Rohinton Mistry, Un si long voyage

un si long voyageDans le Khodadad Building de Bombay, je demande d’abord la famille Noble : Gustad le père, sa femme Dilnavaz et leurs trois enfants, Sohrab, Darius et la petite Roshan. Ils sont Parsis, comme l’auteur, et comme tous les autres habitants de l’immeuble : le vieux Cavasji qui invective les dieux depuis sa fenêtre, l’inspecteur Bamji, Mr Rabadi, ennemi de Gustad, la vieille Miss Kutpitia que tout le monde croit un peu sorcière, Tehmul le simple d’esprit… et puis le major Bilimoria, grand ami de Gustad, dont le départ inexpliqué de Khodadad, antérieur au début de l’histoire, tracasse beaucoup notre héros.

L'entrée d'un temple du feu parsi à Bombay
L’entrée d’un temple parsi à Bombay

Point culture : Les Parsis sont une petite minorité parmi la grande mosaïque de peuples et de religions d’Inde. Leurs ancêtres ont fui la Perse au moment de la conquête musulmane car ils étaient des adeptes de la religion de Zarathoustra le prophète. Je sais, ça ne dit pas grand chose à pas grand monde, à moi non plus d’ailleurs (à part le titre du livre de Nietzsche, « Ainsi parla Zarathoustra ») et le roman ne se centre pas sur les spécificités parsies, même s’il en dévoile quelques rites : la prière du kusti, la croyance que si l’on profère des malédictions des petits anges viendront les accomplir, et surtout, le rite mortuaire (âmes sensibles, s’abstenir) : le corps nu du défunt est emmené en haut d’une haute tour, la tour du silence, et laissé à l’appétit des vautours jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien de lui (les Parsis ne pratiquent pas la crémation comme les hindous car ils révèrent le feu). Les Parsis vivent de façon très communautaire, on les retrouve surtout à Bombay et dans le secteur bancaire. (Au fait, saviez-vous que Freddy Mercury, le chanteur de Queen, était parsi ??).

L'entrée du sanctuaire Sainte Marie du Mont de Bombay
L’entrée du sanctuaire Sainte Marie du Mont de Bombay

Mais l’on croise d’autres religionnaires dans ce roman : des chrétiens venus de la Goa voisine qui vénèrent la Vierge au Mont-Marie (Malcolm Saldanha y emmène Gustad pour demander des guérisons), un musulman, les sikhs sont évoqués, et des hindous bien-sûr… Cette grande diversité de religions et la place énorme que tient la spiritualité dans la vie quotidienne des Indiens pourraient être illustrées par l’histoire du mur d’enceinte du Khodadad Building, une sorte de running gag qui file durant tout le roman : ce mur sert de toilettes en plein air à tout le quartier, entraîne puanteur et moustiques et fait le malheur des habitants de l’immeuble. Jusqu’à ce que Gustad ait une idée lumineuse : il propose à un artiste de rue peindre les dieux de toutes les religions sur le mur d’enceinte. A partir de là, non seulement les passants n’osent plus se soulager sur l’image des dieux mais ils apportent fleurs, bougies et encens pour les honorer, ce qui embaume l’atmosphère des habitants du Khodadad et les délivre des moustiques… Les miracles existent bel et bien !

L’histoire en bref : on est en 1971, à la veille de la partition du Pakistan en deux (donnant naissance au Bangladesh) et d’une nouvelle guerre entre le Pakistan et l’Inde. Indira Gandhi est au pouvoir. Gustad Noble est employé de banque et son ancien ami, le major Bilimoria, dont il ne sait plus rien, lui envoie un jour une lettre mystérieuse qui va lui poser un gros dilemme. Il « va voir sa modeste existence bouleversée par une série de tourmentes qui le laisseront pauvre comme Job… Des événements dont Gustad ne soupçonne pas l’ampleur et qui marquent pour lui le début d’un long voyage : celui d’un cœur vertueux dans un monde en pleine turbulence » nous dit la 4e de couverture. Mouais. Je m’attendais à un roman trépidant, en fait, j’ai plutôt eu l’impression de lire une fresque familiale et un portrait du Bombay des années 70, avec ses gros problèmes de voirie, le rationnement de la nourriture, le nationalisme indien teinté de socialisme, l’essor du Shiv Sena (ces « fascistes » hindous, comme dit l’un des personnages parsis), le souvenir récent de la guerre contre la Chine qui marqua le déclin de l’ère Nehru (père d’Indira), la montée du coût de la vie, les marchés bourdonnants, la survivance de pratiques anciennes et le développement du capitalisme… une période de transition.

Tout cela est entrecoupé de façon très sympathique par des anecdotes de voisinage ou de bureau, des réminiscences du passé de Gustad, des aléas de la vie de famille (le fils aîné qui refuse d’entrer dans une école d’ingénieur, se brouillant avec son père, le second qui conte fleurette à la fille du voisin détesté, remake indien de Roméo et Juliette, la petite dernière qui tombe malade…), des personnages cocasses (comme Miss Kutpitia, détentrice du seul téléphone de l’immeuble et de recettes magiques qu’elle délivre au compte-goutte à une Dilnavaz éplorée par le départ de son fils, ou le vendeur de « paan » à l’entrée de la « maison des cages » – je n’en dis pas plus pour titiller votre curiosité)… Le ton est tendre et humoristique.

C’est donc un roman agréable à lire, à l’écriture circulaire faite de va et vient entre le passé et le présent, entre les pensées de Gustad et l’action, entre les différents personnages, mais ce n’est pas non plus transcendantal. D’ailleurs, je n’ai pas trop compris à quoi renvoyait ce « si long voyage ». Je m’attendais à un peu plus de souffle. Je l’ai lu avec plaisir mais sans grande ferveur car je n’ai pas trop réussi à m’attacher aux personnages. La fin cependant, avec la juste dose de dramatisme, de mythique et de burlesque a suscité chez moi l’émotion pour la première et seule fois dans cette lecture, grâce au personnage pathétique de Tehmul.

Ce livre est le premier que je lis dans le cadre de mon auto-challenge « romans d’Inde ».

Challenge Romans d'Inde(s)

J.-K. Rowling, Une place à prendre

(c) Thomas Samson, AFP
(c) Thomas Samson, AFP

Le dernier roman de la « mère » d’Harry Potter a suscité beaucoup de curiosité, en raison justement de la mythologie poudlardienne, et dès lors beaucoup de critiques. Certains déplorent le virage réaliste pris par Rowling, prétendent que son incursion dans l’écriture pour adultes est une déception (mais HP n’était-il pas lu autant par les adultes que par les enfants ? C’est d’ailleurs le propre de tous les grands succès populaires que de ne pas compartimenter leur lectorat…). Cette critique caricaturale réactive le cliché du créateur à l’unique premier succès qui n’arrive pas à confirmer l’essai. Je la trouve largement imméritée.

Rowling nous introduit avec talent dans l’univers restreint d’une bourgade du sud-ouest de l’Angleterre. Son nom, Pagford, sa périphérie, la cité des Champs, sa commune de rattachement, Yarvil. Tout cela ne dira rien au lecteur, car elles sont purement imaginaires. On retrouve là une recette qui avait marché pour Harry Potter, magie mise à part : en créant les conditions de ce condensé d’humanité, J.-K. Rowling en use comme d’un laboratoire pour décortiquer au scalpel des types (de relations humaines, de comportements, de mentalités, de « scènes de vie ») qui résonnent par-delà la Manche.

« Un notable meurt à Pagford… » et sa disparition lance l’histoire. Je croyais au départ que ce livre était un policier. Mais pas du tout ! Il se centre sur les conséquences de la mort fort naturelle de ce Barry Fairbrother et les luttes intestines qui s’ensuivent pour prendre sa place au conseil paroissial du village… Eh oui, car à défaut de meurtre(s) et de coupable(s), on a bien un enjeu de pouvoir déterminant pour la politique micro-locale. Pour les Pagfordiens pure souche comme l’épicier Howard Mollison (Ah les épiciers… cette corporation a fourni tant de bons personnages ! La littérature leur doit beaucoup), fiers de leur vieille abbaye, de leurs fleurs et de leur château, la « ville » (Yarvil) et la cité des Champs jouent le rôle du repoussoir. Ils veulent à tout prix préserver leur chère petite commune des horreurs urbanistiques de la modernité. Feu Barry Fairbrother, ancien rejeton de la cité des Champs passé par l’ascenseur social, défendait, lui, sa cité natale, sa clinique de désintoxication et les moyens permettant aux jeunes défavorisés de s’en sortir. On comprend que c’était un homme charismatique, chaleureux, simple, un poil populiste. A sa suite, certains habitants – plutôt les habitants « d’importation » – s’opposent au transfert de la sinistre cité des Champs de la juridiction de Pagford à celle de Yarvil et refusent la fermeture de la clinique, gouffre financier dont les coûts sont assumés par Pagford. La place du mort au conseil du village, selon à qui elle échoira, est donc susceptible de faire basculer l’équilibre des forces en faveur de l’un ou l’autre des deux camps. Au passage on en apprend un peu sur le fonctionnement administratif et politique des collectivités locales britanniques : ça m’a tout l’air d’un beau mille-feuille, mais au moins les décisions sont prises au plus près des habitants.

A Pagford, coin de verdure apparemment idyllique, plusieurs personnages vivent, pleurent, se meuvent, espèrent, aiment, s’agacent, se jaugent, se méprisent, s’admirent, chuchotent et réagissent les uns par rapport aux autres. A la longue, cet enchevêtrement provoque des retournements du type « un battement d’aile de papillon crée un ouragan… ». L’intrigue est démultipliée. Elle n’est plus centrée sur un personnage principal comme dans Harry Potter, mais elle tisse ensemble des destins individuels qui entrent parfois en collision, suscitant au passage des étincelles tragi-comiques.

Mais la communauté de Pagford ne ferait-elle pas justement office de personnage central ? Passons-la en revue. Du côté des adultes, on a Shirley, la femme d’Howard Mollison, doucereuse et traître en vieille lady confite de province qu’elle est ; le fils Mollison et sa femme Samantha aux fantasmes débridés par l’approche de sa ménopause ; la vieille Maureen, veuve de l’ancien associé d’Howard et qui complète le ménage Mollison ; Mr et Mrs les docteurs Jawanda, pakistanais, seuls personnages « de couleur » du coin, en butte à un racisme sournois mais pas si univoque que ça ; les inquiétants Mr et Mrs Price, pour lesquels Rowling déploie tout son talent pour l’ambiguïté, le non-dit et les caractères borderline ; Kay, l’assistante sociale pleine de bonnes intentions, par ailleurs mère célibataire et trentenaire très contemporaine ; les pathétiques épaves de la cité des Champs dont elle s’occupe, Terri mère junkie, Obbo le dealer ; enfin les Wall, empruntés et cachant à grand peine leur mal être, lui directeur et elle psychologue du lycée de Yarvil. Un bahut un peu crade où se concentre la majorité des adolescents de l’histoire, lesquels mènent leur vie de façon assez autonome : Fats Wall, Andrew Price, Sukhvinder Jawanda, Gaia la fille de Kay, et l’inénarrable Krystal Weedon, fille de Terri…

Rowling maîtrise suffisamment son art pour camper assez subtilement ses personnages, qui ne sont jamais exactement tels qu’on voudrait qu’il soit. Le regard de Samantha suffit à cataloguer Kay dans la gauche bien-pensante, mais n’est-elle que cela ? Doc Jawanda au féminin se montre endurcie mais les préjugés qu’elle affronte (en tant qu’étrangère, en tant que femme) n’en seraient-ils pas l’une des causes ? Shirley Mollison n’est gentille qu’en apparence et son inconscient parle parfois plus fort que sa « tea-pique » ladylike attitude. Ruth Price souffre du syndrome de Stockholm (remarquable portrait d’une femme battue, l’un des personnages les plus réussis). Le jeune Fats Wall est également remarquable de complexité, qui se mesure à l’écart entre le personnage qu’il s’invente (celui du cynique moqueur) et sa vraie nature. Mr Wall cache un secret honteux que sa femme porte à bout de bras (qu’elle a grassouillets). La veuve éplorée de Barry se révèle assez veule… D’autres personnages sont plus simplets mais plus rigolos (Howard et Maureen par exemple, ou Samantha) ou tragiques (Terri). Aucun n’est pourtant ni totalement bon ni totalement mauvais, même le mort tant regretté (sauf peut-être l’un d’entre eux que je vous laisse deviner). Les adolescents sont parmi les plus intéressants du groupe, ambivalents, contraints par les codes dictés par le groupe, ils oscillent encore entre le bien et le mal mais leur jeunesse leur préserve une voie de liberté plus large que celle des adultes.

Et enfin, enfin, il y a Krystal Weedon… l’adolescente qui nous renvoie immédiatement à tout ce qu’on entend dire sur la jeunesse paumée, soiffarde et pourvoyeuses de filles-mères de Grande-Bretagne, un personnage qui semble être la petite sœur de la « lost generation » du film Trainspotting, même si nous ne sommes pas ici en Ecosse. Rowling réussit un véritable tour de force : avec Krystal, elle a créé à la fois un personnage de farce, de roman naturaliste à la Zola ou de roman picaresque à la Rabelais (tiens, un Gargantua au féminin se rapprocherait peut-être de l’essence du personnage…), une héroïne de tragédie, une icône de la littérature « young adult », et elle nous emmène sur de véritables sommets… dont chacun appréciera la mesure ou pas.

Ce qui m’a captivée dans ma lecture :

– La lente et virtuose construction du récit, par cercles successifs et concentriques, comme une caméra se déplaçant au rythme des personnages ; les effets papillons que cela entraîne (d’où des scènes absolument poilantes, comme dans la classe de Mrs Harvey par exemple, un vrai monument du genre) ; les coups de théâtre (je n’ai pas compris les critiques qui ont dit qu’il ne se « passait rien » dans ce bouquin) ;

– Le contraste des pensées des uns et des autres, créant un effet d’ironie très réussi (parfois le contraste est décalé dans le temps, d’où une impression de déjà-vu et de bruissement d’un village qui vit au gré de ses caquetages, potins et rumeurs déformées) ;

– Le talent d’observatrice de J.-K. Rowling (l’atmosphère du lycée de Yarvil est criante de vérité, croyez-en une ancienne prof !) ;

– Les grands archétypes de la fin de l’histoire : le duo sauver/perdre la vie ; le bouc émissaire ; la rédemption ; la transfiguration… ;

– Mais aussi les destins de certains personnages qui restent en suspens, stimulant l’imagination du lecteur…

Ce qui m’a moins plu :

– Le ton très grinçant du récit et le regard assez noir sur la nature humaine en général ;

– Le retournement un peu facile et peu crédible, du coup, de Samantha à la fin (mais qui fait plaisir) ;

– Le fait que le personnage de la veuve Fairbrother (dont je ne me rappelle même pas le nom !) ait été insuffisamment exploité.

Alors certes on perd le souffle et l’ampleur de la saga HP, mais ce livre est une vraie mine pour tous les passionnés de sociologie et de psychologie ! 

Et vous, avez-vous lu Une place à prendre ? L’avez-vous comparé à HP ? Avez-vous trouvé le récit réaliste ?

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