Marisha Pessl, Intérieur nuit

Pessl« La vie était un train de marchandises qui ne s’arrêtait qu’une seule fois, pendant que nos êtres chers défilaient derrière les vitres dans un magma de couleurs et de lumières. Impossible de s’y accrocher, impossible de ralentir« . (p.669)

Noir c’est noir. Alléchée par le billet de Laure, j’ai acheté ce thriller américain de 700 pages (à partir de la page 400, je ne l’ai plus lu le soir – me fichait trop la trouille, j’avais du mal à m’endormir après – en même temps, il m’en faut peu, mon curseur dans le genre étant plus ou moins placé entre Agatha Christie et Arsène Lupin).

Scott McGrath est journaliste d’investigation. Scott McGrath s’est attiré la disgrâce quand il a voulu s’attaquer à la figure  mythique et fort mystérieuse du réalisateur de films noirs, Stanislas Cordova, dont le grand public ne connaît même pas le visage. Cinq ans plus tard, la fille de Cordova, Ashley, 24 ans, est retrouvée morte dans un entrepôt de New-York, apparemment suicidée. Il n’en faut pas plus à Scott pour se remettre sur la piste de cette famille qui sent le souffre. Il ne sait pas dans quoi il va mettre les pieds (et cette expression est autant à prendre dans son sens littéral que figuré).

Elle fait fort, cette Marisha Pessl. Elle arrive à bâtir le monde insidieusement effrayant de ce Stanislas Cordova, depuis son origine relativement obscure de fils d’immigrés hispano-italiens, dont les fans traquent les rarissimes indices, jusqu’à son oeuvre cinématographique, totalement inventée et profondément vraisemblable, avec ses titres de films, ses castings, ses synopsis, ses codes, son aura underground, son réseau d’aficionados (les « cordovistes ») et même son spécialiste universitaire. A cela s’ajoute le lieu de vie mystérieux de Cordova et sa famille, un majestueux château dans les Adirondacks, et jusqu’à sa descendance passionnée incarnée par Ashley.

En effet, tous ces indices nous sont livrés non seulement par l’histoire en elle-même mais aussi par de vrais-faux documents disséminés le long des pages : photographies, coupures de presse, interviews, bouts de papier griffonnées, pages internet… qui paraissent plus vrais que nature, ce qui rend le roman vraiment total. C’est cela qui m’a le plus époustouflée : les ressources imaginatives de l’auteur, qui déploie son histoire dans les plus minutieux détails, essentiels à la narration et à la sensation de submersion qu’éprouve le lecteur.

Le roman ne manque pas non plus d’action trépidante, un fait enchaînant l’autre – ce qui a parfois le don de me fatiguer un brin, mais je reconnais que c’est très efficace. Petit à petit, le récit entre dans la zone d’angoisse de notre brave Scott McGrath, pourtant immunisé contre la peur et la superstition. Cela aussi est un tour de force de l’auteur : révélant les pouvoirs supposés de Stanislas Cordova (dont l’anagramme du prénom n’est pas innocent selon moi), Scott est amené dans une nasse qui se resserre peu à peu autour de lui, comme s’il était lui-même emprisonné dans un film de Cordova. Différents niveaux de réalité se télescopent avec l’imaginaire ; des scènes parfaitement fantasmagoriques s’intercalent avec la réalité ; mais Cordova lui-même reste insaisissable. D’où un Scott qui vire un peu à la paranoïa ! A la fin, on dirait qu’il franchit constamment l’autre côté d’un miroir démultiplié, pour chercher ce qui ressemble au miroir aux alouettes. La construction du roman est virtuose, l’histoire m’a un peu fait penser aux romans de Roberto Bolaño où les personnages sont en quête constante d’un Graal inaccessible et crypté, et soulèvent sans arrêt le voile des apparences pour accéder à ce qui est caché.

La fin est bluffante de simplicité, et même de poésie. Il y a un petit côté rédempteur je dirais. C’est apaisant, après les passages qui ont triplé la fréquence de mon rythme cardiaque ! Avec tout ça, il y a aussi l’humour des dialogues, une galerie de situations contrastées et des personnages attachants, comme Nora et Hopper, ces deux jeunes qui s’adjoignent d’eux-mêmes à l’enquête de Scott.

Le « Comité de censure » du blog a juste envie de rajouter une petite mise en garde : je ne donnerais pas ce livre à lire à des ados. J’en imagine bien certains, captivés par les détails évocateurs concernant les pratiques occultes décrites dans le livre, tâchant de trouver une boutique dédiée à la magie comme la boutique « Enchantements » de l’histoire.  Selon moi, ce livre requiert une certaine maturité du lecteur.

Mois américainCeci est ma 5e et dernière participation au mois américain (Septembre se termine demain… Mais j’ai entendu dire qu’il y avait un mois québécois en novembre et un mois écossais en décembre : de quoi assouvir mon goût des mois thématiques !)

19 commentaires sur « Marisha Pessl, Intérieur nuit »

  1. J’avais vraiment beaucoup aimé son premier roman et je suis vraiment ravie de lire autant d’avis positifs sur celui-ci. J’ai vraiment hâte de le lire !

    1. Un roman très bien construit, qui tient en haleine, avec des personnages attachants et un arrière-plan fascinant… Que demande le peuple ? 😉

  2. Ton « curseur » me fait rire: j’ai presque le même… Hircum m’avait conseillé Somoza « la dama numero trece »… J’ai dû le lire uniquement en plein jour tellement j’avais peur…Je note en tout cas celui-ci!

    1. Haha, je crois qu’on appelle ça les « cozy mysteries », ceux où l’hémoglobine ne vient pas hanter le lecteur ! Connais pas Somoza…

      1. Promis, je vais essayer de m’activer pour un billet dessus! Pour une série de « cozy mysteries », je te conseille vivement « Miss Fisher » 🙂

    1. Ben et toi, tu ne peux pas savoir combien je suis contente de vérifier que la blogo est de bon conseil sur les bouquins 😉

  3. Punaise les filles, il a l’air vraiment extra (comme toi je ne lis pas des trucs qui font peur avant de me coucher sinon je fais des cauchemars et mon curseur n’est pas loin du tien); bon donc j’ai peur et l’ai envie de le découvrir. Billet top Ellettres ;)-

    1. Haha, je vois qu’on est nombreuses à avoir une imagination trop débridée pour pouvoir lire des livres qui font peur le soir 😉 En plus là il est parfois question d’enfants à qui il est peut-être fait du mal (point d’interrogation bien-sûr), alors quand on a soi-même des enfants, on préfère ne pas trop imaginer ce genre de choses ! Merci Galéa.

      1. Oui j’avais entendu effectivement qu’il était question d’enfants…mais j’ai envie quand même….

    1. Elle était inconnue de moi il y a peu. C’est seulement son deuxième roman après la Physique des catastrophes (2007) que je n’ai pas lu donc… Mais c’est un auteur intéressant oui.

    1. C’est clair. Ca nous met dans un drôle d’état quand même. Un peu fiévreux, légèrement parano, mais on sait qu’on peut en sortir quand on veut (enfin, sauf quand le roman a décidé de continuer à vivre sa vie dans notre imaginaire !)

  4. Ouh ! Tu m’as donné envie, là ! 🙂
    Dès le début, à vrai dire, en évoquant les divers « documents » accompagnant le récit… Et le côté « jeu de miroir » m’attire beaucoup aussi !

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