« Demain, il faudra que je sorte pour acheter ce livre, La sauterelle, se dit-il. Ce sera intéressant de voir comment l’auteur décrit un monde dirigé par les Juifs et les communistes, avec le Reich en ruine, le Japon devenu sans doute une province de la Russie ; avec la Russie s’étendant en fait de l’Atlantique au Pacifique. Je me demande si l’auteur – quel que soit son nom – décrit une guerre entre la Russie et les Etats-Unis ? Livre intéressant. Curieux que personne n’ait pensé jusqu’ici à l’écrire. » (p. 147, édition « J’ai Lu »).
Imaginez que l’Allemagne et le Japon soient sortis vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale, et non les Alliés. Imaginez l’organisation géopolitique qui en aurait découlé. Imaginez l’idéologie nazie, ou la sagesse millénaire du Tao, dominer les rapports sociaux. Quelle serait la face du monde, alors ? Cette échappée vertigineuse de l’imagination dans le monde du « et si… ? » on la nomme savamment « uchronie » dans le jargon littéraire : l’auteur change un évènement-clé de l’histoire et à partir de là fait dévier tout le cours des choses (c’est le fameux « le nez de Cléopâtre, s’il eut été plus court, toute la face de la terre aurait été changée » de Blaise Pascal).
C’est exactement ce qui arrive dans Le maître du Haut-Château, mais selon une mise en abyme saisissante… (Je sens que je commence à vous perdre là…) : dans ce roman, Philip K. Dick imagine donc que dans un monde où l’Allemagne nazie et le Japon impérial dominent l’ordre mondial depuis la fin de la guerre, un auteur américain écrit un livre où il imagine que les Alliés ont gagné la guerre… Bref, K. Dick réalise un peu ici son auto-portrait en miroir puisque les situations sont exactement inverses !
Cela donne lieu à une série de parallèles virtuels et virtuoses : les Etats-Unis ont été divisés en trois zones, une sous administration allemande (à l’est), une sous domination japonaise (à l’ouest) et une zone neutre (au centre), comme l’Allemagne a réellement été divisée en trois, voire quatre, zones en 1945. L’Allemagne et le Japon se livrent à une concurrence industrielle, politique et idéologique, comme les Etats-Unis et l’URSS se sont réellement affrontés au cours de la Guerre Froide. Et ainsi de suite.
Mais où est le réel là-dedans ? Il se perd un peu dans l’enchâssement des niveaux de réalité et de fiction. En effet, des passages de La sauterelle pèse lourd, le fameux roman du mystérieux auteur qui imagine la victoire des Alliés dans Le Maître du Haut-Château, sont distillés au cours de l’intrigue. Et il est drôle de voir que sa « reconstruction » de l’histoire, dans son référentiel à lui, diffère de celle qui a réellement été la nôtre depuis 1945 : selon lui, si les Alliés avaient gagné, ce serait l’Angleterre et les Etats-Unis qui se seraient disputé l’hégémonie mondiale, et non l’URSS et les Etats-Unis. La Chine serait devenue totalement pro-américaine, et les noirs américains auraient été émancipés dès 1950… Façon discrète pour K. Dick d’affubler ses idées politiques d’un vernis doublement fictionnel : celui d’un roman dans son roman ? Et de montrer que sa propre uchronie est juste une des possibilités historiques parmi un panel de choix possibles.
J’ai aimé que K. Dick montre cette propension psychologique des gens de considérer qu’il y a un sens de l’histoire : dans notre réalité, on se félicite que l’Allemagne nazie ait perdu et l’Amérique capitaliste ait gagné, et l’on se dit, façon de se rassurer a posteriori, que la victoire des Alliés était inéluctable, que la victoire allemande n’aurait jamais été possible – dans le monde du Maître du Haut-Château, un personnage se félicite que les nazis aient gagné et tremble en tentant d’imaginer le cours des choses si la victoire des Alliés avait eu lieu… J’avoue que j’ai été déroutée par cette équivalence (implicite) posée entre les Etats-Unis réels, tout impérialistes qu’ils soient, et l’Allemagne nazie (et il y a de quoi), mais je crois que ça fait partie de l’ADN de l’auteur de mettre le lecteur mal à l’aise.
J’avais depuis longtemps ce titre en tête, dont l’intitulé même m’impressionnait. Carrère parle beaucoup de Philip K. Dick qu’il porte aux nues. Je sors un peu éblouie de cette lecture, car l’auteur est vraiment très fort dans le genre inventif, et le mélange histoire-fiction est virtuose. Pour le coup, ma connaissance de l’histoire récente (celle d’une prof d’histoire lambda) m’a servie pour identifier tous les personnages-clés du régime nazi, et m’esbaudir de l’écart entre leur destinée fictionnelle et leur destinée réelle : Goebbels, Heydrich, Bormann, Speer… et Hitler en vieillard sénile (et toute la bande de joyeux drilles). Comme les historiens l’ont montré, K. Dick montre à quel point le régime nazi était divisé en factions qui se tiraient dans les pattes, et de fait était entraîné vers une spirale croissante dans l’horreur et la désintégration. Quelque part, n’y a-t-il pas là un avertissement implicite vis-à-vis de l’Etat américain qui, au nom du droit et de la liberté, menace l’équilibre mondial des forces en ce début des années 60 où K. Dick publie son livre ?
Mais j’ai eu en même temps l’impression de lire un pur exercice mental, aux rouages compliqués et délicats. Les personnages ressemblent plus à des automates qu’à des êtres de chair ; le but des actions des uns et des autres se perd dans des lignes de fuite insensées. Le style de l’auteur est parfois un peu énigmatique et il faut un peu de temps pour s’y habituer et comprendre là où il veut en venir.
En bref : un classique de l’uchronie, à la limite du génial, sympa à lire après un flamboyant et touffu opus de Toni Morrison par exemple 😉 .
3e participation au mois américain.
Je dois bien avouer que la SF n’est pas du tout ma tasse de thé. Même si je préfère l’uchronie à d’autres formes de SF, je crois que je vais passer mon tour, je ne suis pas sûre d’avoir la patience pour les rouages compliqués et délicats.
Ce n’est pas ma tasse de thé non plus mais de temps à autre, j’aime m’éloigner un peu de mes goûts personnels 😉 Ce bouquin a un côté flatteur pour l’intellect, mais c’est sûr, il ne m’a pas transportée d’émotion 😀
Je l’ai lu il y a bien longtemps – à une époque je ne lisais que cela :), et je garde le souvenir d’un des romans les plus cérébraux de Dick. Ce que tu dis du style est très juste aussi. J’ai préféré deux autres romans, tous les deux aussi significatifs du style de ce grand écrivain de sf: ‘Ubik’ et ‘Blade runner’.
J’ai les deux autres dans ma PAL donc c’est prévu ! Mais pas tout de suite 😉
wahou quel billet…..J’ia beaucoup de mal avec les Uchronies, mais ce que tu dis est très juste, il y a encore des gens qui croient à un sens de l’histoire, alors que le seul sens est qu’elle est écrite par les vainqueur qui lui inventent une cohérence…mais est ce que ça ne met pas mal à l’aise le postulat de départ ? j’ai peur qu’on mette sur le même plan idéologie nazie et impérialisme américain. Tu vois je ne suis pas une franche défenseuse du capitalisme mais pour moi il n’est pas comparable aux principes de base qui sous-tendent le nazisme…En espérant que des personnages solides me séduisent, je le note tu sais, essentiellement parce que tu as parlé « de la limite du génial », et j’adore qu’on s’interroge sur l’histoire. Bravo pour ton billet.
Merci Galéa. En fait, c’est difficile de percer les intentions de l’auteur : la critique des Etats-Unis est-elle implicite ? ou est-ce juste un jeu de mon imagination ? En tout cas le régime nazi est bien décrit dans toute son horreur. En fait, les « gentils » ce sont les Japonais dans le bouquin. C’est par eux que s’exprime l’essentiel de la condamnation des nazis. Mais je suis d’accord avec toi, poser une équivalence entre nazis et américains serait complètement malhonnête intellectuellement parlant. Je ne pense pas que l’auteur le fasse mais peut-être qu’il veut faire passer un message du genre : « attention les mecs, vous voulez jouer aux ‘good guys’ mais vous avez vous aussi exterminé des populations – comme les Indiens – et vous avez aussi un fort penchant impérialiste »… Mais la prose de K. Dick est un peu ésotérique parfois, donc difficile de dire quelle est son intention !
Très bon billet, ça donne bien envie!! J’aime bien la SF en général (avec une petite préférence quand même pour la fantaisie) et du coup là fort tentée! Surtout que les uchronies (je découvre le terme) sont tellement intéressantes : je ne sais pas si tu connais « la part de l’autre » d’E. E. Schmitt… Des styles tr-s différents tous ces livres américains!
Ici c’est pas du tout de la fantasy, mais il y a un côté ésotérique, avec l’idée suggérée par exemple que les différentes possibilités historiques se développent en même temps, dans des mondes parallèles… C’est un peu déroutant.