Sylvain T. est tombé à l’à-pic d’un toit suite à une cuite mémorable, et s’est retrouvé à l’horizontale sur un lit d’hôpital. Faisant serment, s’il s’en remettait, de traverser la France à pied, lui qui avait « passé vingt ans à courir le monde entre Oulan-Bator et Valparaiso ».

Les médecins, dans leur vocabulaire d’agents du Politburo, recommandaient de se « rééduquer ». Se rééduquer ? Cela commençait par ficher le camp.
Mais attention, Sylvain reste Tesson. Pas question de partir en balade digestive sur les sentiers battus. Quand un rapport gouvernemental sur l’aménagement des campagnes lui tombe sous la main, il se passionne illico pour la France « hyper-rurale », pourtant pointée dans le rapport comme un handicap. Or pour lui, hyper-ruralité rime avec évasion.
L’ « hyper-ruralité » était mon occasion. Et c’était l’une des cartes du rapport que je tenais serrée contre mon coeur, comme la photo d’une fiancée. La carte promettait l’évasion.
Notre écrivain voyageur a donc débusqué les « chemins noirs » de la France cachée, selon le titre d’un livre éponyme de René Frégni, l’écrivain cavaleur. Ce sont les voies les plus épargnées par l’ogre administratif qu’il abhorre, les sentiers les moins balisés, les traits les plus minces sur la carte. « La nature aime à se cacher », dit-il en citant Héraclite (oui, il est comme ça Tesson, il a quantité de références). Grosso modo il a suivi une « diagonale du vide » allant du Mercantour au Cotentin.

… il était absurde de connaître Samarcande alors qu’il y avait l’Indre-et-Loire.
Et il nous embarque à sa suite dans ce petit ouvrage déambulatoire et rêveur, pétri d’aphorismes et de piques à l’encontre de la modernité, nourri des quelques rencontres qu’il fait, malgré tout, dans les villages désertés : surtout des vieux et des tenanciers de café. Les premiers pas sont difficiles et réveillent des tas de douleurs dans son corps meurtri qu’il ne peut soulager par une rasade d’alcool, car il est au régime sec : c’est viandox ou grenadine au comptoir. Mais pour se rattraper il se saoule de lumière et couleurs qu’il décline en un délicat camaïeu selon les régions traversées, comme un traité de géographie à l’ancienne.
Les nuits dehors, pour peu qu’on les chérisse et les espère, lorsqu’elles couronnent les journées de mouvement, sont à accrocher au tableau des conquêtes. Elles délivrent du couvercle, dilatent les rêves.
La question qu’il martèle de ses pas têtus est simple, et pourtant si compliquée, jusqu’à la douleur : comment vivre à l’état sauvage dans une France qui ne l’est plus ? Comment retrouver l’âme d’un monde agreste disparu ? Il fait l’inventaire d’une société paysanne en voie de disparition. Parallèlement, il prône une éthique de l’évitement du monde moderne et appelle de ses voeux la formation d’une confrérie de dissidents qui attacheraient plus d’importance à la cueillette des champignons qu’aux gesticulations des puissants. Certains proches font un bout de chemin avec lui. C’est politique, mine de rien. Transparaît l’esprit d’un homme nostalgique d’un passé où un vagabond comme lui aurait pu crécher dans une grange après avoir participé aux fenaisons. Un passionné, un mystique. Un imprécateur aussi : tout panneau indicateur, tout axe routier, tout joggeur vêtu de gore-tex se retrouve victime de ses sarcasmes.
Un rêve m’obsédait. J’imaginais la naissance d’un mouvement baptisé confrérie des chemins noirs. Non contents de tracer un réseau de traverse, les chemins noirs pouvaient aussi définir les cheminements mentaux que nous emprunterions pour nous soustraire à l’époque. Dessinés sur la carte et serpentant au sol ils se prolongeraient ainsi en nous-mêmes, composeraient une cartographie mentale de l’esquive. Il ne s’agirait pas de mépriser le monde, ni de manifester l’outrecuidance de le changer. Non ! Il suffirait de ne rien avoir de commun avec lui.
L’auteur est un lettré, nous l’avons dit. La moindre graminée est un tremplin d’où il se projette vers les étoiles ; le lever du soleil après une nuit à la belle étoile fait se lever la lumière des poètes et des chercheurs de l’impossible qu’il cite à tout va, Villon, Pessoa, Herman Hesse, et tant d’autres. Moi, il m’a fait penser à des auteurs comme Thoreau, Giono, Saint-Ex, Kessel ou Romain Gary. Des idéalistes réalistes. (Et parfois même à des écrivains chouchous de la fachosphère : Vladimir Volkoff ou Jean Raspail. Oui, j’ai trouvé qu’il avait une petite touche réac parfois, et L’Express est d’accord avec moi).
À Andouillé, je m’intéressais à une innovation, installée au pied de l’église : une « machine à distribuer le pain » remplaçait la boulangerie. On mettait un euro dans la fente, on avait sa baguette. La machine avait été vandalisée. Moralité à la française : quand il manque de pain, le peuple se révolte ; quand il manque de boulangères, il casse les machines.
J’ai commencé à écrire ce billet dès le début de ma lecture, après avoir copié déjà pas moins de cinq ou six passages. C’est le genre d’auteur qui fait bouillonner en moi dix idées par page, comme autant de fenêtres qui s’ouvrent à la lumière d’un jour nouveau. Peut-être parce qu’il a longuement ruminé ses pensées au cours de sa marche solitaire et qu’il nous les livre d’un coup, polies et lourdes comme des galets. Et de leur choc naissent des étincelles.
Ainsi, malgré les régulières imprécations d’un homme exaspéré par le monde moderne (pas aussi zen qu’il le souhaiterait, le bonhomme, ça doit être le manque d’alcool), j’ai profondément savouré ce livre à la prose précise et truculente et aux envolées lyriques, surtout quand il croise le museau d’une vache ou la face cachée de la terre.
Je vous livre quelques tranches paysagères :
Les monts du Ventoux :
Les vautours étaient en chouf dans le ciel déjà blanc quand je me mis en marche. J’avais passé une bonne nuit, le nez dans le thym et, en une heure joyeuse, j’atteignis une échancrure dans une échine calcaire : le « Pas du Loup ». Les mûres faisaient baisser ma moyenne kilométrique. Je m’arrêtais à chaque buisson. La gourmandise faisait saigner mes mains. Le danger de se faire griffer pour la jouissance d’un fruit me rappelait quelque chose : une histoire d’amour. C’était le seuil d’une journée de plein feu estival, sans autre impératif que d’avancer un peu. Sans quiconque à informer, sans réponse à donner. Une journée dehors, c’est-à-dire à l’abri.
L’Aubrac :
Chaque matin, le soleil escaladait une barrière de nuages et peinait à passer la herse. À midi, c’était l’explosion. L’Aubrac, cravaché de rayons, me projetait en souvenir dans les steppes mongoles. C’était une terre rêvée pour les marches d’ivresse. (…) Le ciel roulait un air de gaz pur, lavé par les pluies de la nuit, premiers essorages de l’automne. Les herbes claquaient, électrocutées de vent, le soleil tournait et les rafales, chargées de photons, épluchaient mes idées noies, emportaient les ombres.
La Touraine :
Le moment était romanesque : un chemin se perdait et nous nous y sentions bien car il n’offrait aucun espoir. Seulement le jaillissement des songes. Beaulieu-lès-Loches, Azay-sur-Indre : la rivière déroulait ses caresses. À l’aube, les corbeaux nous réveillaient (anonymement, bien-sûr) et nous repartions dans le paysage. Il procurait l’impression d’une douceur, d’un grand secret sage, d’une indolence lointaine, c’était un pays pour oiseaux timides. Les cours d’eau eux-mêmes frôlaient les rives avec des grâces aimantes. Seules les musaraignes avaient des hardiesses quand elles grimpaient sur nos sacs, affolées par les odeurs de boulangerie.
Le Mont Saint-Michel
La Sée marqua un angle, le Mont-Saint-Michel jaillit au-dessus des herbes. Le stupa magique était là. Et des nuées de passereaux explosant dans l’air salé jetaient leurs confettis pour le mariage de la pagode avec la lagune. C’était le mont des quatre éléments. À l’eau, à l’air et à la terre s’ajoutait le feu de ceux qui avaient la foi.
Et puis, comment ne pas aimer un homme qui livre une phrase proverbiale, digne de figurer dans les pages roses du petit Larousse, sur le pays de mes aïeux : « En Normandie, toute la question est de se trouver du bon côté de la vitre. »
Une Bruxelloise a aimé ce partage « d’une traversée inédite faite d’efforts et de plaisir », ce « voyage né d’une chute » (joli mot), Aifelle l’a trouvé « donneur de leçons » sur l’époque actuelle, Hélène salue l’invitation à sortir des chemins battus (mais goûte moins l’utopie du passé), Keisha a tout simplement « adoré ce bouquin ».
« Sur les chemins noirs » de Sylvain Tesson, Gallimard, 2016, 142 p.
Pas sûre de supporter ses réactions…
Il peut agacer, je le reconnais. Mais je suis tombée sous le charme.
Il est passé pas loin de chez moi, le gars… Depuis i la renoué avec le lointain, Himalaya, Patagonie
Ah oui ? Tu es donc une « hyper-rurale » ^^
Je ne sais pas, mais je connais par chez moi des chemins peu fréquentés, sauf par la faune… Tout en étant près de la petite ville et d’une gare
C’est l’idéal cette configuration. Nous aussi nous sommes à la campagne, environnés de ferme et de sentiers boisés. Mais près d’une ville de 200 000 habitants. C’est la Suisse 🙂
Si j’en crois les avis que tu relaies en fin de billet, Tesson suscite des appréciations diverses et même, cela m’étonne plus, mitigées. Je le voyais plutôt comme un auteur avec lequel ça passe ou ça casse. Bon, tu sais ce que j’en pense puisque nous en avons parlé. Ton billet me motive encore plus à lire ce titre, particulièrement cet extrait : « La moindre graminée est un tremplin d’où il se projette vers les étoiles ; le lever du soleil après une nuit à la belle étoile fait se lever la lumière des poètes et des chercheurs de l’impossible qu’il cite à tout va, Villon, Pessoa, Herman Hesse, et tant d’autres. » Comment résister à une telle invitation au voyage littéraire !? ❤
C’est ça, le truc : il nous fait voyager ce mec, que ce soit dans les paysages ou en poésie… Il est clivant, certes, voire un brin sulfureux peut-être ? Mais irrésistible, selon moi ! Il ne laisse pas indifférent, suscite forcément la réaction. Les avis mitigés sont peut-être dus à un mélange de sentiments : à la fois admiration et agacement.
Cette fois je passe, trop de mal à le supporter. Et puis je n’accroche pas du tout à son style ( j’ai renoncé après ma lecture de Dans les forêts de Sibérie )
Ah oui ? J’ai trouvé son style plutôt poétique et fluide. Qu’est-ce qui ne te plaît pas de ce côté-là ? Sinon, je comprends que tu aies du mal avec sa personnalité. Comme dit Lili : avec lui, ça passe ou ça casse ! (Et sa surmédiatisation actuelle ne devrait pas arranger les choses…)
Je reconnais être plutôt réfractaire à la surmédiatisation. Et, de toute évidence je suis insensible à sa poétique. Son style me paraît lourd, appuyé, artificiel; ses descriptions me laissent froides. Je me souviens d’une comparaison neige/crème chantilly qui m’avait paru d’un goût. .. ^-^. Pour un grand voyageur, j’attendais plus fin. J’ai feuilleté, dans la collection Un été avec… , celui qu’il a écrit sur Homère, les passages que j’ai lus m’ont convaincue de ne pas poursuivre.
Sylvain Tesson me fascine et m’impressionne, à tel point que j’ai mis longtemps à découvrir un de ses livres. J’ai lu Berezina l’année dernière. Une belle surprise malgré la brièveté de l’ouvrage. J’aurais bien continué un peu plus longtemps le voyage en side-car! 😉 Les passages que tu cites sont très beaux. Je me laisserais peut-être tenter, la question est : vais-je en sortir encore plus exaspérée que je ne le suis déjà?!
Un de mes livres préférés de cet auteur !
Bonjour Elletres, j’espère que ça va par chez toi. Je ne sais pas si tu poursuis le challenge Latino. Je viens de publier une chronique du roman Hérétiques de Léonardo Padura. Bon courage. Des bises lyonnaises.
Ouh là, mon challenge latino est au point mort mais je file lire ton billet !
Je viens de lire et mettre sur mon blog son dernier livre « La panthère des neiges » et pense déjà, suite à cette magnifique chronique, à lire « sur les chemins noirs », qui ne m’avait pas attiré jusqu’alors. Merci de me remettre sur les chemins.