dans son cas, il est précieux de prendre son temps pour savourer). Merci à Lili qui donne sur son blog de passionnée woolfienne tant de clés de lecture de cette oeuvre ! Par exemple ici, ici et ici.

« Les années » de Virginia Woolf, traduction de Germaine Delamain et Colette-Marie Huet, préface de Christine Jordis, Folio classique, réédité en 2008, 452 p.

Margaret Mitchell, Autant en emporte le vent

« Scarlett, le genre de vie que nous menons dans le Sud est aussi désuet que le système féodal. Ce qui est étonnant, c’est qu’il ait duré aussi longtemps. Il fallait bien qu’il disparût un jour et c’est maintenant qu’il s’en va. » p. 194.

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A 15 ans, Scarlett est une séduisante fille de planteurs de coton de Géorgie, au sud des Etats-Unis. Avoir tous les hommes à ses pieds est la chose au monde qu’elle préfère, mais elle a jeté son dévolu sur un seul d’entre eux : le beau, le grave, l’aristocratique Ashley Wilkes. Seulement il est promis à une autre. A ce premier drame sentimental vient s’ajouter la guerre de Sécession (1861-1865) provoquée par le refus des Etats du sud d’abolir l’esclavage et conséquemment, leur départ de l’Union. Les vies de Scarlett et de tous ses proches vont changer à jamais. Au-dessus de tout cela, plane l’ombre de Rhett Butler, cynique, arriviste, séducteur, épris de Scarlett et bien décidé à la posséder un jour ou l’autre

Comme dans Le Guépard de Giuseppe Tomasi di Lampedusa, qui se passe pendant la guerre d’unification italienne à peu près à la même époque, on se trouve ici dans un Etat traditionnel et rural du sud des Etats-Unis (comme la Sicile en Italie) dont le mode de vie et la mentalité vont basculer lors de la Guerre de Sécession. Le vieux code de l’honneur sudiste contraignait surtout les femmes – Margaret Mitchell excelle à décrire toutes les interdictions auxquelles doit se plier une vraie dame du sud : ne pas avoir l’air plus intelligente qu’un homme, ne pas s’occuper de politique, ne pas s’occuper d’affaires, ne plus danser avec d’autres hommes une fois mariée, ne pas sortir de chez soi quand on est enceinte, ne plus sortir dans le monde quand on est veuve, etc – ce vieux code de l’honneur va s’effondrer sous l’assaut des idées nouvelles venues avec la victoire du Nord. Autant en emporte le vent : c’est ce qui reste d’une civilisation quand la bourrasque de la guerre et de la modernité emporte tout sur son passage.

Il y a ceux qui s’adaptent au nouveau système, comme Rhett Butler, et ceux qui ne le peuvent pas, comme Ashley Wilkes  ou les femmes de la famille de Scarlett. Ce pavé d’Autant en emporte le vent (800 pages dans mon édition de 1938 !) est en fait le roman d’apprentissage de Scarlett, qui va progressivement rompre avec les normes, retrouver sa vraie nature d’Irlandaise (en elle combattent la rude franchise de son Irlandais de père et la délicate bienséance de son aristocrate de mère) et devenir une femme indépendante et libre qui « plus jamais n’aura le ventre creux ». Elle y est amenée par Rhett Butler le renégat, qui a coupé les ponts avec les codes de la bonne famille de Charleston dont il est issu. Son idéologie à lui : la loi de la jungle. Seuls les plus doués méritent de triompher. Il n’hésite ainsi pas à commercer avec les yankees ni à spéculer pendant la guerre. Mais sa nature est plus complexe qu’il n’y paraît puisqu’il cède à un accès de chevalerie quand il s’engage au front alors que tout est déjà perdu.

Ce roman nous plonge ainsi dans le traumatisme de la guerre de Sécession vécue depuis la ville d’Atlanta, l’un des derniers bastions du sud assiégé par l’armée du nord. Dans un mélange de patriotisme et de réalisme, l’auteur narre les horreurs de la guerre, l’armée confédérée (du sud) résistant héroïquement mais submergée par le nombre et la technologie de l’armée du nord. On voit passer les morts, les blessés, les privations, les mariages hâtivement noués. Scarlett qui avait épousé Charles par dépit amoureux (le frère de la fiancée d’Ashley !) est veuve à 16 ans, dès les premiers mois de la guerre. Mais la guerre n’occupe que le premiers tiers du livre. Toute la suite s’intéresse à sa prise en main du domaine de son père, Tara, qu’elle est la seule à pouvoir diriger, et au développement de ses affaires en ville lors de la Reconstruction.

Enfin, Autant en emporte le vent est une tragique histoire d’amour sertie au sein de la rouge Géorgie. Scarlett nourrit un fol amour idéaliste pour Ashley malgré l’impossibilité de se marier avec lui, et elle se rendra compte, mais trop tard, que c’est Rhett qui l’a toujours aimée et qu’elle aime vraiment. Cette prise de conscience, à la fin du livre, fait partie du déchirement de ses illusions d’adolescente. Mais la fin du roman n’en est pas vraiment une : après que Rhett l’ait quittée en lui lâchant sa célèbre phrase « Franchement ma chère, je me fiche [de ce que vous allez devenir] comme d’une guigne », Scarlett relève la tête en se promettant de le reconquérir. Il n’est pas interdit de rêver qu’elle y arrive… mais c’est une autre histoire.

C’est un roman très dense, avec toute une galerie de personnages secondaires bien typés, parfois très drôles. Margaret Mitchell s’y entend pour créer des situations à retournements, des quiproquos (le passage où Scarlett imagine qu’Ashley va la demander en mariage, et le décalage avec ce qui se passe réellement, est mythique !). Le coup de génie de l’auteur a été de faire de la douce et bonne Mélanie, épouse d’Ashley, la meilleure amie et alliée de Scarlett pour qui elle éprouve une admiration sans borne, étant tout son contraire. Là encore, Scarlett va apprendre à aimer celle qu’elle haïssait le plus. Mélanie réserve des surprises (un de mes personnages préférés).

On peut ne pas trouver Scarlett très sympathique… : elle est la personnification de l’égoïsme, de l’esprit calculateur tendant à la malhonnêteté, mais aussi de la fougue et du courage. Rhett est lui aussi ambigu, presque démoniaque parfois : manipulateur, flamboyant, conscient de sa force et plein d’arrogance, mais aussi clairvoyant, pratiquant la dérision de tout y compris de lui-même et secrètement tendre. Son passe-temps préféré ? Faire enrager Scarlett. Mais il reconnaît en elle son double féminin, son Döppelganger pour faire snob : un être foncièrement libre, prêt à se délier des conventions sociales dont il ne se prive pas de lui montrer l’inanité. Il s’amuse beaucoup des conflits intérieurs de Scarlett. Le premier, c’est le moment fondateur de leur relation au cours duquel il invite à danser une Scarlett de 16 ans, déjà veuve et tellement frustrée de ne plus pouvoir s’amuser. C’est la première fois qu’elle rompt une convention, et ce ne sera pas la dernière, au grand régal de notre vieux fond féministe.

Les descriptions pittoresques qui parsèment le livre sont loin de me déplaire. Elles nous plongent dans une autre époque, celle du vieux sud nonchalant avec ses hiérarchies sociales : supériorité de l’homme sur la femme, supériorité des blancs sur les noirs.

Les esclaves justement : ils sont très présents, intégrés à la vie sociale. En bonne fille du sud, Margaret Mitchell tient un peu trop à montrer que leur situation était idyllique dans le sud avant la guerre : le père de Scarlett n’a fouetté qu’une seule fois dans sa vie un esclave (rien que ça…), la mère de Scarlett s’occupe d’eux comme ses propres enfants, la nounou noire de Scarlett lui est dévouée tout en ne se privant pas de la réprimander… Ils font partie de la famille (des meubles dirait-on). Encore imprégnée des préjugés de son époque, l’auteur présente les noirs comme des enfants amoraux globalement incapables de se conduire tout seuls sans la férule des blancs. Mais il y a des exceptions, comme l’oncle Peter par exemple. Cette représentation pourra faire grincer des dents à quelques-uns. Pour moi, ça fait partie du compromis romanesque qui prend toujours ses distances avec la réalité.

 Ce roman est enfin un bon gros mélo comme on n’en fait plus, qui m’a semblé un peu long par moment (d’où ma technique : sauter des pages, lire les passages les plus exaltants, puis revenir en arrière pour lire bien sagement de façon linéaire). Ses scènes de passion et de guerre, de mœurs et de luttes pour la vie, de commérages et de fêtes m’ont transportée à bien des moments, malgré les longueurs. Et que dire de ses scènes d’amour, dignes des meilleurs Harlequin ?

« Alors Rhett lui entoura la taille et les épaules de ses bras. Elle sentit contre son corps les muscles durs de ses cuisses, contre sa poitrine les boutons de sa veste. Une vague chaude la souleva, malgré son étonnement et sa frayeur, chassa  de son esprit la notion de temps, de l’espace et des circonstances. Elle se sentait aussi molle qu’une poupée de chiffons. Elle avait chaud, ses forces la trahissaient, elle était sans défense, et c’était si bon de s’abandonner dans ses bras. » (p.310).

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Bien envie de revoir le film du coup…